La démocratisation d’internet a permis de connecter les navires, qui faisaient de la résistance jusque dans les années 2010. Mais regardons les choses en face : 10 ans après, rien de révolutionnaire n’en est sorti. On fait la même chose, en plus grande quantité, en plus vite. Et on peut regarder Netflix tout seul dans sa cabine le soir, au lieu de partager un moment au carré. Les flux d’informations se multiplient, s’empilent, sans réelle architecture, permettant la diffusion des données via des canaux parallèles, générant doublons, erreurs, une masse immense et inertes de données.
Finalement, internet apporte au monde maritime une certaine frustration.
Appareillage tardif
Nous sommes passés du jour au lendemain d’un monde dans lequel l’échange d’information entre les navires et la terre était rare, cher et précieux, à un monde où la démocratisation de la connexion et l’orgie de données qui en découle nous amène à la boulimie. On ne digère pas, on ne profite que trop peu des apports de cette manne surabondante et souvent de piètre qualité. Jusqu’à se faire vomir.
Il faut comprendre que nous arrivons très tard dans un monde numérique qui est déjà passé par de nombreuses étapes de transformations successives : du texte au multimédia, de la commutation par circuit à celle par paquet, de la connexion filaire à 56kb/s au wifi à 11Gb/s, de l’ordinateur géant à la puce gravée en 3nm, etc.
Quelques égarements ont même amené à la possibilité de planter des arbres dans le métaverse (pour sauver la planète, WTF…) ou à donner naissance aux emoji audio, innovation consistant à vous proposer de superposer des rires préenregistrés à vos appels téléphoniques. Mais je m’égare à mon tour.
Le numérique comme moyen de transmettre, d’accéder à l’information, est donc très mature alors que le monde maritime le découvre à peine. Il a déjà transformé en profondeur la société à terre et nos vies personnelles, conditionne nos relations, nos quotidiens, grâce à une connexion qui ne connaît plus de discontinuité. On parle à son assistant intelligent dans une oreillette, on analyse notre santé grâce à des montres connectées et on devient de facto le centre d’un monde augmenté grâce aux smartphones.
Voilà le monde maritime balayé – ou grisé, selon les acteurs – par ce vent de modernité qui a déjà plus de 30 ans. Et ce pour la bonne raison que le numérique est dans un âge, non plus de fluidification de l’information, mais dans celui de traitement de cette information.
Avant de continuer, je conviens que la fluidité de la donnée ira sûrement encore en s’améliorant. Mais pouvoir regarder une vidéo streaming en 8K sur son smartphone n’est plus une innovation. Ni couvrir les dernières zones blanches pour accéder à la donnée partout et tout le temps. Ce sont de simples évolutions, pour le meilleur et pour le pire.
Question de tarif, il fut un temps où à terre aussi nous nous faisions dévaliser à la quantité de data consommée (on payait même au SMS !). Aujourd’hui le forfait réduit semble naturel pour tout le monde, générant d’ailleurs toujours plus d’usage : il n’y a aucune raison pour que cela ne se reproduise pas à bord. Starlink casse d’ailleurs déjà les codes, jouant le rôle de Free de la connexion du maritime.
Une nouvelle ère technologique
Échanger des données, en masse et rapidement, on sait donc déjà faire. À présent, nous sommes dans une ère de traitement massif de cette donnée. Et nous découvrons une histoire bien différente. Ce n’est plus l’utilisateur qui, en fonction de son objectif, va chercher une information choisie dans le monde numérique – via le web – pour mener une réflexion qui lui est propre et prendre sa décision. Toutes les données, même celles qui pourraient sembler peu importantes, sont traitées, et le résultat de la réflexion est apporté à l’utilisateur pour l’aider à prendre sa décision. On ne cherche plus une donnée précise dans un livre de la bibliothèque (même virtuelle) : on expose son problème à ChatGPT, Gemini et consorts, qui eux ont accès à toutes les bibliothèques du monde. Cela est d’ailleurs rendu inévitable et nécessaire par la quantité désarmante d’informations disponibles. Mais le phénomène va bien plus loin, puisque pour déjà un nombre incalculable de choses, la connaissance – voire l’action – circule en autonomie et de façon personnalisée, en fonction du contexte dans lequel on se trouve. La météo, le lieu du prochain rendez-vous, le billet de train, la mise en charge de la batterie du téléphone…

Je prends le risque de souligner à quel point il est donc dépassé, coûteux et inutile pour les acteurs du monde maritime, de mettre en place un échange de l’informations mer<>terre1 via des canaux de type tableur (Excel) + email, ou tout autre moyen à la friction si caractéristique, qui ne permettraient pas le traitement massif de la donnée. De toute façon, les machines transmettront elles-mêmes ces informations (de manière plus ou moins fiable) grâce à internet2 : ne perdons pas notre temps à la récupérer ainsi. Aucun collaborateur, aucune collaboratrice, ne fera l’effort de venir chercher cette information là où elle tombera, aiguille dans une meule de foin : ne gâchons pas nos précieuses ressources à la stocker ainsi ! D’autant plus que, plus il y a de données (et nous serons d’accord pour dire que leur production va en croissant), plus leur durée d’intérêt sera courte.
