Jeune Marine va faire une pose dans ses publications mais nous ne vous laissons pas sans contenu : nous avons le grand plaisir de vous proposer pour lectures estivales l’intégralité du feuilleton d’Eric BLANC, « Très seul maître à bord », avec le tout dernier chapitre inédit. Une occasion de connaitre enfin le dénouement de cette belle histoire ou de (re)découvrir cette très belle fiction. Bonne lecture !
Très seul maître à bord
Chapitre 1 – Des matelots fort agiles
Allongé dans son fauteuil de massage, Adam reprit le réglage des lombaires, se cala et jeta un coup d’œil sur sa tablette. Sur l’écran, il pouvait parfaitement distinguer chacune des silhouettes de matelots dont le contour rehaussé d’une auréole orangée portait une étiquette nominative. Sans ce précieux outil d’identification, il aurait eu bien du mal à reconnaître Chun de Ha, ou Wang de Fu. Tout semblait ce matin se dérouler harmonieusement sous le soleil de l’Océan Indien, et la surface repeinte s’agrandissait régulièrement sur le pont, conformément au planning métré que l’ordinateur reproduisait en arrière-plan. Les matelots avançaient en rang sur le pont, poussant devant eux leurs rouleaux qu’ils revenaient plonger dans le pot de minium à intervalles réguliers. Soudain, Adam vit Chung bondir hors de sa rangée et sauter sur la rambarde tribord, d’où il se mit à tirer la langue en direction de Lin le bosco, tout en se grattant sous les bras, ce qui était signe d’une grande insolence. Lin allait sûrement réagir comme à son habitude de manière assez brutale. Adam décida qu’il était temps d’intervenir pour affirmer son autorité. Il sélectionna la touche « rappel à l’ordre de niveau 2 » sur le programme de dialogue, et une vocalise stridente jaillit des haut-parleurs qui équipaient coursives intérieures et extérieures et se faisaient entendre jusque sur le gaillard d’avant. Sur la vue d’écran, le jeune commandant vit distinctement les petites silhouettes rentrer leur tête dans les épaules et Chung sauta par-dessus deux bites d’amarrage pour rejoindre la rangée qui lui était dévolue. Le bougre n’avait nul envie de voir sa ration de fruits diminuée. Adam considéra l’incident comme clos. Mais quand il zooma sur Lin, il vit à ses grimaces que le jeune insolent n’en avait pas fini avec son bosco qui n’appréciait pas qu’une indiscipline obligea l’autorité supérieure à intervenir par-dessus son épaule. Par petits sauts, le maître d’équipage se rapprocha du pot de peinture dont il jaugea le niveau en y plongeant son interminable bras. Quinze minutes plus tard, constatant que la surface programmée pour la matinée était couverte, le commandant appuya sur la touche « fin du poste de travail », et une vocalise, moins aigue cette fois, se fit entendre. Les matelots levèrent leurs longs bras vers le ciel comme pour le remercier de leur accorder repos et repas, puis regagnèrent en se bousculant le poste d’équipage sous le gaillard d’avant. Adam se félicita à nouveau de cet aménagement qui l’isolait de l’équipe, car il fallait bien reconnaître que l’odeur du local était tenace malgré la consigne de changement de paille hebdomadaire.
L’officier – comme ce terme lui semblait désuet – sélectionna sur sa tablette la liste nominative des 25 matelots, la compara aux notes de performance qu’avait calculées le programme de surveillance par caméra, et pondéra quelques résultats (il prenait en compte le fait que Wang souffrait des hanches et que Li-Wu avait des diarrhées). Il décida que le jeune Chung débarquerait à la prochaine escale. Il savait, pour en avoir débattu avec la société de Shipping Management, que la greffe du gène U6zt sur les hylobatidés Nomascus donnait encore des résultats irréguliers. Chung avait réussi ses tests de reproductibilité gestuelle et de perception des consignes par vocalises pondérées, mais il manquait de maturité et risquait de semer la pagaille dans l’équipage. Adam aurait été désolé de devoir à nouveau utiliser les seringues hypodermiques comme il avait été contraint de le faire avec deux énergumènes de sa première bordée de primates.
Lorsque les scientifiques chinois de l’université de Hainan avaient réussi la première greffe du gène cognitif sur un hylobatidé Nomascus, choisi car il possède 52 chromosomes, les protecteurs de la faune avaient vivement protesté contre cette atteinte à la biodiversité, considérant que l’on dénaturait la famille que l’on appelait alors des gibbons à favoris. Ils avaient été rejoints par les antispécistes qui estimaient que les primates opérés n’avaient pas été consultés sur cette manipulation génétique et que l’on attentait donc à leur liberté. Il faut bien reconnaître que les chercheurs chinois n’avaient cure de ces états d’âme bourgeois et que l’utilité soudaine que cette innovation conférait aux gibbons les avait sauvés d’une inéluctable disparition. Les universitaires avaient développé tout un arsenal utilitaire qui leur permettait de louer leurs gibbons comme manœuvres. Un programme d’apprentissage adapté aux mutations cognitives permettait aux meilleurs de ces primates d’effectuer des tâches répétitives à condition bien sûr que celles-ci soient à la portée physique de leur relative petite taille. Cependant, les limites de leur puissance musculaire étaient largement compensées par une formidable agilité. Lors des manœuvres d’accostage, il fallait les voir bondir sur le quai avec la touline dans une main puis remonter le long des amarres pour prendre les derniers tours. C’était si prodigieux que l’on avait pu rapidement se passer des lamaneurs. Remplacer l’ampoule des feux en tête de mât était un jeu pour eux. Visiter et nettoyer les écubiers était pour ces petits acrobates une mission simple accomplie tout en souplesse. Constatant qu’ils se déplaçaient bien plus vite par brachiation, c’est-à-dire en se balançant à bout de bras de point fixe en point fixe, l’armement avait installé un réseau de mâtereaux et de filins sur toute la longueur du passavant, sur le gaillard d’avant et sur la plage arrière, qui donnait à ces derniers une allure d’aire de jeux pour enfants.
