Chronique littéraireJeune Marine N°278

Les Travailleurs de la mer : un monument maritime 

 Il y a des livres qu’il faut aborder avec humilité et dévotion. L’ouvrage écrit par Victor Hugo en 1866 alors qu’il résidait à Guernesey, est de ceux-là. Les Editions Voilier Rouge (collection Sillages), qui en proposent une réédition, magnifient ce texte magistral en l’illustrant d’une centaine de gravures et de peintures qui créent une ambiance propice à sa lecture immergée.  

Les lecteurs qui ont dépassé les souvenirs besogneux de leurs études pour redécouvrir, par exemple, Notre-Dame de Paris, connaissent l’immense talent de Victor Hugo pour créer des personnages d’âme et de chair, livrer des descriptions d’une richesse à nulle autre pareille et nous jeter dans une aventure qui nous habitera encore longtemps quand le livre se refermera. Mais pouvions-nous imaginer le patriarche des lettres françaises en homme de mer et en ingénieur du génie maritime ? C’est pourtant cette stupéfiante culture, servie par une langue exemplaire de précision et de simplicité, qui fait des Travailleurs de la mer un ouvrage unique.  
Élu député en 1848, puis proscrit par le second empire en 1852, l’écrivain s’installe sur Guernesey en 1855, et l’île devient le cadre de son nouveau roman, un cadre qui dépasse le folklore pour nous faire partager la vie de cette population « composée d’hommes qui ont passé leur vie à faire le tour de leur champ et d’hommes qui ont passé leur vie à faire le tour du monde ». 

« Gilliatt alla son arsenal et prit sa hache »

Victor Hugo aime mettre en scène des personnages hors du commun. Gilliatt, son héros, est un marginal, solitaire et soupçonné d’être un peu sorcier parce qu’il « dit des paroles mystérieuses ». Peu aimé sur terre, il devient un autre homme en mer, car c’est un pilote né : « le vrai pilote est le marin qui navigue sur le fond encore plus que sur la surface ». « Mess » (messire) Lethiery, après avoir bourlingué, a fait construire un bateau révolutionnaire pour relier Guernesey à Saint-Malo : il a osé équiper sa galiote d’une machine à vapeur, bravant l’avis des savants de l’académie des sciences qui l’avaient qualifiée d’idée folle lorsque Watt la conçut, et la parole des curés qui la considéraient comme une invention du diable.  

Quand la trahison de son second jette la Durande sur le rocher Douvres, l’un de ces écueils qui ceinturent les Anglo-normandes, chacun considère cette perte comme irrémédiable. Désespéré, l’armateur promet la main de sa jolie nièce et pupille à l’homme qui sauvera la machine à vapeur. Gilliatt, qui est secrètement amoureux de la belle personne, relève le défi et part seul s’établir sur l’austère caillou. Toute la seconde partie de ce gros roman décrit avec une incroyable précision technique la manière dont le marin va s’y prendre pour arracher au rocher le cœur de fer de la galiote, dépouillant la coque et le grément pour en faire des outils (« tout le naufrage était là, classé et étiqueté »), fabriquant une forge, tressant des cordages avec le tissu des voiles, imaginant la machinerie qui l’affalera sur sa lourde barque. La lutte héroïque contre la tempête, l’orage, la faim, la soif et le froid, et contre cette masse de fonte perchée sur son caillou, dure deux cents pages, des pages que tout lecteur féru de techniques nautiques, dévore sans souffler. 

L’anecdote est connue mais mérite d’être rappelée : l’animal qui cherche à entraîner Gilliatt dans son antre sous-marin pour l’y noyer, est un gigantesque poulpe que Victor Hugo va baptiser « pieuvre » en s’inspirant du dialecte local, et ce mot passera à la postérité et dans le langage commun.  

Granchi-Taylor, Achille (n.1857-07-10 – d.1921), La Durande – dessin non utilisé (Titre factice), 1920. Encre sur papier contrecollée sur carton. Maisons de Victor Hugo Paris – Guernesey.

Les dessins qui illustraient les romans édités au dix-neuvième siècle et au début du vingtième, avaient une force de suggestion supérieure aux photos ou aux esquisses modernes. Rémi Blanchet, l’éditeur, a fait un remarquable travail de recherche pour replacer au sein du roman les tableaux délicieusement colorés du peintre Achille Granchi-Taylor (édition des Travailleurs de la mer de 1923) et des gravures austères mais inspirantes dues, entre autres, à la plume de Victor Hugo. Ce mariage intime entre un texte exceptionnel et une superbe imagerie constitue un bel ouvrage, dont le prix est étonnamment modeste.   

Eric BLANC

Les Travailleurs de la mer – Victor Hugo 
Collection Sillages – Editions Voilier Rouge

www.editionsvoilierrouge.com  – 26,90€ 

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