Voici donc l’ère du traitement, de l’analyse mais surtout et d’abord dans celui de la correction ou l’altération de la donnée. En effet, pour pouvoir être analysée, la donnée doit toujours être en premier lieu modifiée, croisée, malaxée, contextualisée, personnalisée. Que le moteur de mon navire indique un certain régime n’a aucune importance si je ne sais pas à minima à quelle date et heure, à quelles vitesses fond et surface. Et puis une donnée sera manquante, une autre sera aberrante…il est donc absolument nécessaire de pouvoir corriger de manière industrielle l’information, la lisser, pour qu’elle ait de la valeur. Et sa valeur n’est pas tout à fait la même en fonction de mon besoin (donc en fonction de qui je suis) : un responsable technique qui cherche à anticiper l’usure de mon moteur ? Un responsable des opérations qui cherche à réduire la consommation de carburant ? Un responsable d’escale qui cherche à anticiper le stock de pièces de rechange ? Bref.
Pour faire le lien entre cet exemple et l’illustration ci-dessus :
Figure 1 : les utilisateurs vont aller chercher la donnée à intervalle régulier, puis d’autres pour la contextualiser, dans une multitude de fichiers qui ont été partagés par email ou déposés sur des espaces partagés, en vue de ne pas rater leur objectif.
Figure 2 : les utilisateurs reçoivent chacun une notification de l’action à mener en fonction de leur objectif propre et des données analysées.
Un grand enjeu est également celui de l’introduction de données différentes dans les systèmes d’information. On peut illustrer ce point en prenant l’exemple de l’extrait de reportage fictif ci-dessous, généré par les intelligences artificielles Midjourney et Pika, librement inspiré par le documentaire Blue Planet de la BBC. Si l’altération de l’information peut ici faire rêver, qu’en sera-t-il dans notre industrie qui déplace 30% du pétrole de la planète ou permet l’échange de 99% de ses informations intercontinentales ? Un système de contrôle de la qualité de la donnée et de sa véracité doit donc être mis en place pour tout flux de données. Pour aller plus loin, le flux d’informations devrait même être construit autour du système de contrôle, dont on laisse bien sûr la maitrise à l’opérateur.
Conclusion
Il semble donc essentiel de changer d’approche par rapport au numérique dans le maritime, de ne pas se concentrer sur la récupération de la donnée : elle évoluera et se démocratisera toujours plus, aussi sûrement que l’iPhone 15 est arrivé après le premier iPhone3.
Il apparaît plutôt nécessaire de se concentrer sur la manière dont le monde maritime souhaite bénéficier de la masse infinie de données. Ne pas rendre les utilisateurs – notamment les marins et leurs correspondants sédentaires – esclaves de processus de flux d’informations archaïques, mais bénéficiaires de connaissances accessibles, transparentes, contextuelles, sans friction. La prochaine étape, qui commence aujourd’hui, doit être celle de la figure numéro 2 : c’est là que se trouvent l’innovation, notre avenir technologique et les opportunités d’un monde maritime durable.
1 Je mets toujours la mer d’abord, parce que dans mon petit cœur, je suis profondément attaché au métier d’officier de Marine Marchande malgré mon parcours qui se poursuit à terre depuis plusieurs années 😉
2 Internet permet théoriquement de connecter n’importe quel élément du navire et donc de générer un flux de données, alors que le web est un moyen d’accéder à la restitution de l’information via un navigateur.
3 Rappelez-vous, l’iPhone Edge en 2007 qui barbotait à peine sur internet : c’est une question d’évolution.