Nous avons le plaisir de vous proposer une toute nouvelle oeuvre littéraire exclusive pour Jeune Marine partagée par son auteur Stanislas SEGARD : « BATANGAS ».
Nous vous dévoilerons au cours du temps les chapitres successifs et vous proposons de découvrir le premier aujourd’hui.
Bonne lecture :
BATANGAS
Chapitre 1
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Rennes
12 mai 2012
48°06’38.4″N 1°40’08.4″W
Isabelle Guillemot n’avait jamais aimé se lever tôt. Pas une seule fois, depuis qu’elle s’était mise à son compte huit ans auparavant, elle n’avait poussé la porte de l’agence avant dix heures. Le matin, dans son petit appartement derrière la basilique Saint-Sauveur, elle aimait prendre son temps, préparer religieusement son thé vert dans une théière en fonte Tetsubin du Japon. L’accessoire lui avait coûté une petite fortune mais elle n’imaginait plus s’en passer. Elle tartinait de miel bio deux tranches de pain aux graines de lin qu’elle mâchait avec application, comme si le soin qu’elle portait à se nourrir diminuait le nombre de calories qu’elle absorbait. Enfin elle choisissait sa tenue de la journée et passait dans la salle de bains se maquiller longuement pour dissimuler les quelques rides que le temps commençait à creuser sur son visage. Malgré ses crèmes de jour et de nuit hors de prix, elle s’inquiétait des outrages des ans et passait de plus en plus de temps à masser les pattes d’oie qui apparaissaient autour de ses yeux. Devant son miroir, en élaborant un chignon compliqué mais parfaitement réussi, elle remerciait régulièrement la nature et ses bonnes souches bretonnes : malgré ses quarante-cinq ans, elle en faisait presque dix de moins et elle n’était pas peu fière de pouvoir encore courir ses dix kilomètres chaque semaine.
En ouvrant la porte du 32, rue Paul-Bert ce mardi matin, elle nota que les poubelles n’avaient pas été rentrées et pesta contre les copropriétaires de l’immeuble qui ne participaient pas aux tâches communes. Ils finiraient par devoir les confier au syndic ce qui augmenterait d’autant leurs charges.
Quand elle avait décidé, après douze ans de carrière dans les ressources humaines d’un grand groupe agro-alimentaire, de tout plaquer et de revenir à Rennes ouvrir une agence matrimoniale, elle avait revendu son appartement parisien et s’était retrouvée avec un joli pécule. Il lui avait permis de voir venir pendant la première année. À cause de sa situation de célibataire endurcie, ou peut-être grâce à cette situation, elle s’était rendue compte à l’époque que le créneau des CSP + était abandonné : il y avait un marché à prendre. Les femmes faisaient des études plus longues, travaillaient plus, avaient moins de temps à consacrer à leur vie sociale et devenaient plus exigeantes quant aux qualités attendues du prince charmant. Et plus elles vieillissaient, plus les critères devenaient sélectifs.
Elle avait installé un bureau confortable au premier étage de cet immeuble entre deux âges situé en centre-ville et son activité était rapidement devenue viable. Elle possédait maintenant un fichier de plus de cent cinquante clients et ne comptait plus les unions réussies. Dans son cabinet aux meubles choisis, des cadres quarantenaires lui confiaient la quête de l’âme sœur comme s’il s’agissait d’une nouvelle femme de ménage, des cinquantenaires fraîchement divorcées s’aventuraient à la recherche d’une deuxième vie sans enfants mais avec un senior aisé, des veuves septuagénaires avouaient être en veine de compagnon sobre et pas encore trop gâteux avec lequel finir leurs jours. Bref, un beau panel d’âmes seules ayant déjà écumé sans succès les speed-datings, les clubs de randonnée et les thés dansants du dimanche après-midi, et finissant par tenter chez elle leur dernière chance.
Elle ouvrit sa boîte aux lettres, récupéra le journal, deux lettres dont l’adresse était inscrite à la main ainsi que quelques factures, fourra le tout dans le cabas griffé en cuir fauve qui pendait à son bras et grimpa les marches à petits pas rapides. C’est bon pour les fesses et les mollets, se disait-elle en montant les niveaux comme un petit chamois. Elle ouvrit la porte de l’appartement transformé en bureau et posa ses affaires sur la commode qui meublait la petite entrée.