L’interface de communication avait certainement été plus long à développer. Toutes les vocalises que les gibbons utilisent pour se parler furent moulinées dans un logiciel de reconnaissance du langage, tout droit dérivé des programmes de déchiffrage de codes. Adam disposait donc d’un traducteur. Il lui suffisait de sélectionner une consigne sur son écran pour la voir transformée en un hurlement strident et assez peu harmonieux mais que tout l’équipage interprétait sur le champ. Les concepteurs de ce programme avaient récemment intégré quelques échanges moins directifs destinés à encourager la troupe en lui exprimant un peu d’empathie. Le commandant pouvait ainsi communiquer aux matelots sa satisfaction, leur confirmer qu’ils étaient de bons garçons ou leur annoncer qu’une distribution de fruits exotiques frais leur serait offerte à la prochaine escale. Un petit peu de bonne humeur qui ne coûtait finalement qu’une pression distraite de l’index sur la tablette.
L’armement avait dû renoncer au port du maillot estampillé au nom du « Pride of Future », le porte-conteneurs que commandait notre jeune homme. Les gibbons ne le supportaient pas et les arrachaient au bout de deux jours pour rendre à leur beau pelage fauve la caresse du grand air. Malgré les travaux conduits sur tout le spectre génétique des hylobatidés Nomascus, la question sexuelle n’avait pas été vraiment résolue car ce charmant animal a une curieuse singularité de mœurs : il est monogame. Il n’était donc pas question de lui offrir des compensations susceptibles de calmer ses ardeurs dans des établissements portuaires spécialisés où quelques femelles gibbons auraient été maintenues artificiellement en chaleur. Devait-on pour autant embarquer les compagnes de nos marins ? Il eût fallu pour cela doubler les effectifs et agrandir le poste d’équipage, sans compter la séparation des boxes qu’auraient réclamé les principes de la vie conjugale. On avait évoqué la possibilité de n’embaucher que des couples dans lesquels les deux parties auraient été aptes aux travaux du bord, mais il fallait alors choisir entre une sélection complexe dans les couples déjà constitués ou des mariages organisés entre gibbons qualifiés qui avaient bien peu de chances d’aboutir, le jeune primate prétendant faire son choix lui-même parmi la gente féminine. Enfin, si des relations homosexuelles pouvaient exister, elles ne dérangeaient pas la paix du bord.
Adam consulta le planning de l’après-midi : graissage des poulies et des câbles de l’échelle de coupée. Le point faible de cette organisation du travail était qu’il n’existait dans la nature aucune vocalise gibbonesque pour dire « va graisser les poulies et les câbles de l’échelle de coupée ». La procédure d’initiation appliquée aux hylobatidés était formelle : il fallait montrer les gestes et les pièces de gréement à Lin, le bosco. Le jeune officier pesta contre cette contrainte encore non-résolue et enfila sa combinaison. L’air de l’Océan Indien était plutôt doux car une brise d’ouest soufflait. Mais Adam n’aimait pas s’extraire de sa cabine-PC, si rassurante avec ses organes de contrôle-commande concentrés autour de sa couchette. Sur le pont, les matelots attendaient sagement au pied du gaillard d’avant. La pause était terminée. Ils ne lisaient pas l’heure, mais connaissaient la signification des sonneries qui rythmaient les journées. Quand il aperçut son commandant, Lin s’avança vers lui avec un curieux geste de respect : il leva ses deux bras, qu’il avait fort longs, au-dessus du crâne et joignit les paumes des mains comme pour applaudir. Les mains se trouvant ainsi à la hauteur du visage de l’officier, celui-ci les saisit dans un geste convenu qui signifiait bien au reste de la troupe que Lin était investi d’autorité par cet humain blond qui décidait du contenu des rations et des heures auxquelles elles étaient distribuées. Adam prit le temps de montrer à son bosco toutes les pièces à graisser. Ce dernier hochait la tête à chaque mouvement d’index de son mentor pour affirmer que l’information était bien enregistrée. La manipulation génétique leur avait conféré une excellente mémoire des gestes et des lieux, ce qui était une qualité au travail mais pouvait s’avérer compliqué chez un gibbon rancunier. Quand toutes les pièces eurent été désignées, Adam montra le pot de graisse qu’il avait sorti du magasin, l’ouvrit et barbouilla une première poulie avec un pinceau. Aussitôt, Lin lui prit le pinceau des mains et se retourna vers ses matelots. Ses gesticulations furent explicites, car tous se mirent au travail, et, confiant dans la bonne exécution de la tâche, leur commandant s’en retourna dans la demi-obscurité de son antre.
