Les jours passent et se ressemblent en Méditerranée…. Au grand désespoir des associations humanitaires et notamment SOS Méditerranée, présidée par François THOMAS, ancien élève de l’ENMM. Nous entendons parler de plus en plus de traversées dramatiques en Manche, mais combien de personnes passent tous les jours ? Quelles sont les alternatives pour leur porter secours ? Peut-on y faire quelque chose ? Autant de questions auxquelles François nous apporte ses réponses et nous explique la situation :
Jeune Marine : Pourquoi est-ce de votre ressort de récupérer les migrants en détresse ?
François THOMAS : Nous intervenons en Méditerranée centrale dans une zone où il y a de très nombreux appels de détresse et où il y a très peu de moyens de sauvetage. Cette zone est connue comme la route maritime migratoire la plus mortelle du monde. Plus de 23.000 personnes ont perdu la vie en Méditerranée depuis 2014 dont 19.000 en Méditerranée centrale. C’est la raison de la présence d’un navire de SOS MEDITERRANEE dans les eaux internationales de cette région depuis février 2016. Depuis l’arrêt fin 2014 de l’opération Mare Nostrum, opération mise en place par les autorités italiennes, les moyens étatiques de sauvetage en Méditerranée centrale afin de sauver les personnes en détresse et les débarquer dans un lieu sûr sont très insuffisants, avec pour conséquence une forte augmentation des naufrages.
Il y a souvent un amalgame entre le sujet des migrations et le sauvetage en mer. Nous sommes convaincus qu’il faut trouver des moyens structurels pour faire cesser ces traversées mortelles, mais la situation relève de déterminants très complexes qui ne sont pas entre nos mains. SOS MEDITERRANEE affrète un navire de commerce sous pavillon norvégien à un armateur norvégien, le navire que nous opérons aujourd’hui, l’Ocean Viking, a été adapté pour effectuer des opérations de sauvetage et notre association est avant tout une association civile humanitaire de sauvetage en mer. Humanitaire car il est de notre devoir de sauver des vies en mer, les personnes que nous sauvons sont des êtres humains qui ont chacune des histoires de vie.
Jeune Marine : Y a-t-il un texte vous obligeant à agir ?
François THOMAS : Il y a de nombreuses conventions internationales qui nous obligent à répondre à ces appels de détresse lorsque nous sommes en Méditerranée centrale. Mais avant de nous référer à ces conventions, je dirai que c’est d’abord un devoir moral de tendre la main lorsqu’une personne est en danger. Les marins le font depuis des siècles. C’est également notre devoir en tant que citoyens européens de nous mobiliser face à cette tragédie aux portes de l’Europe.
Notre navire l’Ocean Viking patrouille dans les eaux internationales et lorsqu’il y a un appel de détresse nous répondons comme tous les capitaines de navires du monde comme cela est précisé dans la convention SOLAS : le capitaine d’un navire en mer qui est en mesure de prêter assistance et qui reçoit, de quelque source que ce soit, une information indiquant que des personnes se trouvent en détresse en mer, est tenu de se porter à toute vitesse à leur secours en les informant ou en informant le service de recherche et de sauvetage de ce fait, si possible.
C’est également une obligation dans le cadre de la convention sur le droit de la mer et la convention de Hambourg sur la recherche et le sauvetage (convention SAR 1979).
En tant qu’affréteur, en tant qu’association nous sommes très vigilants sur le respect du droit maritime dans les zones de sauvetage où nous opérons. Nous opérons principalement en zone SAR libyenne et, conformément au droit, nous informons le centre de coordination de Tripoli (JRCC) lors de chaque sauvetage. Malheureusement le JRCC de Tripoli n’assure pas du tout la coordination des sauvetages alors que c’est un point essentiel.
Jeune Marine : On parle souvent des décès mais quel est le flux que vous constatez ? Combien de migrants réussissent à passer quotidiennement ?
François THOMAS : Les statistiques disponibles sont établies par deux organismes des Nations Unies l’OIM * (Organisation Internationale pour les Migrations) et le HCR (l’agence des nations unies pour les réfugiés). Selon l’OIM depuis 2014, 23.485 personnes ont perdu la vie en Méditerranée depuis 2014. Ces données statistiques ne tiennent pas compte de toutes les personnes qui ont disparu sans témoins. Les données statistiques démontrent clairement que la grande majorité des décès se produit en Méditerranée centrale, c’est la raison pour laquelle nous sommes présents dans cette zone.