Aucun rendez-vous ne l’attendait ; elle avait prévu de mettre à jour sa comptabilité, régler les factures et relancer les clients qui l’avaient contactée le mois dernier sans donner signe de vie depuis. Elle mit de l’eau à chauffer pour se préparer une nouvelle tasse de thé, enleva ses escarpins à semelles rouges et passa des chaussons fourrés en forme de lapin. Immonde mais confortable cadeau de sa sœur.
Elle posa son sac sur le réfrigérateur table-top, en sortit une boîte remplie de salade de quinoa et de pousses de soja au vinaigre balsamique de Modène qu’elle rangea au frais et laissa le courrier sur son bureau.
Alors qu’elle commençait à éplucher le courrier, son téléphone vibra deux fois en sautillant et entonna une mélodie de Sting. Un numéro s’afficha sur l’écran : peut-être un éventuel client. Quand elle avait lancé son activité, elle avait pris l’habitude de rentrer les coordonnées de tous ses clients dans son téléphone, qui était devenu, au fil du temps, l’extension de son bureau. Il lui était maintenant impossible de se passer de cet outil qui lui imposait malgré tout de mélanger vies privée et professionnelle et elle ne pouvait plus changer de numéro sans redevenir anonyme et perdre ce réseau patiemment tissé.
— Allo, cabinet Guillemot, bonjour ! répondit-elle en s’efforçant de sourire pour que son empathie s’entende.
— Oui, heu, bonjour, je voudrais savoir comment ça marche, enfin si c’est possible de prendre rendez-vous pour en parler. Enfin je suis célibataire et je cherche quelqu’un.
Cette première approche ne décontenança pas Isabelle. Elle savait la difficulté qu’avaient ses clients à se lancer et à exposer le but de leur visite. On ne dévoile pas un pan intime de sa vie aussi facilement ; pour certains c’est une blessure, un divorce déchirant qui refait surface ou un deuil laissant une place vide, pour d’autres une honte d’être encore célibataire à l’âge où leurs amis pondent des enfants comme pour montrer la réussite de leur mariage.
— Très bien, le plus simple c’est que nous trouvions une date pour nous rencontrer et en parler ensemble tranquillement. Je pourrai vous expliquer comment ça se passe, discuter de vos centres d’intérêts et réfléchir tranquillement aux personnes à vous faire rencontrer. Il faut vous que je vous connaisse un peu plus avant, vous comprenez ?
— Ah oui bien sûr, répondit l’homme.
Isabelle sentit un soulagement dans sa voix : le premier pas était fait et il n’avait plus qu’à se laisser guider. Rien de très compliqué en somme.
— Bon, ben je m’appelle Patrick, j’ai quarante-cinq ans, j’habite à Dinan, je suis officier dans la marine marchande. Après, j’ai été marié et j’ai divorcé il y a huit ans parce que…
— Patrick, le coupa Isabelle, je vous propose de nous rencontrer pour parler de tout cela. Ce sera plus simple et plus efficace.
Elle savait qu’une fois la digue rompue, il pourrait raconter sa vie pendant encore une heure dans l’anonymat du téléphone. Face à face, il serait sans doute beaucoup moins bavard sur lui-même et elle devrait reprendre le fil patiemment pour découvrir qui se cachait derrière ce Patrick. Son expérience des RH lui soufflait les questions à poser de deux façons différentes pour tirer une réponse honnête, elle savait interpréter tous ces petits signes qui dénotent le candidat qui ment ou qui est mal à l’aise ; elle en avait fait un atout pour dessiner le portrait le plus réaliste possible de son client et mener à bien la mission pour laquelle il la payait : trouver le bon partenaire.
— Donnez-moi vos disponibilités et nous pourrons convenir d’un rendez-vous.
— C’est pas compliqué, en ce moment je suis en congés donc vous me dites et je viens.
— Où habitez-vous, Patrick ?
— Je suis sur Dinan mais je peux faire un saut quand vous voulez.
Isabelle réfléchit rapidement : sa paperasse ne l’occuperait pas plus de quelques heures, elle n’avait qu’une poignée de coups de fil à passer et le lendemain était un peu plus chargé.
