Dans le N°266 de Jeune Marine, nous vous présentions les jeunes Editions Voilier Rouge qui ne publient que des textes issus du patrimoine maritime. Cette nouvelle chronique vous présentera succinctement chacune de leurs nouvelles publications.
Un hydrographe autour du monde
Les métiers anciens ont leurs traditions qui confinent parfois au folklore, un folklore qui veut par exemple que les marins du commerce et ceux de la Royale se regardent en chien de fusil, chacun jugeant sa propre profession essentielle, et c’est très bien ainsi. Pourquoi le récit d’une croisière d’application faite par des bordaches au 19ème siècle, intéresserait-il des Marmar ? Plaçons la balle au centre : parce que ce délicieux compte-rendu nous est transmis par un ingénieur hydrographe et que nous devons à ses pairs des outils de navigation élaborés depuis des siècles et sans lesquels nos navires seraient aveugles. L’ingénieur hydrographe est l’héritier maritime des cartographes du temps jadis, ces infatigables arpenteurs de nos contrées qui pratiquaient la triangulation « à vue » pour élaborer des cartes géométriques. Garante de l’accès aux richesses des comptoirs, des colonies, ou des ressources minières, la cartographie fut au 17ème et 18ème siècle une activité couverte par le secret et un enjeu de pouvoir important. Vendre une carte à l’étranger était une trahison, passible dans certains pays de la peine de mort. La précision de leurs travaux laisse pantois. L’éditeur Taschen a reproduit le monumental atlas de Joan Blaeu (1665), et on reste confondu par la relative exactitude des cartes couvrant le monde entier et qui exigèrent une immense collecte et une laborieuse compilation de données. Nos collègues qui naviguaient au siècle dernier (le 20ème !) se rappelleront avec délice les tracés des profils de côtes et des sondes qui illustraient nos cartes et dataient parfois de Napoléon III !
L’ingénieur hydrographe étant un peu des nôtres, et son statut à part conférant à ses observations embarquées une sympathique objectivité, venons-en au dernier livre paru aux Editions Voilier Rouge : Mon voyage sur la Flore. Alban Lannéhoa a retrouvé dans les archives du Service Historique de la Marine les lettres que Maurice Rollet de l’Isle envoya fidèlement à un ami pour relater sa croisière, ainsi que des carnets qui les complètent, lettres et carnets restés inédits jusqu’à ce jour. Maurice Rollet de l’Isle, après des études à l’Ecole Polytechnique, choisit la carrière d’ingénieur hydrographe dans la Marine. Pour amariner celui qui planchera une vie durant sur les courants océaniques et les documents nautiques, le ministère l’embarque à 22 ans avec une promotion de 50 aspirants de Navale pour leur croisière d’application sur la frégate La Flore, ancêtre de la Jeanne. Nous sommes en 1881, et La Flore est à la voile et à la vapeur. Outre un style irréprochable, tel qu’il était enseigné au 19ème siècle, ses lettres et ses carnets révèlent un vrai talent d’écrivain pour nous décrire la vie à bord, ses coutumes et ses contraintes, ses anecdotes et ses temps morts, ses manœuvres et ses exercices. Il nous épargne avec civilité le jargon en vigueur chez les bordaches et accompagne ses étonnements et ses découvertes de néophyte d’un subtil humour, comme lorsqu’il se déclare perplexe devant une instruction écrite ainsi libellée : « l’aspirant tiendra la main à ce que les bosses des canots soient passées en double dans les cosses des pantoires des tangons ».
On est frappé par la justesse des observations et des réflexions que ce jeune homme couche sur le papier. Il ne se contente pas de décrire ce qu’il découvre à bord, mais il analyse la position et le rôle de chacun dans cette complexe mosaïque humaine qu’est un navire. Un aspirant ne fréquente le commandant que de très loin, et pourtant, juge-t-il : « Le commandement en mer … est toujours écrasant. Comment ne serait-on pas ému … quand on a dans ses mains toutes les existences de ceux qui sont sous vos ordres ? Je ne crois pas que les fonctions publiques offrent un autre exemple d’une pareille responsabilité ». Les lecteurs de Jeune Marine apprécieront.
La croisière des jeunes bordaches les emmène de Brest à Montevideo, avec escales au Portugal et aux Canaries, puis au Cap, avec un retour via l’île de Sainte-Hélène, Gibraltar et un tour de Méditerranée. Chaque port, ses habitants et leurs coutumes, sont décrits avec justesse et humour, et avec cette franchise qu’autorisaient les mœurs du 19ème siècle. La visite au roi zoulou Cesthawayo et à ses femmes, tenus en captivité par les Anglais, dont l’auteur nous dira à plusieurs reprises tout le bien qu’il pense, est à la fois pathétique et drôle.
Parler de Mon voyage sur la Flore sans mentionner la centaine de dessins qui l’illustrent, serait une coupable omission. Le jeune Rollet de l’Isle manie aussi bien le crayon que la plume, et ses dessins révèlent les mêmes qualités que ses écrits : fins, bien rendus, drôles mais justes et pertinents. Ce fut certainement un exercice d’adresse et de patience pour l’éditeur et pour l’auteur de les extraire des lettres afin de les reproduire au fil des chapitres.
Vous ne vous lasserez pas d’accompagner Rollet de l’Isle dans sa navigation et dans ses découvertes, tant maritimes que terrestres, car le style en est étonnamment moderne pour un polytechnicien sorti d’école en 1880, encore nourri de ce que nos écoles appelaient « les humanités ».
Laissons à l’auteur la conclusion : « … cette existence… a des séductions qu’il faut bien reconnaître, puisqu’il existe des gens qui en ont la nostalgie. Je vois que l’une de ses principales qualités, c’est qu’elle contente ce besoin d’imprévu et d’aventures que le plus embourgeoisé des ronds de cuir porte au fond de lui-même et qui lui fait dévorer chaque matin son feuilleton du Petit Journal. Dans notre société civilisée réglée comme une horloge, où trouver ailleurs que là les vraies émotions de la lutte pour la vie ? »
Mon voyage sur la Flore
Maurice Rollet de l’Isle
Editions Voilier Rouge. www.editionsvoilierrouge.com