À la uneJeune Marine N°254
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Et si la solution des armateurs était l’humain ?

Par Aymeric AVISSE

A l’heure du bilan de la catastrophe économique et sociale qui s’est abattue sur le monde et en particulier sur le maritime, il est intéressant de se pencher sur les approches que certains armateurs ont eues pour y faire face.

A l’image de certains pays, les armateurs et armements ont fait face à la crise de manières tout à fait différentes : certains se sont concentrés sur la préservation de leur capital financier et d’autres se sont focalisés sur la préservation de leur capital humain, pour assurer à moyen terme une relance instantanée.

Si on prend les armements qui se sont concentrés sur leur capital financier, le bilan instantané dans la crise a été plutôt bon : ne sachant pas combien de temps allaient durer les restrictions, surfer sur l’instantanéité des décisions humaines en conservant à bord les équipages (sans grandes mesures sanitaires coûteuses car confinés entre eux), en ajournant certains contrats, en prenant des libertés sur les durées et qualités d’embarquement ou encore en durcissant de manière indécente les conditions de navigation, d’embauche, ou de maintien dans l’entreprise : toutes ces solutions sont de formidables générateurs d’économies. Au bilan, le trafic de certains n’a pas été trop impacté comme au conteneur ou au vrac liquide mais en ne réalisant pas de relèves et en jouant sur les peurs il s’est introduit une donnée dans les contrats de navigants : la peur du non retour.

Pour d’autres compagnies, plutôt celles très impactées par la crise, le bilan instantané est très lourd : -100% de chiffre d’affaires, des navires à conserver en bon état et à payer sans aucune entrée d’argent. Pour autant, mais attention ce ne fut pas le choix de tous, certains d’entre eux ont misé sur l’humain et surtout la préservation de ce capital qui au final est facile à perdre mais long et coûteux à créer. Certains ont maintenu tous les contrats, effectué ou tenté d’effectuer les relèves jusqu’à faire intervenir les Etats, faire revenir les navires dans les pays de résidence des marins ou encore affréter des jets privés ; certains ont même augmenté financièrement  leurs équipes pour  valoriser le travail contraint des volontaires.

Doit-on donner raison à un modèle plus qu’un autre ? Difficile à trancher tant les situations sont diverses et tant les moyens des Etats du pavillon sont différents suivant les activités. Néanmoins deux sujets de grande importance ressortent de cette crise : le pavillon et l’humain.

Le pavillon a démontré ses capacités sur de nombreux cas : lorsqu’un armement aura voulu faire le maximum pour rapatrier ses équipages les services de l’Etat ont pu débloquer certaines situations quand certains de nos collègues en free lance sont encore à cette heure embarqués. Les armateurs ont également pu bénéficier d’un soutien généralisé des Etats les mieux-disants,  incorporant les armements nationaux à leurs bénéficiaires de plans de chômage, ce qui contribuera également à la pérennité de notre paysage maritime national. Mais les nations ont pu également sanctionner les armateurs : les affaires maritimes australiennes (l’AMSA) bloquent les navires sur lesquels un membre d’équipage à plus de 13 mois de bord.

Et l’humain dans tout ça : problème ou solution ?

Plus on y réfléchit et plus on se rend compte que traiter l’humain comme un problème n’amène pas de solution : on en a eu besoin avant, pendant mais surtout après la crise, car le nouveau départ des armements dépendra de l’humain et de sa motivation. L’évidence mathématique est de « frapper» très fort sur la masse salariale : ces coûts, qui en ces temps accablent le business sans rien rapporter instantanément, mettent en danger la pérennité financière de l’entreprise. Pour autant ne voir la préservation de son capital humain uniquement comme un coût reste une vision à trop court terme : nous sommes tous passés par les Ecoles Supérieures ou Nationales de la Marine Marchande en connaissant et surtout en acceptant les contraintes et les sacrifices qu’il sera légitime de faire durant les années de navigation, mais avec quelques appuis et certitudes, celles d’un pavillon et d’un armement protecteur (plus ou moins quand même !) : le manque de confiance que le navigant peut accorder à son armement ou à son pavillon est également une nouveauté voire pour certains une découverte dans cette crise.

©JVD Manoeuvre d’accostage LH

Les officiers se posent aujourd’hui de nouvelles questions : vais-je continuer à naviguer aussi longtemps que je le pensais ? Vais-je continuer de naviguer ? Mon armement n’a pas été correct,  dois-je voir ailleurs ? Mon armement va faire ce qu’il faut pour me laisser de côté voire me pousser à partir, dois-je prendre cette occasion pour refaire ma vie ? Mon armement ne m’assure pas plus qu’en free lance, dois-je franchir le pas ?

A force de mettre dans la tête ou de déformer les navigants avec des notions de management basiques « qu’il faut profiter de la contrainte », « qu’il faut être audacieux », « qu’il faut savoir se transformer », les armements n’auraient-ils pas à leur dépens alimenté les fuites ? Certainement.