Le sujet des émoluments à accorder à cette main-d’œuvre prometteuse avait aussi été l’objet d’âpres débats. Chacun s’accordait à reconnaître que se contenter de nourrir ces braves serviteurs en reconnaissance des services rendus, allait à l’encontre de toute morale. Quitter sa forêt humide et sa tribu pour de longs mois méritait aussi une compensation. L’Organisation Mondiale des Marins, qui ne vivait plus que pour justifier ses permanents appointés et qui se cherchait une nouvelle cause, se fit l’avocat des primates dont la seule défense possible aurait été de se croiser les bras, rejoignant les combats humains du 20ème siècle. Ouvrir un compte en banque à des matelots qui ne disposaient pas de terminaux de paiement dans leur habitat naturel, paraissait cependant un peu vain et exagéré. Le représentant des armateurs proposa d’augmenter sa cotisation à la caisse de chômage qui dédommageait les hommes laissés à terre. Le médiateur se gratta la gorge, sentant bien que cette idée philanthropique s’aventurait sur les sentiers de l’absurde. Un compromis fut trouvé après de longues heures de négociations, prolongation à laquelle tenaient certains partenaires missionnés : les employeurs financeraient une réserve naturelle pour que les gibbons marins puissent y passer leur temps de repos et leur retraite dans de bonnes conditions auprès de leurs compagnes. Se souvenant de son passé étudiant de défenseur de la cause animale, le médiateur se demanda ce qu’y gagneraient les primates par rapport à leur oisiveté originelle, mais il décida sagement de taire cette question existentielle. L’Organisation Internationale des Marins obtint deux postes d’inspecteurs de ces réserves naturelles. Cet accord sur les rémunérations ouvrit un nouveau cycle de négociation sur l’âge de leur mise en retraite qui devait être calculé sur l’espérance de vie des gibbons à favoris.
Bientôt 17h30. Sur l’image que lui renvoyait la tablette, Adam voyait Lin le bosco lever le pouce au bout de son long bras dressé. Orientant ses caméras et jouant avec les zooms, le commandant put constater que le travail planifié avait été exécuté et le matériel rangé. Il actionna la vocalise de fin de journée et vit les matelots rejoindre leur poste du gaillard d’avant en se balançant de filin en mâtereau et de mâtereau en filin. Il ne restait plus qu’à donner la consigne à l’automate de distribution de nourriture.
Chapitre 2 – Des mécaniciens infatigables
Adam tournait lentement sa cuillère dans le bol de potage énergétique. Face à lui, Mec.1 montait les marches de l’échelle qui conduisait au local de la pile à hydrogène de 2ème secours. Mec.1 faillit trébucher, se rattrapa et stabilisa ses hanches pour reprendre lentement sa déambulation. Un moment inquiet à la vue du pied qui s’était posé à côté de la marche, l’officier se souvint que les architectes avaient supprimé toutes les rambardes des échelles, estimant que les capteurs de vide apportaient aux déplacements une sécurité bien supérieure à ces antiques structures métalliques. Cette mesure d’économie, tout à fait compréhensible, obligeait Adam à s’équiper du casque à vision et équilibrage lorsqu’il devait se rendre dans le compartiment machine, ce qui, il faut bien le reconnaître, devenait de plus en plus rare. Mec.1 ouvrit la porte du local avec la poignée inférieure et commença ses relevés. Son chef-mécanicien se désintéressa de cette tâche de routine et reporta son attention sur la vue d’écran qui enregistrait en instantané la quantité de CO2 émise. Il sourit en songeant que sa nouvelle bordée de mécanos ne pouvait pas être soupçonnée d’exhaler ce gaz ennemi de l’humanité. Mais le même compteur affichait en ligne le coût de l’impôt CO2 que l’armement devait verser à la Commission Mondiale Climatique, et ce sujet ne prêtait pas à sourire. Le jeune commandant se promis de reprendre rapidement le paramétrage de l’itinéraire météo-CO2 qui devait être encore capable de réduire cette taxe dont le montant faisait vaciller la rentabilité de l’armement. Un message s’inscrivit sur l’écran pour l’informer que Mec.2 et Mec.4 allaient attaquer la maintenance du compresseur frigorifique N°2 (tâche mensuelle 3b). Il partagea son écran entre une vidéo du local frigo et un déroulé séquentiel de la tâche 3b. Les deux robots apparurent dans le champ de la caméra. Mec.4 se dirigea vers le barillet à outils qui pivota et présenta à ses deux membres antérieurs, qui les encliquetèrent, les outils nécessaires au démontage du capot. Alors que les écrous se dévissaient en quelques secondes, Mec.2 assurait le maintien du coffrage avec sa ventouse sous vide, prêt à le déposer délicatement au sol quand son camarade aurait retiré le dernier écrou.
Quatre robots quadrupèdes assuraient l’entretien du vaste compartiment machine, et Adam disposait encore de Mec.5 qui attendait dans son placard une défaillance éventuelle d’un collègue, défaillance rarissime qui n’avait pas encore permis à ce supplétif de se dégourdir les pattes depuis le départ. Outre une excellente fiabilité, ces fidèles mécaniciens étaient d’une habileté remarquable et s’acquittaient de leurs tâches de maintenance avec efficacité. Leur chef n’avait décidemment rien à leur reprocher. Il se contentait de planifier et de superviser leurs travaux depuis son PC de commandement. Quand les tâches assignées étaient terminées, les paisibles robots regagnaient leur local de recharge, connectant leur arrière-train à la prise nourricière. Le concepteur avait même prévu la défaillance énergétique d’un membre de l’équipe, une forme de crise d’hypoglycémie : l’un des mécanos, breveté secouriste, partait alors à la recherche de son camarade immobilisé et le chargeait sur son dos pour aller le déposer délicatement devant sa source d’alimentation. Deux fois par jour, le travail s’interrompait pour des pauses recharge de deux heures, ce qui laissait tout de même un temps de travail de 20 heures. Belle performance pour des ouvriers peu exigeants !
