DémolitionJeune Marine N°254

Déconstruire les navires: un métier d‘avenir

Partie 1

Vidéo tournée dans les chantiers bengali de Chittagong et Dakha © Gerard Roma

Un dernier voyage de routine

Le Prince of the Sea fait route vers le Cap de Bonne Espérance. Le vieux vraquier ne paye pas de mine. Son château a des cernes noirs qui accusent sa fatigue et la rouille décore la coque en une longue guirlande. À l’approche du cap, la houle le fait rouler bord  sur bord car les ballasts, remplis à l’économie, ne compensent qu’en partie l’absence de cargaison. Qu’importe cette allure un peu hachée : le Prince of the Sea a tout son temps. Sur le tableau arrière, les lettres de son nom sont de guingois et certaines montrent des larmes de peinture blanche. Ne cherchez pas dans l’atlas le nom de son port d’attache repeint lui aussi en lettres hésitantes pour recouvrir le précédent. Son AIS vous apprend qu’il est immatriculé à Saint Kitts et Nevis, à Palaos ou à Nauru pour un armateur dont la boîte aux lettres se trouve sur une autre île des antipodes. Le navire va bientôt aborder les eaux du Pacifique et remonter vers un estuaire de la côte indienne ou vers un rivage du Bangladesh. En vue du chantier, il demandera un dernier effort à ses machines, vieilles d’une quarantaine d’années, pour se hisser le plus haut possible sur la plage où, tel un gros cétacé échoué, il sera dépecé.

Le Prince of the Sea qui, deux mois auparavant, transportait encore du minerai pour une compagnie ayant pignon sur port, a été cédé à un intermédiaire qui a pour seul business de blanchir sa revente à des ferrailleurs dont les pratiques scandalisent les bonnes consciences. Officiellement, l’armateur d’origine ne sait rien de ce destin tragique. 

La suite est hélas connue : après l’échouement rocambolesque, l’assaut donné par de pauvres hères en sandales, la danse des chalumeaux, des hommes en équilibre sur les plus hautes structures, les eaux grasses, les tôles portées à dos d’homme, les monceaux instables de ferraille, et tout un peuple de fourmis qui découpe, vide, désosse, récupère, courbe le dos.

Les chiffres

Si l’on regarde le côté face de la médaille, la flotte mondiale est une véritable mine d’acier : environ un millier de navires de toutes tailles sont déconstruits chaque année pour un port en lourd de 22 millions de tonnes (moyenne 2014 – 2018 – source UNCTAD). 2018 et 2019 ont cependant marqué une inflexion sur le marché du recyclage avec, respectivement, 718 et 579 navires déconstruits, ce qui a permis tout-de-même de recycler 6,6 millions de tonnes d’acier en 2018 et 4,7 en 2019 (soit deux fois moins qu’en 2016  – source « á la casse »). L’état de la flotte mondiale et la crise économique qui s’annonce devraient logiquement faire remonter ces chiffres pour retrouver le niveau des années 2010. Les navires de charge sont en général de grandes boîtes vides dont la carcasse, tôles et structures, peut être avantageusement récupérée pour vivre une nouvelle existence dans le bâtiment ou dans l’industrie, épargnant ainsi des ressources naturelles. Cette industrie, dont la vocation est donc vertueuse, donnerait actuellement du travail à 100.000 personnes dans le monde en évitant de transformer les rades en nouvelles baies d’Eleusis. 

Le marché de la déconstruction est actuellement détenu en majorité par le Bangladesh (50% en 2019) et l’Inde (28%). La troisième place est disputée entre le Pakistan (17% en 2018 mais 2% en 2019) et la Turquie (5% en 2018 mais 13% en 2019). Bangladesh, Inde et Pakistan sont hélas connus pour les images chocs des reportages télévisés : navires échoués sur le rivage (la pratique du « beaching »), jeunes hommes travaillant dans des conditions dangereuses, capharnaüm de ferrailles et d’objets entassés, déchets brûlant au bord de l’eau.

Environnement et sécurité sacrifiés

Le côté pile de cette médaille en acier est en effet beaucoup plus sombre. L’environnement et les hommes payent actuellement un lourd tribut à un commerce qui ne prend en considération que le prix de vente des moribonds. Si un gros navire de charge est recyclable à 98%, il n’en reste pas moins qu’il contient encore 2% de matières polluantes : des résidus de produits pétroliers, des métaux lourds, de l’amiante, du PCB (polychlorobiphéniles). Sur une base moyenne décennale de 7 millions de tonnes lèges démolies chaque année, ce pourcentage représente 140.000 tonnes de déchets qui devraient être conditionnées dans des filières dédiées, sécurisées, agréées. Or, comme le trio Bangladesh – Inde – Pakistan traite 80% du marché dans des conditions environnementales incontrôlées, nous pouvons considérer que plus de 100.000 tonnes de déchets polluants sont entreposées ou éliminées sans précaution, voire brûlées en plein air ou offerts aux flots. Cent-mille tonnes ! 

À ce drame environnemental s’ajoute un drame humain. La conduite d’une telle activité sans normes ni équipements ou culture de sécurité provoque de nombreux accidents : selon l’ONG Young Power in Social Action, le travail dans les chantiers de Chittagong (ou Chattogram) a causé 400 morts et 6000 blessés graves en 10 ans, ordre de grandeur un peu supérieur au triste palmarès décerné par « à la casse » : 20 décès en 2018, mais 10 sur le seul 3ème trimestre 2019. 

Quand des navires sont livrés avec des résidus non déclarés et non apurés, sécurité et environnement souffrent de concert : explosions et incendies salissent et tuent. En juillet 2019, 3 ouvriers bangladais périssent ainsi d’asphyxie lors du démantèlement du pétrolier indonésien Medelin Atlas. Le porte-conteneurs KMTC Hongkong, immatriculé en Corée du Sud et victime d’un grave incendie en Thaïlande  au mois de mai 2019 est échoué en août de la même année à Chattogram avec 390 tonnes de carburant et des produits de combustion résiduels.

Des pavillons-corbillards pour de meilleurs profits.

Étant pour l’heure moins disant en gestion des déchets, mesures sociales et dispositions de sécurité, le trio asiatique fait les meilleures offres d’achat. Quand la Turquie, qui sans être un modèle (voir l’article sur Aliaga) essaie de mettre en œuvre des pratiques plus correctes, peine à proposer  250$ par tonne d’acier, Bangladesh, Pakistan et Inde renchérissent à 400$. Même en prenant en considération les frais de remorquage depuis l’Europe, le différentiel reste énorme : 1,5 million de $ pour un navire pesant 10.000 tonnes d’acier. Cela suffit à faire taire bien des scrupules et explique les pratiques de « dépavillonnage » que l’association Robin-des-bois dénonce sans relâche dans sa revue trimestrielle « à la casse ». Ses enquêtes montrent que 36% des navires, soit 258 unités parties à la démolition en 2018 ont changé de pavillon pour leur dernier voyage. C’est ainsi que des bateaux ayant servi sous les couleurs de pays qui ne souhaitent pas s’afficher chez des ferrailleurs de mauvaise réputation, sont revendus à des compagnies fantômes et placés sous les pavillons dits « pavillons-corbillards ». Dans cette catégorie peu regardante, le tiercé gagnant est formé de Palaos, des Comores et de Saint-Kitts-et-Nevis, toutes nations connues pour leur commerce maritime florissant.

Par Eric BLANC

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