— Si vous voulez qu’on se voie cette après-midi vers quinze heures et que cela vous convient…
— Ok, impeccable. Quinze heures à votre cabinet alors, c’est ça ? demanda Patrick.
— C’est parfait, quinze heures. À tout à l’heure.
Isabelle sourit ; la façon dont son interlocuteur avait changé du tout au tout en quelques instants était surprenante : il avait appelé gêné comme un premier communiant et avait raccroché comme s’il la connaissait de longue date. Elle avait presque hâte d’être à cette après-midi et de voir à quoi pouvait ressembler un officier de la marine marchande. Lui vinrent à l’esprit des images de vieux films, d’hommes accomplis, regard perçant, visage buriné et corps bronzé, les muscles dormant sous un uniforme impeccable, prêts à se jeter dans l’aventure en abandonnant tout derrière eux.
Si ça se trouve, c’est un mec pour moi, pensa Isabelle. Les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés ; ce serait un peu une entorse à la déontologie de me servir dans ma clientèle, mais bon, il n’y a pas de raison que je ne me trouve pas quelqu’un non plus !
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Un mois et demi plus tard, Isabelle repensa à cette première rencontre : comment Patrick avait appelé, comme elle avait trouvé singulière sa façon de parler et l’entretien qu’ils avaient eu. Elle ne pouvait pas vraiment dire qu’elle avait eu un coup de foudre et elle était d’ailleurs convaincue que cette notion un peu romantique n’existait vraiment que dans les films.
Quand la sonnette avait retenti à trois heures moins une, elle avait sursauté et s’était sentie impatiente de voir à quoi ressemblait cet homme. En voyant la grande silhouette voutée sur le pas de la porte, ses dernières illusions sur le beau marin bronzé se brisèrent comme un verre sur un carrelage de cuisine. Il lui fit immédiatement penser à un personnage de bande dessinée, sans qu’elle puisse l’identifier. Grand, les cheveux noirs lui couvrant un peu les oreilles, les épaules tournées vers l’avant, il regardait les gens avec les sourcils froncés et un air concentré, presque avec effort ou comme s’il essayait de comprendre quelqu’un parlant une autre langue. Elle avait tendu sa main et il la lui avait serrée brièvement mais avec puissance. C’était des mains de travailleur, aux doigts longs et carrés terminés par des ongles coupés court, aux jointures solides et couvertes de cicatrices blanches de toutes les tailles. Pas des mains de dentiste ou de pianiste, pensa-t-elle quand ils furent assis face à face et qu’il attrapait la frêle tasse de café qu’elle lui avait préparée. Non, c’étaient des mains pour tenir un marteau et enfoncer des clous de charpente, des mains pour tenir une pioche et creuser des tranchées, pas des mains pour caresser ou pour consoler.
Comment s’était-elle laissée séduire ? Elle n’aurait pas su l’expliquer. Ce n’était pas son physique car il n’avait rien d’un jeune premier au corps parfait, c’était plutôt le sentiment de quitter des chemins rebattus, de côtoyer quelqu’un aux repères sociaux totalement différents et dont la façon de penser la bousculait parfois. Elle avait l’impression de s’encanailler avec cet ancien marin-pêcheur devenu officier à la force du poignet et l’expérience réveillait sa vie trop tranquille.
Elle avait d’abord accepté de boire un verre avec lui et s’était jurée que ça n’irait pas plus loin. Mais elle n’avait pas refusé quand il l’avait invitée au restaurant ni quand il lui avait proposé un week-end de thalasso luxueux à Cancale. Elle avait adoré, et la façon qu’elle avait eue de dire combien elle trouvait joli ce sac en cuir dans la vitrine n’avait pas laissé d’autre choix à Patrick que de le lui offrir. C’était le genre de vie dont elle rêvait, un homme sans attache, pas d’enfants à faire garder, un week-end par ici, une sortie par là. Certes, Patrick n’avait pas la culture qu’elle espérait, il préférait un bon film d’action à un drame existentiel sous-titré en hongrois, il ne lisait pour ainsi dire pas de roman et avait pour seule passion le matelotage à l’ancienne. Isabelle savait bien que cette relation ne serait qu’un feu de paille mais elle s’en contentait pour l’instant.