Un voyant orange clignota sur l’écran partagé dont l’autre moitié montrait Mec.4 le bras levé, la face avant dirigée vers la caméra de surveillance dans une attitude clairement interrogative. Adam questionna le programme. Celui-ci enregistrait en ligne tous les paramètres de démontage mesurés par les capteurs d’effort-pression-température que chaque robot portait à ses poignets-outils. L’écart fut vite détecté : grippage du tirant de culasse N°3 au desserrage. En validant la proposition d’action corrective du programme, le jeune homme autorisa un surcouple de 50%. Mec.4 acquiesça et retourna connecter son bras droit sur l’outil. Le temps de jeter un coup d’œil sur l’écran de navigation et de vérifier que l’horizon restait libre devant la proue du Pride of Future, Adam reporta son attention sur le travail des mécaniciens. Mec.4 avait à nouveau levé le bras droit et tournait vers lui sa face éclairée de deux yeux aux diodes bleues. Il y avait clairement un os. Le blocage persistait. La situation n’était pas encore alarmante, le compresseur N°1 assurant le maintien en froid des frigos. Les mécanos n’avaient nul besoin de nourriture réfrigérée et lui-même pouvait se contenter de lyophilisé. Mais il n’était pas question de priver les matelots gibbons de leur ration de fruits frais dont la conservation dans l’Océan Indien nécessitait des frigories. Le jeune commandant songea que sans cette exigence, le chantier naval aurait fait l’économie de ces auxiliaires coûteux et l’aurait privé sans état d’âme de ses sodas glacés et de ses glaces à la fraise.
Après avoir consulté la procédure en mode dégradée, il s’assit devant son clavier et entreprit de rédiger un programme de cisaillage de la tête de tirant. Les photos d’outils défilaient à sa demande, accompagnées de leurs caractéristiques et de leur capacité. A chaque séquence rédigée, Adam lançait une simulation sur le programme 3D et vérifiait le bien-fondé des réglages adoptés. L’angle d’attaque de la disqueuse lui donna un peu de fil à retordre, mais en vingt minutes, le programme de dépannage fut écrit et testé en mode virtuel, et le chef-mécanicien put l’insérer dans le programme-maître de Mec.4 et Mec.2. Les deux braves robots repartirent au combat armés de nouvelles instructions et leurs bras sélectionnèrent disqueuse et pince-étau. Un peu préoccupé par cette séquence inédite, Adam zooma sur le tirant N°3. Il pouvait voir Mec.2 tenant la tête de tirant d’une poigne ferme et Mec.4 approchant lentement le petit disque de céramique de la tige de métal récalcitrante. Il y eut un coup de roulis assez inattendu sur cette houle plutôt paisible – une petite vague scélérate – et un hurlement strident suivi d’un clignotement rouge sur l’écran de supervision : Mec.4 venait de mutiler son camarade, le disque ayant glissé jusqu’à atteindre le poignet du malheureux. Adam décida de s’accorder quelques heures de répit. Il envoya le blessé à l’infirmerie mécanique et suspendit l’opération, tout en donnant l’ordre à Mec.5 de sortir de son refuge pour venir remplacer son collègue estropié. Il faudrait organiser l’opération chirurgicale dès le lendemain, deux des robots valides étant capables de remplacer le membre endommagé de leur camarade. Tout était prévu. Mec.4 n’eut pas à charger Mec.2 sur son dos, car le déplacement de ce dernier sur trois pattes, assez lentement il est vrai, était également prévu.
Le crépuscule s’annonçait, essentiellement par la reprise automatique de la sensibilité des caméras installées sur le pont. Adam ne se sentait pas fatigué, juste un peu las par cette succession de faits journaliers retransmis à tout instant par les systèmes de surveillance. Avant de s’accorder un moment de détente, il vérifia à nouveau les paramètres de navigation et consulta la table des unités navigantes identifiées (ISU – Identified Sailing Units) dans un rayon de 20 milles. Aucune des ISU répertoriées ne croiserait le Pride of Future dans les deux heures à venir. Il décida de resserrer le critère d’alerte à 5 milles et, changeant de vue d’écran, choisit un jeu d’échecs. Il entama une partie avec un niveau de complexité 4, niveau pour lequel il n’avait pas encore atteint un coefficient de victoire de 80%. Très vite, l’avancée des pièces blanches, les siennes, et le mouvement des pièces noires, celles du logiciel, retinrent toute son attention et lui procurèrent une agréable sensation de délassement. Il venait d’enlever de haute lutte une tour à son adversaire quand le haut-parleur du local lui transmit une sorte de miaulement dont la sonorité inhabituelle le tira de sa concentration. Sur la vue d’écran de surveillance sonore, un voyant clignota pour lui indiquer que le bruit, qui se prolongeait avec une intensité variable, venait du local de recharge des robots. Il sélectionna donc les caméras du réfectoire des mécaniciens et vit très clairement que Fu se tenait tout contre Mec.1. Tout en prodiguant ses caresses au robot, le jeune gibbon chantonnait. Il avait apporté avec lui un chiffon de laine et le passait et le repassait inlassablement sur le dos métallique de Mec.1. À dire vrai, ce dernier ne se défendait pas et semblait accepter ces marques d’affection. Ce n’était pas la première fois qu’Adam surprenait Fu à s’introduire dans le domaine des mécaniciens, dont il avait pourtant dû interdire l’accès aux matelots après que ceux-ci aient provoqué une rixe avec les bouchons-gras. Plusieurs gibbons avaient en effet surgi dans la salle des machines et avaient entouré Mec.4 dans une sorte de ronde moqueuse. Les uns saisissaient une patte, d’autres tapotaient la carapace ou mettaient leurs doigts dans les yeux lumineux. Les gestes s’amplifiant avec l’excitation de la danse, on bousculait le malheureux robot. Mec.4 s’était d’abord replié sur lui-même, couché au sol comme le ferait un chien apeuré. La surprise était venue de Mec.2 et Mec.3 qui, arrivant à la rescousse de leur collègue malmené, avaient tapé à gauche, piqué à droite, brandi leurs membres antérieurs dans des moulinets frappeurs, mettant les gibbons taquins en déroute. Adam, qui avait observé depuis son PC cette descente des matelots chez leurs confrères mécaniciens, sélectionna en hâte la consigne « rappel à l’ordre de niveau 3 », dont la vocalise stridente fit clairement comprendre aux garnements qu’ils passeraient une soirée à jeun. Le lendemain matin, il s’était résolu à sortir sur le pont et avait convoqué Lin le bosco devant la porte du compartiment machine pour lui signifier l’interdiction d’y pénétrer, à charge pour lui de faire respecter cette sévère consigne. Mais Fu s’était pris d’affection pour Mec.1 et continuait à se glisser subrepticement dans son local pour lui prodiguer soins et caresses (Fu avait cependant vite compris que l’épouillage n’était pas utile). Adam n’avait pas le cœur de briser cette amitié, somme toute innocente. Il se contenta d’émettre, grâce à l’interface de dialogue, peu préparé pourtant à commenter ce type de situation, une vocalise qui signifiait peu ou prou « je rappelle qu’il est l’heure de regagner sa couchette ».
