
Pierre GEHANNE a intégré l’armement Louis-Dreyfus dès sa première année d’Hydro en 1968. Affecté au siège parisien de LDA en 1973, il a travaillé avec Philippe LOUIS-DREYFUS de 1997 à 2010.
Le 17 juin, dans l’après-midi, j’étais en train d’écrire à mes petits-enfants pour leur raconter un peu ma vie professionnelle, quand j’ai appris la disparition de mon vieux pote Philippe LD. Il n’y a rien d’irrévérencieux dans ce «vieux pote», bien au contraire. Le 24 mai, quand nous nous sommes parlé au téléphone, de ses graves problèmes de santé surtout, de LDA aussi, et de bien d’autres choses, ses derniers mots ont été «Pierre, nous sommes toujours proches». Je n’aurais jamais imaginé que ce serait notre dernière conversation. Je le voyais bien volontiers centenaire, comme son père Pierre. Ce cancer foudroyant a cependant eu raison de son courage et de son énergie.
Pour moi, Philippe était plus un ami qu’un patron. Un ami sincère et précieux sur lequel je savais pouvoir toujours compter. J’ai lu beaucoup de publications de gens très talentueux qui l’on décrit parfois comme un homme formidable, immense et visionnaire. Ils ont raison mais ce n’est pas ainsi que je le voyais, moi. C’était tout simplement un homme, un vrai, avec ses défauts et ses faiblesses, et surtout avec un grand sens des valeurs et de l’amitié. Un homme cultivé et plein d’humour et surtout très attentif aux autres. C’était un époux, un père, très attaché à sa famille et à la transmission des valeurs qui étaient les siennes. LDA était une entreprise familiale et Philippe connaissait et avait de l’estime pour tous ses collaborateurs. Certains diraient que c’était un management un peu paternaliste, mais moi je dirais que c’était un management basé sur la confiance et le respect. Pour lui, et donc pour LDA, my word is my bond prenait tout son sens. L’annonce de son décès m’a donc bien évidemment bouleversé. Cette disparition marque la fin d’une grande partie de ma vie, la fin d’un monde, d’une époque. Je dois tout à la famille Louis-Dreyfus. Ils ont payé une partie de mes études, ils m’ont rétribué généreusement, ils m’ont même permis de m’enrichir un peu, mais surtout ils m’ont toujours fait confiance. J’espère avoir un peu mérité cette confiance, au moins par ma loyauté. Même à mon époque il n’était pas commun de commencer jeune lieutenant et de devenir Directeur Général d’un groupe maritime international !À l’origine, en 1976, c’est le sport (Squash, football, rugby) qui nous a rapprochés quand nous nous sommes installés au 87 avenue de la Grande Armée dans le magnifique immeuble voulu par son père, Pierre LD. Nous disposions au 5eme sous-sol d’un superbe court de Squash. Cette luxueuse installation abritait nos parties acharnées (il était très en forme physiquement et voulait gagner et je ne voulais pas perdre…) et elle accueillera même pendant quelques années le championnat de France des deuxièmes séries, la coupe Eldé. Nous formions tous les deux la base de notre équipe corporative qui sera sacrée, à Amiens, Championne de France. Je n’étais sans doute pas l’un de ses meilleurs amis, et il en avait beaucoup, mais nous étions proches. En 1997, c’est donc tout naturellement qu’il prendra, au sein du groupe LD, la présidence de l’armement maritime à l’image de son père Pierre quelques décennies plus tôt. À partir de là, nous avons pu développer ensemble de nombreux projets et participer à de belles aventures. Nous nous sommes parfois disputés, mais le lendemain nous n’en parlions plus. À son arrivée, la division maritime du groupe était assez peu diversifiée, en dehors de quelques navires de recherche sismique, et nous étions surtout des spécialistes du vrac sec, en particulier au travers de Cetragpa.
