Chronique littéraireJeune Marine N°275

Dans le sillage du Voilier Rouge

La première circumnavigation de commerce

Le dernier ouvrage que publient les Editions Voilier Rouge nous fournit deux informations aussi surprenantes l’une que l’autre : le premier navire français à avoir réalisé un tour du monde était un bateau de commerce, à l’aube du XVIIIe siècle, et cette première circumnavigation se fit d’est en ouest.

Dans les années 1700, plusieurs expéditions commerciales avaient été conduites vers la Chine, d’une part, ou vers les côtes du Pérou, d’autre part. Or, le premier pays vendait contre de l’argent métal, mais n’achetait pas, quand le second achetait contre paiement dans cette monnaie fort prisée. Un armateur malouin imagina donc d’initier un commerce triangulaire en envoyant son bateau, le Grand Dauphin, un bâtiment de 350 tonneaux, vendre des marchandises françaises aux riches colons espagnols installés au Pérou contre le précieux métal, lequel servirait en Chine à acquérir soieries, porcelaines et thé, produits prisés par les cours européennes et qui laissaient espérer un fort bénéfice.

Patrice Decencière s’est appuyé sur deux types de documents pour nous faire découvrir cette étonnante aventure : le récit de la première expédition par le chirurgien du bord, homme érudit qui décrit de manière très vivante les péripéties du voyage et les peuples rencontrés, et les journaux de bord des deux expéditions qui intéresseront les marins pour les détails qu’ils livrent sur les techniques de navigation de cette époque. Ces documents historiques sont présentés, synthétisés et commentés avec clarté, concision et précision dans des chapitres dédiés qui rendent la lecture de l’ouvrage aisée pour les amateurs que nous sommes.

Embarqués à bord de navires manœuvrables à grand renfort de chevaux-vapeur et sur lesquels la place n’est pas comptée, les yeux rivés sur des écrans qui permettent de visualiser notre position, notre environnement proche, la route proposée et la météo des heures prochaines, et stressés à l’idée de demeurer quelques semaines à bord en n’ayant comme seuls liens des messages internet, nous éprouvons quelques difficultés à imaginer le moral d’acier et la foi religieuse qu’il fallait avoir pour partir dans de telles conditions : l’inconfort, la promiscuité, des denrées souvent avariées, et un tour du monde considéré comme rapide car réalisé en deux ans et demi, au cours duquel les aléas étaient plus nombreux que les certitudes.

Après avoir fait escale à Gorée, doublé le Cap Horn en une lutte homérique de 40 jours (« on ne peut pas souffrir plus que ce que nous souffrîmes ; l’on ne peut pas courir plus de danger que ce que nous courûmes. Quoique notre vaisseau fût neuf et bon, nous nous vîmes bien des fois près d’une mort bien cruelle. »), et remonté les côtes du Chili, le Grand Dauphin visite pendant six mois plusieurs ports du Pérou pour vendre sa marchandise, tâche qui revenait au capitaine. Il reconnaîtra les îles Marianne et restera à nouveau six mois à Canton pour négocier les marchandises à embarquer, sera attaqué par des pirates malais au large de Bornéo, se glissera entre les îles de Bali et de Lombok, fera escale à l’île Bourbon, franchira le Cap de Bonne-Espérance et remontera vers la Bretagne en longeant les côtes brésiliennes. Cette navigation homérique se faisait avec des cartes approximatives, recopiées par les pilotes qui tenaient lieu d’officiers de navigation, un loch équipé d’une ligne et de sa tablette en bois, une latitude mesurée grâce au quartier de Davis et une longitude dont la mesure n’était pas connue !

Malgré les dangers bravés pendant la première expédition (18 janvier 1711 – 27 juillet 1713), et au vu des bénéfices réalisés, l’armateur n’hésita pas à organiser un second voyage (20 septembre 1714 – 20 septembre 1717) auquel participèrent quelques marins revenus du premier tour du monde. La route diffèrera peu de celle suivie lors de ce premier tour du monde.

La publication des journaux de bord, qui donnent aux marins l’opportunité d’étudier plus en détails la technique et les conditions de navigation, et la richesse, la rigueur et l’exactitude des commentaires et explications apportées par Patrick Decencière, font la richesse du livre présenté par les Editions Voilier Rouge (sinon, comment comprendre une phrase aussi ésotérique que « nous y avons fait des roustures à prendre par-dessus le chouquet » ?).

Un lecteur moins au fait des choses de la mer trouvera dans cet ouvrage une description savoureuse des mœurs et coutumes observés dans les pays visités et en acceptera une certaine naïveté et une certaine fraîcheur, en pensant que les marins de l’époque n’avaient pour horizon habituel que leurs pays proches. Chacun pourra constater que l’observation des femmes et de leur accueil était déjà une préoccupation des marins en escale.

Ajoutons que l’incertitude de cette circumnavigation était aggravée par l’absence de communication : en rejoignant les côtes de France, le Grand Dauphin ignorait de quel navire il fallait se méfier, ne sachant pas quel pavillon avait déclaré la guerre ou signé la paix durant les deux ans passés au large. Quant aux tracasseries administratives, elles ne datent pas d’hier, car les armateurs et les capitaines devaient interpréter les interdictions frappant l’import-export ; les ruses et les finesses qu’ils mettaient en jeu pour les contourner égayent le récit. Vous apprendrez enfin que la coutume de la pacotille, qui se poursuivit jusque dans les années 1970 dans un armement faisant l’Amérique du Sud, permettait aux officiers d’embarquer leurs propres marchandises pour améliorer leur solde.

Cette première circumnavigation fut un exploit qu’il fallait exhumer, une prouesse dont ces humbles marins au commerce n’eurent sans doute même pas conscience. Décidément, un récit authentique vaut bien un roman !  

Avec les premiers Français autour du monde
D’après les journaux retrouvés des expéditions du Grand Dauphin, de Saint-Malo, sous le règne de Louis XIV
Patrice Decencière
Editions Voilier Rouge


 

 

     

 

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