Profite, se disait-elle. Ça ne fait de mal à personne, il en profite aussi, ça le sort de Dinan, il dépense un peu son argent et il peut se le permettre. Il doit bien savoir qu’entre nous, tout cela durera peut-être quelques mois puis il me laissera tomber et retournera à ses macramés, ses cordelettes puantes et sa vie de marin sans attache. Mais en attendant, amusons-nous, ma fille !
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Patrick ne savait pas par quel bout prendre sa situation : il avait divorcé huit ans plus tôt et n’avait trouvé personne depuis. Avait-il vraiment cherché aussi ? Lever une fille, c’est pas si simple que ça, c’est un peu comme les champignons : il faut être là quand c’est la saison, connaitre les coins où ils se cachent, savoir distinguer les différentes espèces et comment les ramasser délicatement, puis, une fois consommés, il faut s’accommoder des effets secondaires.
Sa femme s’était sauvée après neuf ans de vie commune, une union restée sans enfant suite à une infection malheureuse qui avait réduit ses ovaires à des objets de décoration intérieure. Au fil des années et des embarquements, il la sentait s’éloigner de lui par à-coups, comme une aussière tendue qui s’effiloche, toron après toron, brin après brin, jusqu’à ce qu’elle claque pour de bon.
Il s’était cassé le cul pendant ses mois de congés à lui construire une baraque à ses goûts, avait passé des heures à tondre sa pelouse sur des centaines de mètres carrés, avait terrassé, maçonné, peint, crépi, et cette salope avait attendu qu’il ait fini de carreler le garage pour demander le divorce, le forçant à vendre la maison au meilleur prix et en empochant la moitié. Il s’était laissé faire, spectateur de la curée de son ancienne vie, se sentant vide, encaissant tête rentrée comme un boxeur qui ne rend plus les coups car il sait qu’il a déjà perdu quoi qu’il fasse. S’il avait écouté la bête qui dormait en lui mais qu’il s’efforçait de maitriser, il aurait tout brûlé, maison, femme, bagnole et aurait disparu pour de bon. Ça ne vaut pas la peine, s’était-il raisonné. Garde tes forces pour plus tard.
L’affaire avait été vite réglée ; les avocats s’étaient entendus, il avait paraphé et signé des liasses entières de papiers sans les lire et s’était retrouvé six mois plus tard dans un appartement du centre de Dinan avec pour toute possession une valise, quelques souvenirs et son sac de matelotage.
Il avait effacé sa vie passée comme une éponge mouillée essuie la craie d’un tableau. Il lui restait encore pas mal d’années devant lui, un boulot, pas vraiment une vie trépidante mais ce n’était pas ce qu’il cherchait. S’il réussissait à se dégoter une bonne femme pas trop chiante, il reprendrait une maison avec un bout de jardin ; pour les enfants, c’était sûrement cuit mais il s’en était fait une raison et il ne se voyait plus se lever la nuit pour torcher des culs et préparer des biberons. Il prendrait peut-être un clébard pour qu’elle ait de la compagnie quand il partirait. Voilà, une fille qui ne lui casse pas les couilles, qui sache se démerder toute seule avec un robinet qui fuit ou la gouttière qui déborde, et qui ne pleurniche pas à chaque fois qu’il s’absente plus d’une semaine. Merde, ça devait se trouver ce genre de nana, non ? Et bien non, justement. Un peu comme les truffes : tout le monde dit que ça existe mais aucun de ceux qui en parlent n’en a jamais trouvé. Les champignons toujours…
L’idée de l’agence matrimoniale ne lui était pas venue tout de suite, elle avait dû faire son chemin sur plusieurs mois. Elle avait germé quand il était tombé sur une publicité dans un journal local et s’était dit qu’il n’aurait jamais besoin de ce genre de service et qu’il était assez grand pour se démerder tout seul. Il imaginait ce genre de boîte tenue par de vieilles filles en jupe grise et gilet de laine, ou à l’inverse par de jeunes cons gominés à chaussures pointues genre vendeurs de bagnoles, prêts à marier une carpe à un pigeon pour faire du chiffre et devenir le vendeur du mois. Les mois passaient et le panier à champignons restait désespérément vide, quand il repensa à l’option de l’agence. Bon, après tout pourquoi pas, il doit y avoir un tas de dindes qui sont comme moi, qui ne trouvent pas le bon mec et qui se disent que si quelqu’un peut leur filer un coup de main, ça pourrait les tirer de l’ornière.
