Jeune Marine N°274La revue

Batangas par Stanislas SEGARD 17

Chapitre 17

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CHAPITRE 17

Marseille, Cinq-Avenues
Mardi 6 Novembre 2012
43°18’14.2″N 5°23’37.9″E

La journée avait été vraiment agréable et pour la première fois depuis longtemps Hervé Drémont avait eu le sentiment de lâcher prise. En même temps que la bague de fiançailles, sa femme Agnès avait accepté les contraintes de son métier ; elle ne lui avait jamais fait reproche de ses absences, ses retards, pas même des week-ends annulés alors que les gosses étaient déjà sanglés dans la voiture. Cette fois, c’est lui qui avait senti le besoin de stopper, de laisser l’enquête de côté quelques jours et prendre un peu de recul. Peut-être reviendrait-il avec un œil nouveau, peut-être un membre de l’équipe aurait-t-il une intuition de génie qui les amènerait au meurtrier d’Isabelle Guillemot, retrouvée morte dans le coffre de sa voiture le 13 septembre.

Il avait appelé sa sœur qui habitait Marseille et elle lui avait proposé son appartement du côté d’Endoume. Elle serait absente au moment des vacances de la Toussaint ; pendant une semaine, elle partait jeûner et marcher avec d’autres allumés dans un trou en Ardèche et serait ravie d’avoir quelqu’un chez elle pour donner des croquettes à son chat et arroser les fleurs qui donnaient à son balcon un air de jardin tropical. Accessoirement, une présence pourrait freiner les ardeurs des cambrioleurs, toujours à l’affût d’un logement inoccupé à visiter.

Petit-déjeuner copieux, balade le matin, pique-nique et visite l’après-midi, c’était à peu près leur programme. Le soir, ils s’offraient un apéritif en terrasse puis ils rentraient à l’appartement où Hervé aidait Agnès à préparer le dîner. Des vacances simples et familiales, tout ce dont ils avaient besoin.

— C’était vraiment sympa, cette journée, dit Agnès. Le Palais Longchamp était vraiment à voir, non ? On ne s’attend pas à trouver cette fontaine et cette verdure à deux pas du centre-ville.

— Non, c’est vrai. C’est même d’ailleurs louche qu’un promoteur n’ait pas encore réussi à mettre la main dessus, plaisanta-t-il. Mais même si la vue est chouette, j’ai préféré la Corniche ce matin, surtout entre la plage des Catalans et le Roucas Blanc. Je me verrais bien prendre ma retraite ici, avec toi, deux petits vieux au soleil…

— N’y pense même pas en rêve ! répliqua Agnès. N’importe où au nord de la Loire, mais ici, ce sera sans moi. Trouve-toi une autre pigeonne !

— Allez, je rigole. Moi non plus, je ne pourrai pas vivre ici, il faut y être né. C’est sympa pour quelques jours de vacances, comme maintenant, et le soleil nous met de bonne humeur, mais douze mois par an ici, avec le bruit, non. Et puis il y a trop de monde, de tumulte.

Le beau temps les avait poussés dehors du matin au soir et en trois jours, ils avaient déjà bien exploré la ville. Il faisait trop frais pour se baigner mais ils avaient pique-niqué le midi sur la plage du Prado et les deux garçons s’étaient bien amusés. Cela faisait longtemps qu’ils n’avaient pas passé du temps avec leur père et ils avaient parfois l’impression de découvrir un nouveau membre de la famille.

Ils descendaient maintenant tranquillement le boulevard de la Libération vers la Cannebière, eux main dans la main, les enfants quelques pas devant, à se poursuivre et jouer au chat et à la souris sur les marches des immeubles. Agnès lui jeta un regard pensif :

— Tu l’as toujours dans un coin de la tête, cette enquête, hein ?

— Oui, et pourtant ce n’est pas faute d’avoir tout retourné. Bientôt deux mois qu’on est dessus, tout un groupe quasiment jour et nuit, et rien qui ne sort. Pas le moindre fil, si ténu soit-il, sur lequel tirer pour dérouler la bobine.

— Vraiment rien ? D’habitude, vous trouvez toujours un début de quelque chose, un numéro de téléphone qui revient, ou qui, comment vous dites ? Qui sonne ?

