Énergie

Atomes en mer

La décarbonation des navires de commerce est au centre des débats et des initiatives observés dans notre profession. Du GNL à l’ammoniac, de la voile à la propulsion électrique, les innovations se multiplient sans qu’une solution unique ne paraisse pouvoir répondre au problème. Et si l’avenir d’une flotte de commerce quasi-exempte de CO2, résidait dans l’utilisation de l’énergie nucléaire ? Cette dernière, qui connaît un regain d’intérêt pour produire de l’électricité ou de la chaleur industrielle et citadine, pourrait-elle trouver sa place sur des navires sillonnant les océans ? Où en est-on de ces réflexions, et quelles seront les difficultés à surmonter ?  

En effet, l’énergie nucléaire a jusqu’à présent servi majoritairement à produire de l’électricité à l’intérieur de frontières sous le strict contrôle des autorités nationales. Compte-tenu de ses qualités intrinsèques, elle sert à la propulsion de navires militaires, eux-mêmes sous le contrôle étroit des pays propriétaires. Or, il y a un paradoxe entre le monde très ouvert, fluide, mondialisé, voire parfois interlope, de la navigation commerciale, et le monde capitalistique et strictement règlementé de l’énergie nucléaire. L’usage de cette dernière est aujourd’hui limité à des pays qui peuvent en assumer techniquement et légalement le contrôle, même si les projets d’implantation se multiplient avec des doutes potentiels sur la capacité des pays candidats.

La technologie n’est pas le défi majeur. La miniaturisation des réacteurs et leur application à la propulsion navale sont des réalités : sous-marins, porte-avions, brise-glaces à propulsion nucléaire, naviguent sans difficulté technique majeure. On se souvient aussi du Savannah (USA), de l’Otto Hahn (RFA), du Mutsu (Japon), et du Sevmorput (Russie), navires civils lancés dans les années 60 – 70 mais dont les carrières furent brèves pour des raisons de non-acceptation. La Russie débute la construction de 8 brise-glaces à propulsion nucléaire pour ouvrir les chenaux sur la route maritime du nord-est, mais ces navires n’ont pas vocation à quitter les eaux nationales de l’Arctique.  

La dynamique actuelle de recherche sur les SMR, ou petits réacteurs modulaires de moindre puissance, laisse augurer des améliorations significatives qui seront directement applicables à la propulsion navale. Des dizaines de projets, nationaux ou privés, rivalisent pour proposer demain des technologies standards, économiques et intrinsèquement plus sûres. Celles qui offriront la meilleure sûreté passive et dont le combustible produira le moins de sous-produits compliqués à gérer, pourront concourir pour motoriser des navires.

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La protection de l’environnement et des populations

Si la technologie ne devrait plus être un obstacle, la sûreté des personnes et de l’environnement dans un espace infini représente un défi. L’exploitation de l’énergie nucléaire est basée aujourd’hui, et le restera encore longtemps, sur le principe de la fission. La fission présente un risque d’accident majeur (fusion du cœur) qui, en cas de rupture du confinement, répandra dans l’environnement des radioéléments dont certains sont nocifs sur de longues périodes. Notons que le milieu maritime est plutôt favorable. D’une part, le refroidissement du cœur sur un navire faisant naufrage au large, sera naturellement assuré par l’eau de mer qui l’engloutira en lui offrant un sarcophage naturel, et d’autre part, la dilution dans l’immensité océane rendra moins critiques les conséquences immédiates d’un accident. Rappelons que la mer est riche en radioactivité alpha naturelle émise par des nodules ou par les puits pétroliers naturels que recèlent les fonds marins. Un navire de commerce étant par définition destiné à gagner un port et à longer des côtes, un accident, collision ou échouement, avec rupture du confinement du réacteur, sera cependant critique à proximité des lieux habités. En comparaison avec un réacteur à terre, la probabilité d’un tel accident est plus grande pour un navire, car si le premier est immobile, le second s’insère dans un trafic intense.