Il commença sans vraiment d’espoir ni d’entrain à regarder les pages jaunes, puis les annonces de rencontres dans le journal mais comment choisir entre Fidélias, Agence Héra ou Uni-Rencontres ? Les noms étaient vraiment nazes et ne donnaient pas envie d’aller plus loin, un peu comme les enseignes de coiffeurs basées sur des jeux de mots bancals, « À tire d’Hair », « Dans l’Hair du temps » ou « Domitif ». Un bistrot ou un coiffeur, ça doit s’appeler « Chez René », « Chez Dédé » ou « Jean-Philippe Coiffure », point barre. On sait où on va et pour quoi on y va.
Et puis un jour, il se dit qu’en poussant jusqu’à Rennes, il mettait plus de chances de son côté ; plus la forêt est grande, plus il y a de chances de trouver cèpes et morilles.
La suite ? Un nom tout simple dans l’annuaire, cabinet Guillemot à Rennes, simple et de bon goût, un coup de téléphone sans trop savoir comment s’y prendre ni quoi raconter et le premier rendez-vous dans la foulée.
Il avait tout de suite trouvé la nana de l’agence sympa, même si elle était loin du genre de fille qu’il avait l’habitude de croiser. Elle faisait un peu parisienne et en avait gardé des habitudes superficielles qui tranchaient dans le coin mais elle était revenue vivre à Rennes, ça faisait un équilibre. Elle l’avait fait parler de lui, elle lui avait posé quelques questions et s’il n’avait pas été là pour espérer trouver une compagne pour les vingt prochaines années, ça aurait pu tout à fait ressembler à un entretien d’embauche. Les choses s’étaient enchainées, elle avait accepté de prendre un verre avec lui un jour qu’il était de passage à Rennes — il était en fait venu exprès, et l’avait appelée au pied levé— — puis un restaurant s’était enchaîné, suivi d’un week-end.
Merde, ça a l’air de s’enquiller pas mal avec Isabelle. Faudrait que je marque le coup, histoire de la ferrer une bonne fois pour toute. Le week-end en gîte dans un bled au cul du loup à traîner au marché du samedi matin ou au musée des arts populaires, c’est clair que ça ne va pas lui faire. Elle est quand même un peu parigotte et pète plus haut que son cul quelques fois mais je la tiens à moitié, je vais pas pincer le nez parce que Madame préfère la soie à l’acrylique. Un truc un peu classos à Cancale, je suis certain qu’elle va tomber par terre. Deux jours de thalasso à se faire enduire de bouillasse puante, fouetter le râble à coups de jets bâton et bouffer des bouts de poisson cru avec trois carrés de betterave, elle va trouver ça trop « hype », comme elle dit. Quand il le lui avait proposé, elle s’était emballée comme si c’était l’endroit le plus merveilleux dans lequel on lui ait jamais offert de séjourner.
Cette blague lui avait coûté un bras, et même s’il n’avait pas besoin de compter son argent chaque mois et qu’il en avait largement assez pour vivre et se permettre ce genre d’à-côté, il ne voyait pas comment des gens pouvaient trouver du plaisir dans ce genre d’activités. Après en avoir bavé des ronds de chapeaux à la pêche, à se tuer les mains dans l’eau glacée, à trier et étriper le poisson, à ramender les filets, à avoir les pieds gelés dans des bottes mouillées et dormir tout habillé pendant une semaine, il avait du mépris pour ces privilégiés qui se dandinaient en peignoir blanc brodé au bord d’une piscine à trente degrés et se plaignaient des courants d’air. Mais comment leur faire imaginer quelque chose dont ils ignoraient tout ? Et avaient-ils seulement envie de savoir ce qui se passait en dehors de cet univers douillet ? Il touchait là ce qu’il avait ressenti sans savoir l’exprimer clairement : il avait accédé à un monde dont il ne faisait pas partie, dont il ne ferait jamais partie car il n’en avait pas les codes, un monde qui ignorait qu’il existât autre chose que le confort dans lequel il vivait et qui était pour eux une norme. Les week-ends en Normandie, les soldes et les virées à Paris, les restos à cent balles par tête, les apéros vins-fromages, tout un tas de trucs qui ne valaient pas un bon hachis Parmentier avec un verre de côtes du Rhône et une semaine en mobil-home dans les Landes au bord de l’océan.