— Non, qui borne. Les relais de téléphone enregistrent tous les appareils dans leur rayon de couverture, et généralement, plusieurs relais voient le même numéro. On peut ensuite trianguler et déterminer une zone dans laquelle se trouve l’appareil.

— Et là, rien ? demanda Agnès.

— Non, rien de chez rien. Les filles ont passé des heures à faire des recoupements entre les contacts de la victime et les données des opérateurs. Tout reprendre un par un, vérifier les téléphones qui bornaient dans la zone où le corps a été retrouvé, aux alentours de l’heure supposée de la mort. Et elles y ont passé de l’énergie… Isabelle avait des centaines de contacts dans son téléphone ; elle l’utilisait aussi pour son travail. Tu imagines le nombre de tableaux à remplir pour tenter d’avoir une occurrence, un numéro qui colle ? Et après, même si on a un gagnant, ça peut être le hasard et la personne a un alibi en béton… et alors, on recommence.

— Vous savez où cette pauvre fille a été assassinée ? Là où vous l’avez trouvée ?

— Non, ça ne nous aide pas non plus. Elle a été tuée à un autre endroit, car on n’a retrouvé aucune trace, ou rien d’exploitable sur place. Il lui manquait une chaussure quand on l’a découverte, et elle avait sur les genoux des traces de terre, mais pas de la même composition que celle prélevée à proximité de la voiture. Aucun témoin, personne n’a remarqué la voiture avant que ces gosses tombent dessus.

— Mais maintenant, on arrive à retrouver un criminel avec rien du tout, un cheveu, une goutte de salive, non ? Ou alors ça ne se passe comme ça qu’à la télé ?

— On a bien essayé d’exploiter quelques indices mais on est arrivé à chaque fois dans des culs-de-sac.

— De quel genre ? demanda Agnès.

Drémont réalisa que c’était la première fois qu’il repassait les éléments d’une enquête en cours avec sa femme. Quand il rentrait à la maison, elle ne lui demandait jamais rien sur les affaires qu’il traitait et il n’avait pas envie d’en parler, espérant profiter de ce cocon sans meurtre ni violence. Mais là, dans ce cadre différent, plus détendu, il était stimulé par les questions de sa femme ; il sentait qu’elle avait envie de l’aider, de partager un peu de son quotidien et il se laissait aller à reprendre les éléments qu’il avait en main. Il en sortirait peut-être une nouvelle idée.

— Des cheveux et des empreintes digitales sur la voiture.

— Et ça ne suffit pas pour retrouver quelqu’un ?

— Si tu n’es pas fiché ou que tu n’as jamais été interpellé, non. On sait simplement qu’un homme brun de type caucasien s’est trouvé dans sa voiture à un moment, on a retrouvé des cheveux sur l’appui-tête côté conducteur. Des empreintes de la même personne sur la poignée de la porte, sur le volant également. Ça n’a rien donné, il n’est fiché nulle part et on ne peut pas non plus arracher un cheveu à tous les hommes bruns du coin pour vérifier s’ils ont quelque chose à se reprocher . On a cru un moment qu’on tenait une piste avec une empreinte de pas : le sol sur le chemin était boueux et meuble, on avait des belles empreintes de semelles. Les moulages ont été envoyés au labo, c’était un modèle de chaussures, genre chaussures de sécurité, mais qui ne sont pas distribuées en France. Il y a un distributeur de la marque en Norvège pour les professionnels du pétrole mais il ne vend pas aux particuliers et il n’a jamais vendu ce type de chaussure en France. Encore une impasse.

Agnès montrait de plus en plus d’intérêt.

— Mince, souffla-t-elle. Et dans son entourage ?