La radioprotection

Notre époque réfléchit aussi à un futur dans lequel les navires, devenus drones, navigueraient sans marins. Or, l’exigence associée à une propulsion atomique étant une gestion plus stricte de la sécurité et de la sûreté, il semble évident que des navires embarquant de la matière nucléaire devront avoir des femmes et des hommes à bord, dont il faudra donc assurer la radioprotection, même si les technologies nouvelles réduisent la nécessité d’intervention à proximité de cette matière ou des organes irradiants.

La radioprotection doit garantir que la santé des femmes et des hommes travaillant à proximité, y-compris les employés des ports et des chantiers navals, voire les riverains des villes portuaires, ne sera pas affectée par les rayonnements. Ces rayonnements peuvent avoir deux effets sur le corps : une irradiation directe si la personne est exposée, comme dans le cas des radios médicales, ou une contamination si elle respire ou ingère des radioéléments qui irradieront ses organes internes à plus ou moins long-terme. Le principe de précaution inscrit dans la loi française a considérablement abaissé les seuils autorisés d’exposition pour les travailleurs et les riverains. La radioprotection est exigée pour toute installation nucléaire : personnel d’exploitation formé, personnel de surveillance, mesures environnementales, habilitations médicales, contrôles corporels, zonage, procédures d’intervention. Les mesures prises par l’exploitant font l’objet d’une approbation et d’un contrôle par une autorité de sûreté.

La dose limite autorisée n’est à ce jour pas la même selon les pays : la France applique un seuil plus bas que les USA ou la Russie. Dès lors, que se passera-t-il quand un navire étranger relâchera dans un port français : quelle législation sera-t-elle appliquée pour le personnel portuaire ou de maintenance ?

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La prolifération

La matière nucléaire représente un danger, essentiellement de contamination à long-terme de l’environnement. Sans entrer dans les phantasmes de fabrication d’armes sophistiquées à partir de matière dérobée, car celle utilisée pour les fabriquer doit avoir des caractéristiques fissiles différentes de la matière dite « civile », il est vrai que toute matière dispersée peut contribuer à fabriquer une bombe « sale » ou représenter un danger plus ou moins étendu en fonction de ses caractéristiques (de même qu’il existe un risque bactériologique si des souches sont volées).

La sécurité d’un site nucléaire est assurée pour qu’aucune matière ne soit dérobée ou perdue. Cette sécurité s’applique aussi aux déchets dont la gestion doit être stricte pour en éviter la dispersion (un objet en métal qui a séjourné sous rayonnement, « s’active » et devient à son tour plus ou moins irradiant). Le vol à fins de terrorisme est le plus redouté, qui contraint à un gardiennage sévère des sites. Le risque d’une attaque directe par une arme qui briserait le confinement a récemment contraint l’usine de retraitement de la Hague à construire un nouveau mur d’enceinte, la transformant en forteresse. L’attentat par un employé, qui libèrerait de la matière, est aussi pris en considération par les protocoles de sécurité.

On entend par prolifération la multiplication des sites recélant de la matière et induisant un risque de dispersion incontrôlée. Si l’Autorité de Sûreté française estime avoir sous contrôle les installations industrielles, elle s’inquiète du risque diffus que représentent les milliers d’appareils médicaux qu’elle doit aussi surveiller.  La mise en actif de petits réacteurs modulaires peut présenter des avantages en termes de sûreté passive (Génération IV), mais elle inquiète les autorités du fait de la multiplication des sites qu’elle va induire. Il est plus facile de concentrer la surveillance sur quelques gros sites que de l’exercer sur de multiples lieux à travers le territoire. Or, les conséquences d’un acte malveillant ou d’une mauvaise gestion dans un « petit » réacteur ne seraient pas mineures.

Des réacteurs se déplaçant à travers le monde représentent un risque très élevé de prolifération. Il suffit de considérer ce qui se passe en ce moment en mer Rouge pour comprendre la tentation que représenteraient de nombreux navires à propulsion nucléaire pour des pays en guerre et pour des pays ou des groupes terroristes. Quelle force armée faudra-t-il à bord ?