Après ce week-end, il resta quelques jours dans une période de doute, il était allé trop loin pour faire demi-tour mais pas assez pour se déclarer complètement. Cette impression de rester un intrus dans l’univers où évoluait Isabelle le laissait mal à l’aise, mais en faisant machine arrière maintenant, il se privait d’une belle chance de construire sa nouvelle vie.
Christiane Diot, l’assistance du capitaine d’armement et grande organisatrice des relèves et plannings des équipages, ne lui laissa pas le temps de se poser beaucoup plus de questions. Il arrivait à la fin de ses congés et elle l’appelait pour le lui rappeler : la semaine suivante il prendrait l’avion, direction le Caire puis Port-Saïd pour au moins deux mois à sillonner la Méditerranée et l’Europe du Nord sur le « Constance Legendre », un porte-conteneurs de deux mille boîtes[1] de la Compagnie de Transport Maritime Legendre.
Il craignait un peu la réaction d’Isabelle quand il lui annoncerait que les vacances étaient finies, qu’il devait partir et qu’il ne reviendrait que deux mois et demi plus tard. Ce serait son baptême du feu, l’épreuve finale qui allait lui révéler si oui ou non elle était faite pour lui.
Faut pas qu’elle se mette à chialer ou qu’elle me dise que ça va être trop dur d’attendre, il va falloir que je trouve les mots qui vont bien pour lui dire que ça va passer vite, mais elle a l’air assez indépendante pour ne pas se laisser déborder et maintenir le cap toute seule.
Isabelle ne fut pas tellement affectée quand Patrick lui annonça qu’il allait repartir bientôt, elle n’avait même pas vraiment prêté attention à l’endroit où il allait, quelque part au large de l’Espagne ou de l’Italie peut-être, elle ne se souvenait plus très bien. Cela lui laissait la même impression que quand elle était adolescente et partait en vacances avec ses parents. Plusieurs fois, elle avait eu des aventures le temps de ces quelques semaines d’été et le retour à la maison sonnait la fin de l’idylle. Pas de fracas, pas de larmes ni de désespoir, on retournait à sa vie d’avant, la parenthèse était fermée. Elle se sentait même presque délivrée, finalement, la vie de célibataire n’avait pas que du mauvais. Patrick était gentil mais il ne fallait pas non plus qu’elle se fasse trop d’illusions, d’ailleurs il avait sûrement une femme dans chaque port, c’est ce qu’on dit des marins. Il l’oublierait avant longtemps pour une Brésilienne ou une Malgache, à quoi bon s’encombrer l’esprit avec lui ? Elle en avait profité mais elle ne se voyait pas s’enfoncer dans une relation dont il ne ressortirait rien : s’envoyer en l’air une fois de temps en temps avec un plouc mal dégrossi qui sentait le savon de Marseille d’accord, mais pas question de tomber dans une routine mortifère avec ce genre d’homme.
Pour la première fois depuis longtemps, Patrick eut du mal à boucler sa valise et fermer la porte de son appartement. Tout juste si sur le quai de la gare il n’eut pas envie de tout plaquer, d’appeler la boîte et leur dire qu’il ne partirait pas, puis filer à Rennes où il achèterait le plus gros bouquet de fleurs et foncerait chez Isabelle pour se jeter à ses genoux et lui déclarer sa flamme une bonne fois pour toutes. Bon, ça faisait un peu « ils se marièrent et vécurent heureux jusqu’à la fin de leur vie» mais il sentait que sa vie avait pris un sacré virage. Isabelle avait accueilli la nouvelle avec beaucoup de calme, sans effusion. Patrick était rassuré, il avait misé sur le bon cheval, elle n’avait pas renâclé. Il en était sûr : elle l’attendrait et serait là à son retour, comme Pénélope attendant le retour de son Ulysse.