— Elle fréquentait depuis quelques semaines un prof de yoga, ou un coach sportif, je ne sais plus très bien. C’est avec lui qu’elle a passé sa dernière soirée ; ils ont d’abord pris un verre en ville en début de soirée, place du Champ Jacquet. Le serveur du bar l’a bien reconnue sur la photo et rien n’indiquait qu’ils se soient disputés, ils étaient main dans la main comme deux amoureux. Elle l’a ensuite accompagné chez lui à Saint-Gilles et ils ont dîné. Elle est partie vers vingt-deux heures et il est passé chez des amis qui fêtaient un anniversaire. Son ADN ne correspond pas à celui retrouvé dans la voiture et son alibi tient la route. Encore une impasse. On peut supposer que le crime s’est déroulé quelque part entre Rennes et Dinan, mais ça nous laisse des kilomètres de routes secondaires et de chemins, un vrai labyrinthe. Gedras et Landini ont quadrillé la zone et malgré l’aide des brigades locales, ils n’ont rien récolté. Pourtant, ce sont des tenaces mais personne n’a rien vu d’anormal ce soir-là.

— Comment est-elle morte, cette pauvre fille ? J’ai lu dans le journal qu’elle avait été étranglée.

— Oui, c’est moi qui ai suivi l’autopsie. Langlois connait son boulot et il a tout passé au peigne fin. Pas de trace de violence sexuelle, juste un coup sur la pommette. Le coup a dû être assez fort pour la sonner, et elle a ensuite été étranglée.

Un moment passa sans qu’ils n’échangent de parole ; chacun revivait et tentait d’imaginer la scène des derniers instants de la vie d’Isabelle Guillemot quelque part sur le bord d’une route d’Ille-et-Vilaine. Un détail du rapport d’autopsie revint à l’esprit de Drémont.

— Il y a un truc qu’on n’a pas réussi à éclaircir, reprit-il. Un détail dans le rapport. Langlois a relevé un sillon et des traces d’écrasement autour du cou de la victime. Jusque-là, rien d’anormal, elle a été étranglée avec une cordelette, et sans doute une main. Mais ce qui est étrange, c’est qu’il a retrouvé des traces de térébenthine au niveau du sillon. C’est pas banal, hein ? Tu as une idée des gens qui utilisent de l’essence de térébenthine, toi ?

— Non. Peut-être les peintres pour diluer les peintures. Ou les ébénistes, des métiers comme ça. C’est un diluant, non ? Ou un détachant ?

— C’est ça, ce n’est plus tellement utilisé, on trouve maintenant le même genre de produit mais sans odeur. Les gens préfèrent des trucs qui ne sentent rien. On a passé au crible tous les artisans susceptibles d’utiliser ce produit, et croisé avec le fichier des infractions. Il n’en est ressorti qu’un vieil encadreur, condamné il y a plus de vingt ans pour exhibition. Pareil pour la cordelette, on n’a pas réussi à déterminer le type d’après le tressage. L’empreinte n’était pas assez nette ; l’analyse microscopique a simplement révélé que les fibres étaient en coton, c’est tout.

— Et maintenant, qu’est-ce que vous allez faire ? demanda Agnès, presque inquiète.

— On n’a pas le choix. Il y a quelque part un tueur en liberté qui se promène. Si on ne trouve rien, il faudra tout reprendre à zéro, chercher le détail oublié et y passer le temps qu’il faut. Jusqu’à ce qu’on l’attrape.

Ils arrivèrent en bas de la Cannebière et les garçons les attendaient en sautillant d’impatience. Le plus jeune se pendit au bras de Drémont et lui tordit le poignet pour lire l’heure à sa montre.

— Papa, c’est l’heure de l’apéritif, non ? dit-il avec un sourire enjôleur.

— Mmmm, déjà six heures et demie ? Le temps passe vite quand on est en vacances.

Il se tourna vers sa femme.

— Tu en penses quoi ? Nos petits hommes ont mérité un rafraîchissement, non ?

— Allez, Papa, s’il te plaît, crièrent les enfants. On retourne comme l’autre soir, sur la grande place derrière le Vieux Port.

— La Place aux Huiles ? demanda Agnès.

— Oui, allez !! C’était trop bien. Là où il y a les grands escaliers qui descendent vers la place. On pourra jouer un peu là-bas.

Drémont fit un clin d’œil à sa femme ; d’ailleurs, pour lui aussi, il était temps de se poser un peu. Ils avaient pas mal marché et son dos commençait à tirailler un peu ; ce n’était pas le moment de se retrouver coincé au lit sans pouvoir bouger, ils avaient encore quelques jours de vacances devant eux et bien envie d’en profiter. Demain, c’était Cassis et les calanques, il devrait être en forme.