En 2021, le taux de mortalité par rapport au nombre de traversées a été le plus élevé depuis 2017. Il y a également des statistiques qui sont enregistrées par les autorités italiennes, le nombre d’arrivées sur les côtes italiennes a fortement augmenté en 2021, de nombreuses traversées se font directement depuis la Tunisie. L’UNHCR comptabilisait 63.753 personnes arrivées en Italie au 21 décembre 2021. Le nombre de traversées n’a rien à voir avec les niveaux qu’il y avait il y a quelques années. Le nombre de personnes qui perdent la vie lors de ces traversées est absolument inacceptable.
Jeune Marine : Laisser durer ces pratiques met en danger les marins qui les secourent mais cesser l’assistance reviendrait à de la non-assistance à personne danger, quel est le juste milieu selon vous ? Y a-t-il un milieu possible ?
François THOMAS : Les personnes qui tentent ces traversées périlleuses le font car elles n’ont pas d’autre choix face à ce que de nombreux témoignages nomment « l’enfer libyen », viols, tortures, esclavage, exécution sommaire… « Plutôt mourir en Méditerranée que continuer à vivre dans l’enfer libyen » sont des mots qui reviennent souvent de la part des personnes rescapées. La Libye est dans un chaos politique, les atteintes aux droits humains y sont terribles.
Les équipes de SOS MEDITERRANEE à bord sont composées uniquement de professionnels, la formation et les entrainements sont très nombreux et systématiques avant chaque mission. Ce sont en effet des sauvetages compliqués, la priorité est toujours la sécurité des marins sauveteurs. Nous avons un partenariat avec la Fédération Internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge qui est le plus grand réseau humanitaire du monde et qui a une équipe médicale à bord de l’Ocean Viking.
On peut difficilement parler de juste milieu, il y a des personnes en danger suite à une détresse en mer, ce sont des frères et sœurs en Humanité et il est du devoir de toute personne, de tout marin présent sur zone d’y aller, tout simplement pour sauver des vies.
Jeune Marine : Les températures hivernales et la situation sanitaire sont-ils des facteurs aggravants ?
François THOMAS : Les températures hivernales sont clairement un facteur aggravant. Les personnes qui sont à bord des embarcations de fortune n’ont pour la plupart pas de gilet de sauvetage, ne savent pas nager et en cas de chute à l’eau les risques d’hypothermie sont beaucoup plus importants.
La pandémie a compliqué les opérations de sauvetage et diminué le temps des navires en opérations en mer. De nombreux protocoles ont été mis en place afin qu’il n’y ait pas de cas positif de COVID à bord avant le départ, afin de protéger également les personnes à bord dans l’éventualité où des cas de COVID seraient détectés parmi les personnes rescapées.
Nous respectons les consignes sanitaires requises par les autorités italiennes en particulier les durées de quarantaine imposées à l’équipage de conduite, à l’équipe médicale et aux marins sauveteurs à bord de l’Ocean Viking.
Jeune Marine : Doit-on continuer de la sorte, telle une fatalité ? Quelles seraient les pistes pour s’en sortir ?
François THOMAS : La Libye est dans une situation politique très instable, les atteintes aux droits humains sont documentées par les médias, les ONG présentes sur place et les témoignages des personnes rescapées. Je ne commenterai pas les pistes afin de trouver des solutions géopolitiques en Libye ou ailleurs qui sont très complexes et ne sont pas de ma compétence. En ce qui concerne le sauvetage en mer, la convention SOLAS §V/7 est claire : « Chaque Gouvernement contractant s’engage à prendre les dispositions nécessaires pour la communication et la coordination en cas de détresse dans la zone relevant de sa responsabilité et pour le sauvetage des personnes en détresse en mer à proximité de ses côtes ». Il faut qu’une véritable coordination des moyens de sauvetage soit mise en place en zone SAR sous responsabilité libyenne afin que les personnes en détresse puissent être sauvées et débarquer le plus rapidement dans un lieu sûr. Les états européens doivent mettre en place les moyens de sauvetage nécessaires afin d’assurer cette mission.
Il faut que les Etats européens reconsidèrent leur soutien aux autorités libyennes concernant la recherche et le sauvetage. Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR), la Commission Européenne affirment clairement que la Libye n’est pas un lieu sûr tel que défini par le droit maritime. En tant qu’association de sauvetage en mer nous demandons qu’un système pérenne, coordonné et solidaire de débarquement des personnes rescapées soit mis en place afin que les navires qui ont effectué des sauvetages, qu’ils soient pêcheurs, navires de commerce, navires d’ONG de sauvetage ou autres, puissent débarquer les personnes rescapées dans un port sûr le plus rapidement possible.
https://missingmigrants.iom.int/region/mediterranean
Situation Mediterranean Situation (unhcr.org)
Propos recueillis par Aymeric AVISSE