Si le métier de marin n’est pas traité comme un métier salarié « normal » il ne convient pas de trouver des solutions normales : demander de l’engagement à un officier déjà embarqué dans l’expédition maritime peut paraitre ridicule, demander de l’audace quand face à vos situations quotidiennes votre devoir est le résultat peut paraitre ridicule, demander à un officier de faire une confiance aveugle quand à ses yeux celle-ci est trahie peut paraitre ridicule….

A cette heure nombre d’officiers, quelle que soit leur nationalité, se posent énormément de questions quant à leur futur de marin mais si cette reconversion n’était peut-être pas évitable à moyen ou long terme elle introduit une future crise immédiate pour les armateurs : la pénurie d’officiers. Il faut en moyenne 5 ans pour former un officier mais quelques mois suffisent à le dégoûter, n’est-ce pas dans l’intérêt commun de poursuivre l’aventure au long cours ?

Au final, les armateurs ont tout à gagner à soigner leur capital humain, à cultiver leur confiance et à bâtir ensemble. Certains s’entêtent à vouloir désigner comme coupable idéal le marin, sans se rendre compte de la valeur qu’ajoute et produit ce dernier. Les navires, même totalement autonomes, seront tellement coûteux et générateurs d’entretien et donc d’immobilisation puisque plus personne à bord, qu’ils ne seront pas des modèles de vertu en diminution de masse salariale mais plutôt générateurs de nouveaux problèmes bien plus contraignants ; rêver en se mettant dans la peau d’un banquier cost-killer, c’est vivre en théorie lorsque qu’ « en théorie  ça passe ! » mais dans la pratique…

Dans les temps passés il était d’usage de valoriser le salarié que l’entreprise avait réussi à fidéliser, aujourd’hui certains profitent de la crise pour décourager ou chasser leurs talents soit disant coûteux mais au final, faire fuir les motivés ne fait que les remplacer par des personnes qui ne seront pas attachées à leur poste et qui vont coûter en productivité, en formation, doublure etc… L’instantanéité n’est au final qu’une vision tronquée du problème dans un domaine qui ne peut se le permettre : on ne trouve pas un Commandant ou un Chef Mécanicien comme on prend un extra pour le service d’un restaurant le samedi soir, et malheureusement de nombreux armateurs arrivent aujourd’hui devant le mur du recrutement urgentissime car plus personne ne veut plus venir ou revenir.

Au final cette réflexion a pour vocation de faire prendre un peu de recul à tous les acteurs du maritime, armateurs, recruteurs, navigants : la crise a été éprouvante pour tous mais l’une ou l’autre des parties n’est ni toute rose ni toute noire :

Armateurs :

Vos états-majors sont embarqués (valeur bien supérieure à l’ « engagement »), sont dévoués et se font un devoir de trouver des solutions à vos problèmes (valeur bien supérieure à l’ « audace »), sont polyvalents n’ayant peur ni du changement ni de nouvelles expériences (valeur bien supérieure à l’ « agilité »)  et attendent d’être considérés en officiers et non en vendeurs de voitures qu’on va « coacher » avec des éléments de langages, des coups de bâtons ou des bonus/malus sur leur salaire ou temps d’embarquement  en fonction de leurs résultats ou de leur docilité. En cette période particulière, les considérer, entendre et écouter leurs besoins, leurs craintes et leurs freins en les traitant mieux vous apportera le maximum de leur attention, un soutien à court, moyen et long terme contre de gros problèmes de fiabilité et de recrutement à court et moyen termes, n’est-ce pas un engagement gagnant/gagnant qui mérite votre intérêt ? Savoir investir n’est-il pas le secret pour gagner gros ? Certains l’ont bien compris et en tireront certainement de très bons retours financiers,  les retours humains instantanés étant déjà pleins de gratitude et de confiance renouvelée.

Navigants :

La crise finit par se passer, il est tentant de vouloir tout plaquer pour changer de vie mais au final ne serait-ce pas utiliser les pratiques que vous dénoncez de la part d’armateurs peu respectueux ? Les armements respectueux font de plus en plus d‘efforts pour conserver les officiers, ou pour en débaucher de nouveaux tentés par une nouvelle expérience. L’avenir n’est pas noir pour la marine marchande mondiale : restons optimistes mais aussi réalistes, le coup porté étant mondial tous les officiers du monde se posent les mêmes questions, surtout ceux qui sont toujours bloqués, qui acceptent des conditions devenues intolérables  et ceux qui totalisent des temps passés à bord au-delà de l’indécence : les non-marins ont très mal vécu les contraintes du confinement avec  2 mois à la maison sans sortir ( ou presque !) mais le confinement est le quotidien de travail des marins embarqués qui ont jusqu’à plus d’an de temps à bord pour certains ! Il est urgent de se poser pour prendre du recul et en considération la nouvelle donne ainsi que la portée de chaque décision de changement de vie. Tout le monde aura perdu quelque chose dans cette crise mais elle nous aura tous donné le temps de réfléchir, à la maison ou à bord, il serait dommage de ne pas utiliser ce temps correctement car après tout c’est parce qu’on aime naviguer qu’on a choisi d’embarquer.

Aymeric AVISSE

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