Drémont reposa son verre vide sur la table et appela le serveur pour régler l’addition. Agnès était plongée dans le guide et préparait l’itinéraire pour la journée du lendemain, les garçons sautaient les marches des escaliers qui montaient vers la rue Sainte, au bout de la place où ils avaient filé sitôt leur verre avalé. Il posa sa main sur celle de sa femme qui leva les yeux.

— On y va ? Si on veut les coucher pas trop tard pour demain, il y a encore un peu de marche pour rentrer. Et les mettre à la douche avant le repas.

— Bien sûr, allez, en route. Les garçons, cria-t-elle, on y va.

Ils quittèrent la place vers le port. Depuis là où ils se trouvaient, ils n’avaient qu’à suivre le quai de Rive Neuve, passer le fort Saint-Nicolas jusqu’au Pharo, prendre de la hauteur et dominer l’entrée du port, puis redescendre vers les Catalans et suivre le bord de mer jusqu’au Vallon des Auffes. Ils remontaient ensuite le boulevard de la Rade où se situait leur appartement.

Les garçons le virent tout de suite, de l’autre côté du port, amarré en face de la mairie.

— Hé, les parents, regardez le bateau là-bas de l’autre côté, on dirait un bateau de pirates, comme dans « Pirates des Caraïbes » . On peut y aller, on peut aller le voir ?

Drémont commençait à sentir la journée peser sur sa carcasse mais il ne voulait pas briser l’enthousiasme de ses fils en refusant. Agnès le regarda et sentit que ce détour lui demandait un effort mais trouva la solution :

— D’accord. On n’a qu’à prendre le ferry-boat qui traverse le port, comme ça on y sera directement. Et on le prendra dans l’autre sens pour revenir.

Le trois-mâts était en effet assez impressionnant, et dégageait encore plus de majesté dans ce cadre extraordinaire. Les enfants couraient de la proue à la poupe, se poursuivaient sur l’esplanade en tourbillonnant. Agnès sortit l’appareil photo de son sac.

— On prend une photo. Où ils sont passés, encore, ces cocos?

Elle se tordit le cou pour chercher les garçons à travers la place.

— Attends, dit Drémont, je les vois à l’autre bout, près des marches. Il doit y avoir quelque chose, une attraction.

— Le serpent tourne, tourne et tourne encore autour de sa branche, puis il voit l’oiseau et, vite, il rentre dans son trou.

La ficelle souple s’entortillait sur les doigts habiles du bonhomme, qui en tirait une extrémité et sur laquelle se formait une série de petits nœuds bien réguliers.

— Mais le serpent n’est pas content ; il tire sur ses anneaux, et hop !

Le bonhomme tira un coup sec sur les deux extrémités de la cordelette et tous les nœuds disparurent dans un claquement. Quelques personnes applaudirent, les garçons se tournèrent vers leur père avec un grand sourire :

— C’est rigolo, hein? Tu as vu tout ce qu’il fait le monsieur ? demanda le plus jeune.

Drémont s’approcha. Un type la bonne cinquantaine, bronzé et le visage buriné, se tenait assis sur le bord du quai les jambes dans le vide. Il avait à sa droite un vieux sac à dos éculé sur lequel il s’appuyait un peu et avait étendu de l’autre côté une toile épaisse qui lui servait de présentoir. Le bonhomme avait une bonne tête, un air jovial et un bagout assez extraordinaire, pas du tout le genre routard crado. Il était rasé, ses habits étaient propres et à sa façon de parler, on sentait qu’il n’avait pas été élevé dans la rue. Drémont pensa immédiatement à Garcimore, le magicien rigolo qui passait à la télévision quand il était jeune, et il sourit. Il eut immédiatement de la sympathie pour cet homme qu’il ne connaissait pas mais amusait la galerie avec des tours de magie, pour le plaisir de voir les plus petits s’ébahir et ouvrir de grands yeux médusés, un plaisir qu’il partageait visiblement.

