Je peux me targuer d’être un familier de mon libraire en ligne qui, par ailleurs, connaît bien mes goûts. Quand je commande un livre, le responsable de son acheminement est aussi l’un de mes proches. J’ignorais connaître le patron de la marque qui commercialise ma voiture, mais j’ai dû oublier que nous avions fait nos études ensemble. Ah, j’allais omettre de citer le directeur de ma banque qui me propose ses crédits de manière si amicale. Je suis incontestablement quelqu’un d’important. Si ce n’était pas les cas, tous ces managers qui brassent des millions, ne s’adresseraient pas à moi avec autant de proximité. Je suis entouré de gens bienveillants qui s’intéressent à ma vie privée et sont prêts à passer un moment sympathique en ma compagnie.
« Cher Eric, je te remercie pour ta commande ». Comment une telle gentillesse ne me ferait-elle pas chaud au cœur ? Pourquoi une telle simplicité et une telle franchise dans nos rapports ne me toucheraient pas ? « Eric, nous te livrerons ton colis dès demain ». Après un tel message, j’avais préparé le café. Quelle déception : le livreur, qui avait sûrement remplacé au pied levé le manager qui m’écrivait la veille, m’a tendu le paquet sans un mot, sans un sourire, et m’a tourné le dos sans autre forme de procès. Je boirai le café tout seul.
Pourquoi ai-je la faiblesse de penser que mes correspondants s’intéressent tout particulièrement à moi ? Mais voyons : ils me tutoient et connaissent mon prénom ! Un vieux croûton comme moi ne se permettrait pas de tutoyer un inconnu, une relation d’affaire ou un client, sans que se soit créée entre nous une relation privilégiée !
Pour leurs thuriféraires et leurs imitateurs, le tutoiement mécanique et l’usage immédiat du prénom seraient les signes d’une société ouverte, décloisonnée, dans laquelle la camaraderie serait la règle. Plus de hiérarchie, ni dans les entreprises ni dans la vie civile ou dans les familles : tous égaux devant l’abolition du vouvoiement ! Que la réalité sociale soit toute autre n’est pas la question. Que les inégalités ne cessent d’augmenter malgré cette chaleureuse coutume mercantile, est un argument fallacieux qui ne saurait être pris en considération par ses promoteurs ! Rappelons-nous : avant d’envoyer une victime au goulag ou, pire, à la mort, Béria l’appelait « camarade » et la tutoyait avec quelques coups de knout.
Les réseaux sociaux ont développé l’amitié arithmétique : mes amis du bout du monde m’adressent – à moi ! – leurs émouvantes photos d’anniversaire, auxquelles je réponds par un petit cœur rouge, mais je ne savais pas que ma voisine de palier était atteinte d’un cancer. Il paraît qu’elle est morte hier. J’ai croisé les pompes funèbres sur le palier. Pourquoi n’a-t-elle pas posté cette information ?
Mais revenons au couple vouvoiement – tutoiement. Le vouvoiement est d’abord une marque de respect : respect pour ceux qui ont de l’expérience et des cheveux blancs, et qui n’appartiennent pas à notre garde rapprochée ; respect pour ceux dont les épaules portent de lourdes responsabilités ; respect pour ces inconnus avec lesquels je ne partage pas encore une intimité amicale ou familiale, et surtout – surtout – respect pour des collaborateurs et équipiers qui ne m’ont pas choisi pour être leur chef, et qui mettent pourtant leur énergie et leur savoir à ma disposition.
Le tutoiement est donc, par opposition, un marqueur de l’intimité : amitié choisie et sélective, le tutoiement étant alors l’apanage de la fraternité, ou camaraderie répondant à des codes. Découvrir que l’on est issu de la même promotion ou que l’on appartient au club fermé des anciens de l’ENSM (ex-ENMM), va rapidement briser la glace et conduire à l’usage du tutoiement. Être embarqué sur le même navire à fonctions équivalentes et âges proches produira le même effet. À l’inverse, penser que le tutoiement automatique, en général sans même consulter son collaborateur, va faire tomber les barrières est une erreur. L’usage du « vous », en s’affranchissant de la fausse familiarité, montre toute l’importance respectueuse que l’on attache à un entretien, qu’il transmette des compliments ou des reproches.
Passer du vouvoiement au tutoiement après une période passée à se découvrir mutuellement, procure un vrai plaisir de complicité, dont on se prive en automatisant cette étape : partager les mêmes goûts ou les mêmes codes, le souvenir d’excellents moments passés ensemble ou de difficultés surmontées en se serrant les coudes, avoir des amis communs ou, simplement, une longue expérience commune, vont conduire à ce rapprochement.
Qu’en est-il du « you » anglo-saxon, qui nous a sans doute contaminés ? Il semblerait que les Américains y voient un « tu » alors que les Britanniques le considèrent souvent comme un « vous »… Comme quoi, les codes sont bien affaire de culture, et rien ne nous oblige à épouser ceux des cow-boys du business.
Ami lecteur, le fait que tu me lises, que tu sois abonné à Jeune Marine et que tu partages notre passion pour la MarMar te rend sympathique ! Tutoyons-nous !