Adam avait été très intrigué par la réaction des deux robots lors de l’attaque des gibbons. Comment cela était-il possible ? À quelle instruction répondaient-ils ? Il passa de longues soirées à dépouiller le script du logiciel de commande qui logeait dans le cerveau de ses subordonnés. Après l’avoir comparé avec la version officielle de sauvegarde, il finit par découvrir un programme caché intitulé « self-defensive reaction ». Les robots étaient programmés pour se défendre, voire pour attaquer, quand ils détectaient une atmosphère hostile autour d’eux, laquelle était caractérisée par la convergence de coups, de mouvements alentour qualifiés d’impulsifs (rapidité et fréquence), d’un niveau sonore aigu et d’une forte électricité statique. Un algorithme mixait ces ingrédients mesurés par les innombrables capteurs dont les quadrupèdes étaient équipés, puis définissait des niveaux d’alerte avec les réactions associées, allant du repli stratégique à l’attaque physique. Si la lecture du logiciel éclairait le jeune chef mécanicien sur la capacité d’autodéfense d’un robot, elle laissait encore dans la pénombre les critères qui avaient amené deux collègues éloignés de la zone de turbulences à venir à la rescousse. Il était plus que probable qu’un sous-programme permettait à un membre du clan d’appeler au secours.
Ce programme caché laissa Adam rêveur. Tout d’abord, il était pénible de constater que les ingénieurs programmeurs n’étaient pas transparents pour leurs clients. Pris au jeu d’offrir toujours plus d’autonomie à leurs créatures, ils ne l’étaient peut-être même pas pour leurs propres patrons. Il fallait sans doute s’attendre à d’autres découvertes du même acabit. Dès lors, comment se fier à son équipe ? Comment réagirait-elle dans une situation de crise, un incendie ou un geste maladroit de leur patron ? Il est vrai que celui-ci disposait du badge « orange » qui devait en théorie garantir un certain niveau d’obéissance. Pour se rassurer, Adam se raccrocha à l’existence de ce badge et à sa vertu telle qu’elle lui avait été vendue, mais au fond de lui-même, cet incident laissa planer un doute sur la fidélité absolue de ses mécanos.
Ce n’est pas sans une certaine appréhension qu’il pénétra dans l’infirmerie mécanique pour opérer le blessé avec Mec.4 et Mec.5 comme assistants chirurgicaux.
Chapitre 3 – Un officier augmenté
Le tourbillon des violons transporta Adam sur une constellation musicale encore inconnue. Il lui semblait qu’un nombre infini de portées venait fracasser leurs notes sur les parois de la cabine pour mieux marier leurs sonorités tout en leur conservant une clarté cristalline dont la pureté ravissait l’oreille du mélomane. La tornade s’estompa dans un ciel d’orage, puis une flûte traversière pris son envol dans le silence complet des cordes. Le concerto pour 600 violons, deux flûtes et un hautbois, composé par Kevin Duranton-Larue et interprété par le dernier-né des PC musicaux Yepo, était une pure merveille. Le programme qui avait réussi à disséquer les sonorités primaires des meilleurs violons exhumés des conservatoires pour les associer et les magnifier, avait un talent fou. Les orchestres classiques ne pouvaient plus lutter avec ce musicien de génie, leurs meilleurs virtuoses ne parvenant jamais à exceller sur toutes les gammes et tous les registres, ce que savait faire désormais le Yepo Music XB5 (5ème génération). Duranton-Larue avait réussi à pousser l’instrument dans ses ultimes retranchements, explorant des thèmes et des tons encore inusités. Son œuvre était saluée par toute une génération que cet art absolu fascinait. Bien-sûr, le critique musical Armand Naudou, qui avait encore ses fidèles, avait parlé de « l’inhumanité de la perfection », mais Naudou passait pour un ronchon réactionnaire qui se retrouverait bientôt seul à pleurer sur les enregistrements microsillons de Karajan.
Adam avait vaguement conscience que son statut d’homme augmenté lui donnait aussi accès à des perceptions affinées. Le souvenir des sensations qu’il éprouvait avant l’opération s’estompait au fil des années, son état actuel devenant une référence naturelle. Aurait-il autrefois apprécié avec tant d’acuité les subtilités de ce concerto ? Que seraient nos organes sensoriels sans le travail permanent du cerveau pour en transformer les signaux ? À un cerveau augmenté correspondaient logiquement des perceptions affinées, dont chaque signal unitaire atteignait sa cible et y inscrivait son message. La mutation ne touchait donc pas seulement la mémoire, mais toutes les capacités cognitives.