Drémont examina les objets posés sur la grosse toile. C’était impressionnant, il y avait des nouages de toutes les tailles et toutes les couleurs, de la taille d’un porte-clés à celle d’une grosse corde de cloche. Il en avait déjà vu de très simples sous verre dans des tableaux, dans des magasins ou des restaurants de bord de mer qui voulaient ajouter un touche maritime à leur déco, mais jamais des nœuds aussi complexes. Il fut vraiment intrigué et s’accroupit pour admirer le travail. Les badauds s’étaient égayés, et il restait presque seul avec le bonhomme.

Ce dernier se tourna vers lui avec un grand sourire et lui tendit la main.

— Monsieur, Hubert Delalande pour vous servir.

Un peu surpris, Drémont tendit la main à son tour pour le saluer.

— Bonjour, Hervé, se présenta-t-il. C’est magnifique ce que vous faites, c’est la première fois que je vois ce genre de nœuds. Ils sont vraiment incroyables.

-Mmmm, nœuds, c’est un peu vague, voire péjoratif. Disons que je gagne ma maigre pitance en exerçant l’art du matelotage. Ou plus exactement l’art séculaire du matelotage traditionnel. Des baleiniers aux terre-neuvas, de Nantucket à Portsmouth, c’est là qu’il faut chercher le berceau de la tradition !

Drémont ramassa une des pièces disposée sur la toile. Elle représentait un genre d’étoile à cinq brins, dont le nouage en drisse de nylon rouge ne montrait ni début ni fin, comme s’il avait été fait d’un seul bloc.

— C’est quoi, celui-ci ? demanda-t-il.

— Ah, monsieur est connaisseur, je vois, il ne s’y est pas trompé. Ce nœud, monsieur, est le nœud des nœuds. L’harmonie parfaite entre les ganses, les croisements alternés, identique sur ses deux faces, c’est le nœud d’étoile à cinq ganses noué à un brin. Noué avec cinq brins distincts, il perd son élégance, devient massif et perd tout son intérêt et sa complexité.

Agnès s’était rapprochée d’eux et se tenait debout derrière Drémont, toujours accroupi près du mateloteur, et écoutait l’homme avec un sourire. Son bagout donnait envie de l’écouter pendant des heures expliquer sa science. À le voir, on devinait qu’il devait avoir des dizaines d’histoires à partager.

— Vous devez passer des heures à faire un nœud comme ça, dit-elle.

— Madame, qu’est-ce qu’une heure dans une vie, quand il s’agit d’atteindre la perfection ?

Tout en parlant, il plongea la main dans son sac et en ressortit un morceau de corde brune d’environ un mètre qu’il commença à entortiller autour de ses doigts. Drémont et Agnès le regardaient effectuer des tours et des boucles avec sa cordelette, le tout avec une précision et une facilité déconcertantes. En moins de trois minutes, il tenait dans le creux de sa main la réplique exacte du nœud que Drémont avait montré.

— Et voilà, il est terminé. Il n’y a plus qu’à le serrer doucement pour le fermer sur lui-même et lui donner sa forme définitive. Comme le dit Ashley dans son Grand Livre : « les nœuds comme les enfants doivent être menés doucement vers la voie qu’on veut leur voir prendre ».

— Je peux ? demanda Agnès en tendant la main.

Hubert déposa doucement le nœud presque terminé dans le creux de sa main.

— La corde est en quelle matière, demanda-t-elle, surprise par l’aspect.

Hubert fronça les sourcils.

— Madame, sauf votre respect, on ne parle jamais de corde dans notre monde, sauf pour la corde de cloche, et celle du pendu mais ça porte malheur. Chaque cordage a son nom, drisse, écoute, grelin, hauban, mais de corde point. C’est donc de bout dont on parle et celui que vous avez entre les mains est ce qui se fait de mieux de nos jours pour le matelotage traditionnel, ou ce qui doit ressembler le plus à ce que nos maîtres utilisaient jadis. Celle-là est une drisse bitumée en coton de trois millimètres de chez Costin, mais malheureusement ils en ont abandonné la production il y a deux ans. Je vis sur mon stock, j’en achète dès que j’en trouve car un jour il n’y en aura plus. En Angleterre, je crois qu’ils ont encore un fabricant, d’après ce que m’a dit un membre de la Guilde. Quant à savoir si elle a la même qualité, c’est un autre débat…