Philippe pensait, à juste titre, que nous étions trop dépendants des aléas du marché du vrac. Chez LD, rien n’était impossible et nous devions être ouverts à toutes les possibilités de développement. C’est ainsi qu’est née l’aventure LD Communications, menée et portée par Jacques Veyrat et Philippe. Cette formidable aventure qui devrait être étudiée dans toutes les écoles de commerce, se terminera 10 ans plus tard, après le rachat, entre autres, de Neuf Telecom, par un fabuleux succès financier et une cession à SFR. C’est à propos de LD Communications que Philippe me surprendra le plus. A un moment charnière pour cette jeune société, Jacques Veyrat a en effet pensé qu’il serait judicieux de faire rentrer Robert LD dans le capital de LD Com et de lui en confier la présidence. De mon point de vue, les relations entre les cousins, Gérard, Robert et Philippe n’étant pas toujours très fluides, j’étais persuadé que cette opération était impossible et je ne voyais pas Philippe abandonner son bébé. Mais le jour venu Philippe a montré son sens des responsabilités et de l’intérêt général, il a fait à pied le tour de l’immeuble et a donné son feu vert! Cette décision, surprenante à mes yeux, se révélera un choix formidable d’intelligence et de justesse. Avec Philippe nous parviendrons à convaincre Airbus, ce formidable avionneur européen, de faire confiance au maritime pour transporter les éléments du gigantesque et délicat puzzle de l’ A380.

Ce sera un grand succès qui se traduira par la construction de plusieurs navires rouliers. Aujourd’hui le maritime fait partie intégrante du process d’Airbus. En 2006, nous quitterons la Porte Maillot pour rejoindre les écluses de Suresnes où Philippe fera construire par la suite un superbe immeuble où flotte le pavillon LDA. En 2007, Philippe LD prendra le contrôle de LDA qui deviendra indépendant du groupe et ce sera le début d’autres aventures. Cette expérience nouvelle du navire roulier avec Airbus, nous conduira à être des précurseurs dans le domaine des autoroutes de la mer, d’abord avec une ligne Toulon-Civitavecchia puis avec la ligne Saint Nazaire-Gijon. Ceci nous conduira à reprendre la ligne Le Havre-Portsmouth, abandonnée par P&O et à la création et au développement de LD Lines, qui deviendra en 4 ou 5 ans un opérateur important dans le domaine du ferry européen. Je me souviens d’ailleurs du jour où j’ai emmené Philippe découvrir au Havre le Norman Spirit que nous venions d’acquérir (qui était plutôt un ferry très imposant), et qu’il m’a dit : « Pierre, ne me dis pas que c’est vraiment cela que nous avons acheté ! »

Rien n’était impossible et LDA était ouvert à toutes les opportunités. C’est ainsi que, en quelques semaines, nous prendrons le contrôle de Fairmount et que nous ferons notre entrée, avec succès, dans le remorquage de haute mer. Avec aussi notre flotte de navires câbliers développée avec Alcatel, nos traditionnelles activités de transbordement et de logistique portuaire, en Colombie, en Inde et surtout en Indonésie, où nous disposions même d’un chantier naval, nous étions devenus une sorte de couteau suisse de l’armement maritime. Philippe avait réussi à réorienter et diversifier les activités de LDA, l’objectif était atteint, même s’il disait souvent qu’il restait beaucoup à faire. Mais en dehors, ou à côté de LDA, il y a aussi et surtout deux domaines où Philippe LD fut un précurseur et même un visionnaire, et où il fut très actif : l’Indonésie (où le groupe LDA est toujours très implanté) et dans le domaine de la décarbonation, son inlassable plaidoyer pour la réduction de vitesse des navires.
Tout cet héritage, il nous l’a laissé dans le remarquable essai (90% aux éditions) qu’il a écrit juste avant de disparaître, et les armateurs du monde entier devraient bien s’en inspirer.
Je suis certain que ses enfants, Édouard, Charlotte et Marie, auront à cœur de poursuivre l’œuvre de leur père en défendant les valeurs qu’il a toujours mises en avant.
J’ai évidemment une sincère et profonde pensée pour Anne, son épouse. Je crois savoir combien Philippe va vous manquer. Il manquera aussi à ses très nombreux amis dans le monde. Je suis très fier de l’avoir connu. Il vous aimait énormément.
Pierre GEHANNE