Emergeant de ses transes musicales, Adam se pencha sur l’écran de navigation constellé d’informations textuelles, de commentaires attachés aux amers et aux navires. Toutes les données étaient là, sous ses yeux, et il savait que toutes s’imprimaient instantanément dans son cortex qui les stockait dans l’extension de mémoire. Evoquer la vue d’ensemble ou un composant de cette vue ramenait à la surface toutes les informations qui leurs étaient rattachées. C’était prodigieux. Il était clair qu’un cerveau maintenu dans son état initial ne pouvait absorber l’ensemble des données que la réalité augmentée lui soumettait. De même, un seul homme ne pouvait digérer toutes les informations issues de la salle machine qu’à condition d’avoir vu sa capacité mémoire significativement gonflée. Cette surcapacité mémorielle et analytique avait une contrepartie : à tout instant, le simple souvenir d’une vue d’écran ou d’un symbole, le rappel d’un nom de lieu sur une côte, une réminiscence de navire croisé la veille, et la totalité des caractéristiques bouillonnait dans son esprit. Ces sollicitations accidentelles empêchaient de prendre un repos complet et pouvait même troubler les rêves les plus banals. Pour lutter contre la migraine liée à cette forme de surmenage, le jeune homme faisait du yoga. Il s’exerçait à vider son esprit, à en extraire toute trace de pensée, exercice qui s’avérait ardu pour un cerveau survitaminé. Les spécialistes étaient conscients de ce paradoxe : enseigner l’art du vide pour supporter la surcharge et survivre mentalement au statut de génie artificiel.
Ce sentiment de puissance cérébrale, et sa capacité à la supporter et à la gérer, flattaient l’ego d’Adam, même s’il ne se l’avouait pas aussi franchement. Il pensait avec un zeste de commisération à ses camarades de la filière classique, ceux que l’on avait vite surnommés « les tradis » par rapport aux « augmentés ». Ils n’avaient pas voulu ou pas osé sauter le pas. Certains ne s’étaient pas sentis capables d’affronter cette ébullition informative. Ils redoutaient d’avoir à jongler jour et nuit avec des boules en nombre exponentiel. D’autres se retranchaient derrière des raisons éthiques, voire religieuses, avec tout l’obscurantisme que ce genre d’excuses véhicule. D’autres, enfin, hissaient le pavillon de la tradition attachée à un métier ancestral auquel on devait marquer du respect, oubliant toutes les mutations que le métier de navigant avait déjà connues. Imagine-t-on ce que les premiers radars avaient signifié pour nos ancêtres ? Mais des « tradis », il en fallait encore pour la pêche hauturière, la pêche côtière ayant été confiée à des drones, pour certains remorqueurs, et pour quelques pays aux règlementations rétrogrades. À l’école, les « augmentés » et les « tradis » ne se fréquentaient guère, les derniers trouvant du snobisme dans les distractions intellectuelles que leurs camarades recherchaient comme des défis et des exercices, et les premiers s’ennuyant vite au contact de camarades dont les réflexions et l’humour avaient des lenteurs de tortues.
L’accès à l’opération ne s’ouvrait qu’après de nombreux tests psychologiques, qui s’ajoutaient donc aux épreuves du concours d’entrée à l’Ecole Supérieure des Ingénieurs Navigants : tests de personnalité, tests de stabilité psychologique, prélèvement ADN pour vérifier la cohérence du potentiel génétique, vérification des facultés initiales d’apprentissage et de mémoire pour servir de références aux tests post-opératoires. Les spécialistes redoutaient en particulier le risque de suicide chez les personnes qu’un tel maelstrom de la pensée pouvait gravement perturber. Adam se souvenait de Rodolphe, un garçon brillant et qui paraissait devoir exceller dans tous les domaines. Les entretiens avaient révélé son goût pour la philosophie et la poésie, bref des tendances méditatives voire rêveuses : rédhibitoire pour les psychologues ! Aujourd’hui, Rodolphe, « tradi » par sélection, naviguait sur un paquebot de croisière, grand employeur de galonnés visibles, et avait ouvert un blog dans lequel il s’interrogeait sur le caractère éthique de la chirurgie cérébrale.
L’opération avait eu lieu trois mois après le dernier entretien, cette période étant laissée au candidat pour mûrir sa décision et renoncer en cas de remords ou d’appréhension. Soixante filles et garçons avaient finalement été admis à l’Institut Transhumaniste de Villebois. L’intervention consistait en trois trépanations d’un diamètre millimétrique qui permettaient de greffer sur des neurones, sélectionnés comme étant des voies d’échanges privilégiées, une puce d’une capacité mémoire de dix terabit, une première carte de sélection et de tri des données appelées par le cerveau pour nourrir la pensée et une seconde carte de régulation des flux d’information. Ce dernier élément avait été développé et ajouté depuis peu car les médecins avaient constaté que les premiers « augmentés » souffraient d’une sorte de logorrhée : ils récitaient des pages entières de données en désordre, psalmodiaient des chapitres de dictionnaire ou débitaient hors de propos des slogans publicitaires. Après trois jours passés dans l’obscurité et le silence pour laisser aux greffes le temps de cicatriser sans craindre une surchauffe liée au flux des données, Adam s’était prêté aux premiers exercices probatoires. Il avait d’abord joué à un gigantesque Memory sur ordinateur. Sa souris retournait deux cartes par tour puis en cachait à nouveau les images, et le jeu consistait à retrouver les couples de mémoire : une vis avec son écrou, une prise mâle avec sa femelle, deux sister-ships, etc… Sans grand effort, le convalescent retrouvait la carte jumelle qu’il avait déjà visualisée quelques tours auparavant. Passé le premier enthousiasme, le jeu devint vite lassant. Les mouvements étaient automatiques et infaillibles. Le test suivant consistait à dessiner de mémoire un schéma de câblage après l’avoir observé pendant une minute. Malgré son peu de talent pour le dessin à main levée, Adam avait su restituer le plan sans douter un instant de l’exactitude de ses traits. S’ensuivirent d’autres tests parmi lesquels il faut citer l’appel aux souvenirs d’enfance. Le jeune homme en comprit vite le but quand il réalisa quel effort il devait fournir pour les extraire de sa mémoire en comparaison avec les données dont on l’alimentait depuis l’opération.