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Quinze jours que Patrick avait embarqué : le temps était passé vite à cause d’une succession d’escales rapprochées en Méditerranée, quelques problèmes mécaniques l’avaient occupé mais il avait toujours trouvé le temps d’envoyer chaque jour un mail à Isabelle.
Elle, par contre, était un peu moins assidue au clavier et il en ressentait parfois une certaine aigreur : elle avait tout son temps les soirs et week-ends et elle aurait bien pu trouver cinq minutes pour lui répondre. Il n’attendait pas qu’elle lui raconte sa vie et ses états d’âme, mais un petit coucou, je pense à toi, que deviens-tu, comment s’est passée ta journée, ça ne mangeait pas de pain et il aurait eu l’impression qu’elle pensait vraiment à lui.
Un soir, environ un mois après qu’il ait embarqué, elle répondit à son dernier mail et il comprit à sa longueur que quelque chose clochait.
Elle s’excusait, elle s’était trompée, elle ne voulait pas qu’il croit que leur aventure irait plus loin. Ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre, ils étaient si différents et il valait mieux que les choses en restent là. Elle le remerciait pour les bons moments passés avec lui mais elle lui rendait sa liberté et emballa le tout dans un tas de conneries qui lui firent serrer les poings à se craquer les jointures. Elle porta le coup de grâce en lui donnant les coordonnées d’une « marieuse » comme elle, une de ses confrères, qui l’aiderait dans sa recherche si jamais il souhaitait continuer sa quête de l’âme sœur avec l’aide d’une autre agence.
Devant l’ordinateur du carré, seul endroit où il pouvait se connecter à sa boîte personnelle, Patrick ruminait. Il ne savait pas s’il devait se sentir soulagé que cette rupture survienne avant qu’ils ne soient allés plus loin, ou s’il devait se sentir trahi de s’être fait balader comme un gros pigeon pendant deux mois.
— Ah la salope, finit-il par murmurer entre ses dents serrées. Elle m’a bien couillonné et je n’ai rien vu venir. Je ne suis sûrement pas le premier dindon qu’elle enfume. Et dire que je me suis laissé tirer par le bout du nez comme un puceau. Merde, pourtant faut y aller pour me la faire à l’envers, tu n’y arrives pas avec le petit doigt. Et bien cette garce a réussi, je pensais pas que ça finirait comme ça.
Finalement, Patrick avait plus de rancœur que de peine, empli d’une colère qu’il ne pouvait faire exploser contre personne, là tout de suite.
Il ferma sa session, quitta le carré et s’enferma dans sa cabine. Il tourna quelques instants comme un lion en cage, ne sachant s’il devait sortir sur le pont et hurler comme un dément ou aller à la salle de sport et se casser les poings sur le sac de frappe. Son regard se posa sur son sac de matelotage qui le suivait partout. Un petit polochon de marin, en cuir patiné, muni à l’intérieur de compartiments pour ranger ses épissoirs, ses alènes, son maillet en buis, tous ses outils faits main selon ses besoins, ainsi qu’une bonne quantité de bout. Il pouvait nouer des pommes[2] de toutes les tailles pendant des heures, leurs croisements enchevêtrés lui vidaient la tête, il ne pensait qu’à ce qu’il faisait et il pouvait défaire un travail complet s’il y avait une erreur de croisement dans le nouage. Il aimait particulièrement travailler une drisse bitumée de trois millimètres qu’il assouplissait en la faisant tremper dans un mélange d’essence de térébenthine et de cire fondue. Un truc qu’il avait appris lors d’un rassemblement de fanas de nouages comme lui, à Douarnenez.
Il se laissa tomber sur la banquette de sa cabine, fouilla dans son sac et en sortit un long bonnet turc à huit ganses et vingt-sept spires qu’il avait commencé à nouer avant de partir. Le contact des outils dans le creux de sa main, l’odeur du filin qui glissait tout seul avec un sifflement, la mécanique qui se mettait en place dans son esprit l’apaisèrent en quelques minutes. Mais au fond, il savait que c’était seulement une accalmie : il faudrait qu’il revoie Isabelle, il devait comprendre pourquoi, et aussi qu’elle comprenne qu’il n’était pas un con et qu’on ne jouait pas avec lui.
[1] Conteneurs de vingt pieds, en argot maritime[2] Type de nœuds de marin
Stanislas SEGARD