EnquêteJeune Marine N°270

Paquebots, gigantisme et optimisation environnementale

La sagesse populaire parle de « gigantisme » lorsque quelque chose lui paraît démesuré. Quand il s’agit de défis technologiques, le gigantisme fascine et effraie à la fois. Si le gigantisme des monuments transcende les siècles depuis les pyramides et symbolise souvent une fierté nationale, qu’en est-il du gigantisme maritime, et quel peut être son effet sur l’impact environnemental des navires ?

Si la Tour Eiffel fut l’expression de ce gigantisme lors de l’Exposition Universelle de 1899, il faut, 120 ans plus tard, multiplier sa hauteur par trois pour hériter de ce qualificatif en atteignant le ciel des 1000 mètres avec la future Jeddah Tower. Quel est le ressort de ce gigantisme ? Que poursuit-on en construisant toujours plus grand, toujours plus haut, toujours plus lourd ? Il y a deux moteurs possibles à ces défis technologiques, si l’on oublie la passion des ingénieurs qui ne suffirait pas à convaincre des financiers : l’ego et la rationalité. Quand Ceauscescu mit la Maison du Peuple en construction à Bucarest (1984), le plus grand monument en pierre d’Europe avec sa surface de 350.000 m² et son million de m³ de marbre, sa décision n’était dictée que par l’ego, l’ego d’un régime, d’un pays, d’un despote. Quand le président turc inaugure le pont suspendu des Dardanelles, le plus long au monde, il peut faire état de rationalité, car le pont relie utilement les deux rivages du détroit, mais l’ego n’est pas absent lorsqu’il salue le génie technique de sa nation.

Lorsque Jules Verne, dont on connaît la prédilection pour les défis technologiques, s’embarque en 1867 à bord du Great Eastern, dont il fera le héros de son roman Une ville flottante, il est fasciné par les dimensions hors-norme du paquebot et par ses innovations techniques. Comme le rappelle notre camarade Philippe Valetoux dans Jules Verne en mer et contre tous (Editions Magellan & Cie), « ce monstre marin de deux cent onze mètres est en effet le symbole de l’épopée industrielle, et son gigantisme est bien de nature à interpeller l’imagination de Jules. » Le Great Eastern, qui restera pendant 40 ans le plus grand paquebot du monde, jaugeait 28.500 tonneaux et pouvait embarquer 4000 passagers. Le seul accroc que l’écrivain fera à la réalité, lorsqu’il écrira son roman, sera de porter cette capacité à 10.000, un bien grand nombre pour un navire de 211 mètres de long, mais une exagération qui en disait long sur son envie d’anticiper des dimensions dont le 21e siècle se rapproche. Sa description de ce monstre de technologie qui parut dans le Messager franco-américain et qui est reprise dans le roman, est dithyrambique. L’utilisation de la vapeur pour assister aussi bien le guindeau que l’appareil à gouverner, était révolutionnaire. Las, le Great Eastern fut un désastre économique malgré plusieurs tentatives de renflouement par ses actionnaires.

Plus prés de nous, la fermeture du Canal de Suez, consécutive à la guerre des Six jours, et l’obligation de faire transiter le pétrole du Moyen-Orient par le Cap de Bonne-Espérance, conduisit au milieu des années 70 au lancement en France des quatre pétroliers géants (Ultra Large Crude Carrier), le Batillus, le Bellamya, le Pierre Guillaumat et le Prairial, navires de 410 mètres de long et de plus de 500.000 tonnes de port-en-lourd. Si le choix semblait alors rationnel, la réouverture du Canal de Suez et la réduction de la taille des lots négociés eurent raison de ces pachydermes de la mer dont trois d’entre eux furent ainsi exploités pendant moins de six ans avant de connaître le cimetière.

Dans un domaine connexe, l’Airbus A380, lancé en 2004, fut, à sa naissance, le plus gros avion civil avec un poids en charge de 575 tonnes et une capacité de 800 passagers, volant à Mach 0,93 sur 15.000 kms. Le désistement de nombreux clients, incapables de remplir ces géants des airs sur des vols réguliers dans une période économique incertaine, a forcé Airbus à arrêter sa production en 2019.