Si les jeunes « ingénieurs augmentés » (diminutif de l’acronyme officiel ICCMA, soit Ingénieurs aux Capacités Cognitives et Mémorielles Augmentées), comme les appelaient les infirmières de l’Institut Transhumaniste de Villebois, avaient eu, lors de leurs conversations dans le parc, la franchise d’exprimer leurs pensées profondes, ils auraient confessé un certain désarroi. D’une part, leur cerveau semblait maintenant tourner sans effort quand il était confronté à un exercice d’acquisition et de restitution de données, ce qui réduisait considérablement la satisfaction que l’atteinte d’un résultat pouvait auparavant procurer. D’autre part, le brouillard dans lequel flottaient les souvenirs d’enfance provoquait une forte appréhension de les voir s’effacer définitivement en coupant les jeunes gens de leurs racines dans une sorte d’amnésie progressive. Adam finit par s’en ouvrir aux médecins qui s’empressèrent de définir des thérapies adéquates. Pour lutter contre l’ennui causé par des neurones suralimentés qui confisquaient la sensation d’effort, ils prescrivirent des distractions à la hauteur : jeu d’échecs, énigmes dynamiques dont la solution évoluait au fil des investigations ou nuanciers de couleurs d’une grande subtilité. Pour s’attaquer à la deuxième appréhension, ils recommandèrent à Adam de rédiger au plus tôt ses souvenirs d’enfance, d’y adjoindre toutes les photos dont il disposait, et de consulter cet almanach le plus souvent possible.
Adam avait donc scrupuleusement emporté à bord cet album dans lequel étaient consignés anecdotes, e-mails familiaux, extraits Facebook (il souriait à l’évocation de cet outil du temps jadis qui lui avait enseigné les balbutiements des échanges en réseaux, mais qui avait eu bien du mal à lui restituer des documents personnels d’une quelconque valeur), et des photos choisies parmi la multitude d’images accumulées sur les réseaux. Dans les moments de grande fatigue, il avait l’impression de feuilleter les souvenirs d’un autre jeune homme qui, certes, lui ressemblait physiquement mais ne lui renvoyait plus un écho bien net. Il y avait pourtant deux photos vers lesquelles il retournait plus volontiers, car elles ressuscitaient des sensations particulières : sur la première, Adam avait quinze ans et se tenait allongé sur une plage aux côtés de sa cousine Léa pour laquelle il avait éprouvé plus que de l’affection. Léa était entrée depuis dans un monastère au Chili. La seconde le montrait assis aux commandes d’un simulateur de vol lors du salon du Bourget, un appareil extraordinaire qui servait au 20ème siècle à enseigner le pilotage en restituant des impressions physiques, ce que ne pouvaient plus faire les logiciels didactiques de notre époque, tournés exclusivement vers l’acquisition de réflexes face à des situations rapportées à des équations. À l’inverse, le jeune homme évitait inconsciemment certains messages archivés, en particulier ceux qu’il avait échangés avec son père lorsqu’il avait appris à ce dernier sa décision d’accepter l’opération pour rejoindre un corps d’élite. Son père lui avait alors parlé de patrimoine génétique, d’une nature humaine à laquelle on devait un profond respect pour avoir traversé les siècles, et d’apprentis-sorciers qui crucifiaient l’avenir de leurs jeunes cobayes. Adam, qui n’avait jamais vu en son père un homme religieux, s’était étonné de la virulence de ses propos qui dissimulaient avec peine une grande tristesse. Il lui avait rétorqué que l’avenir appartenait aux audacieux et que les pionniers avaient toujours risqué le bûcher, que l’ajout de prothèse à la hanche ou de prothèses auditives relevait de la même logique d’augmentation, en plus timide, mais le souvenir de ces échanges le mettait encore mal à l’aise. Heureusement, une note d’humour égayait cette époque : son grand-père, qui était du métier et avait appris la navigation à une époque où le sextant survivait encore, avait rétorqué en apprenant la nouvelle : « Adam, je suis bien content que ton armement ait décidé de t’augmenter. Tu le mérites certainement. Une augmentation de salaire est toujours bonne à prendre ». Le jeune ICCMA avait renoncé à corriger la compréhension du vieillard auquel on ne pouvait demander d’apprendre le langage d’une époque en pleine accélération.
Un petit buzzer tira Adam de ses pensées. L’écran de navigation présentait une hypothèse de route collision et proposait une correction de trajectoire. En dix secondes, le commandant eu acquis la photo exacte de la situation telle qu’elle se présentait : caractéristiques de tous les échos radars et satellites, de sa route vraie sur le fond, de l’optimum CO2 et des cercles de sécurité que la trajectoire proposée allait créer. Il appuya sur la touche de validation.
Chapitre 4 – Jamais seul…
Les lèvres de Linda s’approchèrent de la bouche d’Adam qui ferma les yeux dans un doux moment de recueillement. Il imagina un contact chaud et appuyé. Quand il regarda à nouveau sa fiancée, celle-ci était comme assise sur ses genoux, plus légère qu’une plume d’hirondelle.