La gestion des combustibles usés

Un combustible fossile « disparaît » après usage, sous forme de gaz en particulier. Le combustible nucléaire se transforme mais ne disparaît pas. Il se transforme même sous une forme plus toxique et irradiante que sa matière initiale. Si l’U238 enrichi à 5% en U235 peut être approché sans danger (mais non ingéré pour des raisons de toxicité chimique), les produits de fission et les actinides qui résultent du fonctionnement du réacteur sont autrement plus dangereux et doivent être confinés sur le long-terme. La France retraite les combustibles de ses centrales pour en recycler une partie et pour en conditionner une autre destinée au stockage profond. Suède et Finlande ont opté pour un stockage direct des combustibles conditionnés dans des matrices sûres, et des pays comme les USA ou l’Allemagne ne savent que faire de leurs vieux combustibles, si ce n’est de les entreposer tels quels et sous surveillance. Notons que les déchets technologiques (outils, pièces de rechange, tenues vestimentaires…) eux-mêmes doivent être conditionnés dans une matrice de ciment et stockés en alvéoles.

Le retraitement des combustibles des sous-marins français, les « caramels », a été étudié en France mais n’a pas abouti à ce jour. Les cœurs usés sont donc entreposés en attente de conditionnement de long terme. Le retraitement et le stockage à long-terme exigent techniquement une standardisation des profils de combustibles, ce qui va s’avérer compliqué si de nombreux concepteurs développent leurs propres technologies. À qui appartiendra le combustible utilisé demain dans des petits réacteurs, et a fortiori, sur des navires ? Qui garantira sa gestion à long-terme et en assumera le coût ? Je ne crois pas que l’on puisse « privatiser » la détention de combustibles nucléaires. Sa traçabilité est fondamentale, et tous les pays utilisateurs s’y efforcent, même si nul ne sait comment l’Iran ou le Pakistan les contrôlent en fonction de leurs aléas politiques.

On ne peut qu’émettre l’hypothèse d’un combustible mis à disposition des armateurs exploitant des navires atomiques, contre une rémunération couvrant le coût global de sa gestion. Le pavillon du navire devrait ainsi être associé à un pays ayant une filière de gestion.

Le démantèlement

La loi française oblige les exploitants d’installations nucléaires (EDF, CEA, ORANO), à provisionner les frais de démantèlement et à assurer ce démantèlement pour rendre les sites dans un état accessible. Le démantèlement nucléaire est complexe et coûteux, du fait des précautions à prendre pour les travailleurs, de la robustesse des enceintes à démolir et de la gestion des déchets induits. Ces exploitants ont entamé leurs premiers chantiers dont le retour d’expérience sera fondamental.

 À petits réacteurs, petits démantèlements, mais l’exigence et les gestes techniques demeurent. Comme pour le combustible en fin de vie, il faut qu’une autorité nationale puisse s’assurer que le propriétaire ou l’exploitant n’abandonnera pas son navire, mais encadrera son démantèlement dans des conditions de sûreté requises. Où et comment un porte-conteneurs ayant à son bord un réacteur de 50 MW pourrait-il aujourd’hui être démantelé pour sa tranche nucléaire ? Ne reproduisons pas une erreur courante de concevoir des outils sans penser à leur réceptacle final.

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Conclusion

L’énergie nucléaire est redevenue une énergie d’avenir : décarbonée et puisant sa source dans des matières premières largement disponibles. La technologie est accessible et devrait faire de notables progrès dans la décennie à venir, y compris en matière de sûreté passive.

La question demeure : comment étendre son utilisation à un monde ouvert dans lequel des navires circulent sans frontières et peuvent passer de main en main selon les usages du commerce international ? Nos pays peuvent être tentés par le refus prudent d’ouvrir cette technologie au monde maritime, mais il est fort probable que d’autres seront tentés de le faire. Dès lors, il paraît raisonnable de participer aux réflexions qui débutent sur la règlementation qui devrait s’appliquer aux navires civils nucléaires de demain.

Il restera toujours l’option pour les pays hostiles ou réservés, de refuser à de tels bateaux l’accès à leurs eaux territoriales … comme ce fut le cas dans les années 1980.


 

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