Le gigantisme, qui mobilise des fonds considérables, est souvent victime de retournements économiques ou géopolitiques.

Venons-en maintenant aux paquebots. Le 12 mai 2016, les chantiers de Saint-Nazaire livrent à Royal Caribbean l’Harmony of the Seas, considéré aujourd’hui dans la compétition que se livrent les armateurs comme le plus grand paquebot du monde. Jules Verne ne montera pas à bord de ce nouveau palais flottant. Il eut pourtant été impressionné par ses dimensions et sa capacité, laquelle se rapproche du chiffre avancé dans Une ville flottante. Long de 362 mètres, l’Harmony of the Seas peut en effet embarquer 6600 passagers et 2400 hommes et femmes d’équipage. 8500 personnes peuvent donc y vivre, dans une débauche d’équipements de loisirs que même le plus fécond des romanciers du 19e siècle ne pouvait imaginer !  Très vite, le succès des croisières impose ces dimensions comme des normes, et MSC répond avec ses propres géants, tels les MSC World Europa et MSC World America, certes quelques mètres plus courts mais capables d’embarquer une centaine de passagers supplémentaires.

Le MSC World Europa livré en 2022 par les Chantiers de l’Atlantique de Saint Nazaire. ©JM

Si certains projets cités plus haut n’étaient pas exempts d’ego national, cette course à l’échalotte entre Royal Caribbean, MSC, Costa et autres Aida, a d’autres ressorts compte-tenu du nombre d’unités construites et de leur coût unitaire, qui caresse le milliard d’euros. Les armateurs y trouvent un intérêt économique rationnel, qu’il soit apporté par l’effet volume, par la politique de communication mettant en valeur ces navires d’exception, ou par l’attirance que le public aurait pour une offre superfétatoire de distractions embarquées.

Ces dimensions sont-elles aussi sous-tendues par une rationalité environnementale ? Comment peut-on évaluer l’impact de ce gigantisme sur l’environnement, et, pour ce faire, à quoi le comparer ? L’équation se résume-t-elle à une comparaison entre l’énergie nécessaire pour construire et faire fonctionner 6 navires de 1000 passagers, et celle dépensée pour l’Harmony of the Seas, ses 60.000 tonnes d’acier, ses 5000 km de fil électrique et ses 90.000 m² de moquette ?

Si nous rapportons la consommation quotidienne de 270 tonnes pour la propulsion (126.000 CV / 22 nœuds) au nombre théorique maximal de passagers, soit 6600 passagers, nous obtenons une consommation équivalente par personne de 4,3 l / 100 km, ce que l’armateur compare à une modeste automobile dont le chauffeur voyagerait seul. Voilà pour l’effet volume. A ce chiffre, il faudrait ajouter l’énergie consommée pour le confort des passagers et les innombrables équipements de loisirs, laquelle pourra à son tour être comparée à la consommation de complexes hôteliers offrant les mêmes gammes de distraction.

Comme nous l’écrivions dans un premier article sur le couple paquebots – environnement, il convient de juger l’efficacité pour un usage donné, ici la croisière, et non l’usage en lui-même qui relève d’un choix personnel et sociétal du client.

Dans sa communication, MSC promeut ses initiatives et ses innovations considérées comme favorables à l’environnement, ce qu’il faudrait traduire ici comme une réduction vertueuse des impacts liés à un usage qui pèse intrinsèquement sur l’environnement, comme tous les usages de loisirs. L’effort d’optimisation technique est certain. Cette optimisation profite-elle du gigantisme ? Si certaines mesures telles qu’une propulsion au GNL ou un éclairage généralisé par LED ne bénéficient pas de l’effet de taille, il est intéressant de s’interroger sur la capacité d’investir dans des systèmes plus complexes que cet effet procure. Le très grand nombre de passagers réduit-il le coût unitaire des installations de récupération de chaleur, de gestion de déchets ou d’un système de traitement des eaux usées capable de reverser dans les lavabos une eau parfaitement épurée ? De plus petites unités pourraient-elles offrir de telles installations pour des coûts de croisière abordables ? Laissons la place au débat.

 

 

 

 

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