Baie de New-York, jour 6
Il est à peine six heures lorsque j’effectue ma – désormais habituelle – promenade sur le pont supérieur, avant de rejoindre le self-service pour le petit-déjeuner. Même si notre accostage n’est prévu qu’à midi, une grosse centaine de passagers savoure son café ici-haut, dans la fraîcheur matinale. L’horizon laisse déjà apercevoir le Pont Verrazzano, coiffant l’entrée de la Baie de l’Hudson. Il faut compter environ quatre heures pour traverser la baie : franchissement du pont vers 8h.
À l’approche de la Big Apple, chacun peut déjà ressentir l’atmosphère frémissante à bord. Même sur un paquebot effectuant une douzaine d’escales annuelles à New York, l’émotion reste palpable. Nos horaires sont aussi favorables que la météo d’ailleurs : sous un ciel dénudé de tout nuage, le tablier du pont brille déjà. Les amateurs de photos avaient déjà fait leur repérage : une arrivée plein ouest avec un soleil matinal est idéale. Ils sont déjà nombreux, téléphone ou appareil-photos dégainé, en pleine balance des blancs.
Certains ont choisi le noir et blanc d’ailleurs. Style d’antan sur un symbole du passé : à l’instar du départ de la Vieille Europe, nous approchons le Nouveau Monde, comme des millions d’aventuriers l’ont fait – dans des conditions souvent plus spartiates que les nôtres ! À bord d’ailleurs, plusieurs passagers marchent sur les pas de leurs proches : un parent, une connaissance, un personnage, qui a lui-même effectué ce voyage.
La Big Apple est un port de croisière secondaire, loin derrière les géants de la croisière américaine. Alors que les grands navires se concentrent d’abord sur les Caraïbes, au départ de Miami et de Port Canaveral, les ports tels New York ou San Francisco attirent un marché plus régional. Les majors déploient occasionnellement un navire en tête de ligne : par exemple l’hiver, pour des croisières vers les Bahamas et les Bermudes, ou l’été autour du Labrador. Les infrastructures à New York s’en ressentent : les plus usitées aujourd’hui, sont sur l’autre rive de l’Hudson, au New Jersey. Plutôt qu’un panorama mythique, elles offrent surtout une bonne desserte routière, loin du trafic engorgé qui court de Brooklyn à North Manhattan.
Les paquebots européens privilégieront par contre ce mythe. Quelques navires escalent aux quais de South Manhattan, toujours ornés des noms White Star, United States Line et autres armements mythiques. Cependant, ces docks perpendiculaires au fleuve présentent des contraintes pour les géants tels le Queen Mary 2 : imaginez le couple de décostage à la renverse, sur un navire qui dépasse le dock d’une centaine de mètres, perpendiculairement au fleuve ! Le Queen Mary 2 a fait quelques escales occasionnelles au quai Cunard historique, mais il privilégie les infrastructures de Brooklyn.
Nous franchissons le Pont Verrazzano, engainant la remontée mythique. Les portes de l’Europe sont multiples : une grosse vingtaine de ports en guerre commerciale permanente pour attirer les mythiques liners. La porte des États-Unis par contre, n’est qu’une : New-York la symbolise. Sur tribord, les quartiers bourgeois coincés entre Brooklyn et les belles plages de la baie, incarnent l’espoir de la réussite à l’américaine. Sur bâbord, nous saluons la Statue de la Liberté, nous rappelant qu’elle a elle-même, effectué ce voyage. Parmi nos passagers, quelques Parisiens, avant de partir, sont allés saluer sa petite sœur, sur l’Île aux Cygnes.
Mais ensuite, retour à une réalité plus froide : Ellis Island, cette administration impitoyable où se sont joués tant de destins. Un Écossais m’a expliqué faire le voyage spécialement pour cela : suivre les traces de son père. Ce dernier, en 1935, a effectué la traversée à bord du Queen Elisabeth, dans l’espoir – certain – de rejoindre une partie de sa famille. Mais refusé à Ellis Island, il a dû rentrer en Europe – à ses frais bien entendu. Un aller-retour presque quatre-vingt-dix ans auparavant, qui a marqué la mémoire familiale.
Évitant devant les Docks de Brooklyn, le Queen Mary 2 se rapproche doucement du terminal qu’il fréquente tous les douze-quinze jours. En tant que liner, le navire a également cet avantage de connaître son port – et ses éventuels points faibles : chacun a été prévenu du temps nécessaire pour la débarque.
Mais la priorité n’est clairement pas de quitter le navire. Chacun savoure encore cette matinée, spectaculaire, cette entrée hypnotisante au cœur de la Big Apple. Y-a-t-il une plus belle façon d’arriver aux États-Unis ? Parmi les passagers, une partie non négligeable effectue l’aller-retour : quelques-uns passeront environ 24 heures à NYC et appareilleront demain soir. Les autres restent ici une douzaine de jours, le temps d’attraper la prochaine traversée retour. Un service pendulaire qui a gardé son charme, séduisant ceux qui ont le temps, pour savourer non seulement le Nouveau Monde mais aussi l’océan qui nous en sépare.