— C’est-à-dire ? demanda Drémont

— La Guilde ? Une association internationale qui regroupe les mateloteurs du monde entier, des Pays-Bas aux Amériques en passant par la Nouvelle-Zélande. Ils se retrouvent de temps en temps, un peu partout, pour des festivals, des réunions, bref, on sort les sacs et on matelote ensemble, on se montre nos créations, nos découvertes et autres nouveautés.

— Et cette drisse, bitumée, qu’est-ce que cela signifie ? Comme du goudron ? Pourtant elle est vraiment souple, reprit Agnès.

— En effet, bitumée elle l’était dans ses jeunes années mais elle a perdu son apprêt. Avant l’arrivée du nylon, à l’époque des seules fibres naturelles, il fallait protéger les lignes de pêche de la putréfaction et de l’usure. On les trempait donc dans un bain de bitume pour les poisser. Elles devenaient raides comme la justice mais duraient plus longtemps.

— Mais là, elle n’est pas bitumée ?

— Non, dans son état original, ça poisse les mains et c’est impossible à travailler tant c’est rigide ; il faut la nettoyer avant, mais pas trop pour qu’elle garde encore cet aspect rustique. Avant je faisais tremper ma glène de bout dans du white spirit toute une nuit puis je la rinçais au savon de Marseille, mais la drisse devenait trop sèche, trop rêche. J’ai essayé pas mal de combinaisons, avec du détachant, de l’eau oxygénée mais c n’était pas encore ça. Puis j’ai appris le bon truc il y a des années à Granville, par un gars de la Guilde d’ailleurs, une pointure dans son domaine.

Agnès porta le nœud sous son nez

— Et maintenant vous avez ce résultat avec cette cordelette ? Et en plus il y a une légère odeur de résine. C’est quoi ce produit miracle ?

— Ahaha, ce n’est pas un secret qu’on donne comme ça au coin d’un quai un soir de Toussaint, ma belle dame, mais comme vous m’êtes agréable, je vous le livre : un bon bain d’essence de térébenthine, rien de plus, rien de moins. C’est Jean-Louis, le président de la branche France de la Guilde, qui me l’a appris mais ça fait un bail qu’on ne s’est pas croisés.

Drémont se retourna vers sa femme et d’un regard, ils se comprirent. Il y avait quelque chose à creuser, il le sentait.

— De la térébenthine ? Vous êtes nombreux à l’utiliser ?

— Oh, on doit être une poignée, au moins ceux que je connais et qui sont versés dans le matelotage traditionnel mais je ne les connais pas tous non plus.

Il les dévisagea un instant et fronça les sourcils.

— Vous voulez prendre des cours de matelotage ?

Drémont sourit.

— Ça m’intéresse.

— Bien… Alors il y a Jean-Louis, qui habite dans le Gard mais il ne se déplace plus guère depuis des années. Il est en fauteuil roulant après un accident du travail sur les chantiers navals, le pauvre. J’avais aussi rencontré une fille, Marie-Pierre, qui en faisait des tableaux de nœuds qu’elle vendait en saison du coté de Bayonne mais je ne sais pas si elle matelote toujours.

— Personne d’autre ? le poussa Drémont.

Le vieil homme se gratta le menton.

— Bah, vous êtes bizarre, vous ! Vous êtes de la police ou quoi ?

— Je crois que c’est important, j’ai besoin que vous répondiez à mes questions, je vous expliquerai après.

— D’accord, ça me va. Il faudrait voir avec Jean-Louis, le président de la branche française, il connaît tout le monde.

— Et vous ne sauriez pas où on peut le trouver, ce Jean-Louis, par hasard ?

— Si, ça ne devrait pas être un problème. Je crois que son adresse est dedans, dit-il en plongeant dans son sac dont il sortit un mince livret. Il a deux ans mais l’annuaire des membres de la Guilde ne change pas tant que ça. Bon, vous m’expliquez, maintenant ?


 

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