- « Mon chéri, où se trouve aujourd’hui ton beau vaisseau ? »
- « Beau vaisseau, tout est relatif… Nous nous approchons de Suez. Et toi, qu’as-tu fait de ta journée ? »
Linda se releva et fit virevolter une jolie jupe de lin aux couleurs chatoyantes pour montrer son dernier achat. Son corps de danseuse était d’une rare élégance et chacun de ses mouvements dénotait souplesse et harmonie. Sa chevelure ondulée avait des reflets blond-vénitien. Ses lèvres étaient profondément rouges et Adam était fou de ses sourires à la fois coquets et discrets. Le Pride of Future eut un léger mais inattendu mouvement de roulis et la jeune fille pénétra dans l’armoire qui l’absorba pour moitié. L’effet d’écrasement de la silhouette était assez déroutant et Adam détourna le regard. Inconsciente de cette interaction, Linda continuait le récit de sa journée. Son professeur de sociologie disruptive avait brillamment disserté sur l’explosivité positive des chocs communautaires dans un cadre périurbain. Adam eut bien la tentation de s’interroger sur les lois de la physique qui pouvaient régir de tels phénomènes, mais il garda prudemment le silence pour ne pas imposer une vision masculine réductrice et déplacée. La jeune étudiante n’avait pas encore été augmentée, mais ses capacités d’assimilation naturelles faisaient l’admiration d’Adam. L’opération était prévue au printemps prochain. Ce projet avait fait l’objet de quiproquos ambigus avec Nadia, une amie d’enfance qui cédait facilement aux conformismes de l’époque. Nadia voulait savoir quelle augmentation allait être effectuée : seins, fesses ou hanches ? Linda avait une silhouette toute en finesse. Ne rêvait-elle pas d’offrir à son compagnon quelques rondeurs alléchantes ? Des courbes prononcées mises en valeur par un pantalon moulant lui iraient à ravir. Tous les garçons se retournaient sur les postérieurs un peu charnus, n’est-ce-pas… Une telle opération était monnaie courante, et d’ailleurs, Fla2gen, la chanteuse la plus en vue, venait d’être littéralement transformée pour la plus grande joie de ses cinq millions de suiveurs. En racontant l’anecdote à Adam, Linda laissait encore poindre un soupçon d’énervement : Nadia, ayant enfin compris qu’il s’agissait du cerveau et non de l’enveloppe corporelle, avait haussé les épaules, qu’elle avait très rondes, en demandant à son amie en quoi un tel ajout allait la rendre plus séduisante ou plus apte à comprendre la sociologie disruptive. De telles questions étaient accablantes à une époque où la compétition entre genres battait son plein. Augmenter ses capacités cérébrales était déjà une fin en soi. Le néo-philosophe Kim J.Smith, qui avait savamment esquissé les contours de l’humain de demain, n’avait-il pas écrit « le transhumanisme sera transgenre ou ne sera pas » ?
- « As-tu-encore quelques instants avant de partir à tes cours ? »
- « Je peux rester encore une demi-heure. »
- « Alors, assieds-toi et donne-moi un court instant pour vérifier la distance restante avant le prochain changement de cap programmé. »
- « Ne me dis pas que tu vas prendre la barre ! »
- « La barre ? Nous ne sommes plus au vingtième siècle ! Je dois seulement valider certains points critiques. C’est le règlement, un peu désuet, je te l’accorde. »
De retour quelques minutes plus tard dans son espace de vie personnel, Adam trouva la jeune fille assise en travers dans un fauteuil en rotin, les deux jambes sur un accoudoir. Il eut une légère bouffée de chaleur, qu’il n’aurait avouée pour rien au monde. Les échanges holographiques permettaient de vrais moments d’intimité dont il fallait connaître et admettre les limites. La technique avait formidablement progressé depuis dix ans, apportant couleurs et finesse de résolution. À cinq mille kilomètres de distance, on pouvait cohabiter visuellement et avoir l’impression d’une petite tranche de vie partagée. Il fallait maîtriser les codes de cette technique pour qu’elle apporte des satisfactions plutôt que des frustrations. Les jeunes gens avaient convenu de se connecter holographiquement quand ils se trouvaient dans des lieux définis : lui dans cet espace de vie personnel du Pride of Future, et elle dans leur petit appartement de Cergy. Ils pouvaient ainsi évoluer parmi des repères à peu près connus, évitant à leurs silhouettes de franchir trop souvent des portes fermées ou de passer au travers du lit de l’autre.
On était loin désormais des formes fantomatiques grâce auxquelles des artistes ou des hommes politiques se dédoublaient voici trente ans. La technique d’enregistrement des phases et des ondes diffractées avait brillamment progressé, captant les variations de couleurs les plus subtiles et compensant les creux de lumière par un logiciel de reconstruction de la silhouette. Le nombre de lasers interférents avait fait le reste. L’armement avait un peu tiqué sur le volume de données à transférer et la largeur de bande passante nécessaire, mais l’option avait été mise dans un paquet de négociations destinées à obtenir un allongement du temps embarqué. Tout avantage mérite compensation… Naturellement, le matériel nécessaire à terre relevait de la sphère privée. Adam avait investi sans hésiter.
L’aspect le plus sensible de l’holographie utilisée comme moyen de communication à bord, était celui des mouvements du bateau, roulis et tangage. Adam préférait éviter leurs rendez-vous par mauvais temps, car le contraste devenait gênant entre ses propres mouvements de compensation à la recherche de la verticale et les images de Linda que renvoyait la combinaison du projecteur et des lasers, images qui conservaient une imperturbable perpendicularité avec le plancher de la cabine. Discuter avec une personne qui se déplace naturellement mais s’obstine à marquer avec votre axe de vision un angle de plus de 20 degrés d’un bord à l’autre avait quelque chose de déroutant et qui aggravait les effets physiques des mouvements de mer. Les tourtereaux préféraient donc le temps calme pour se frôler tendrement tout en philosophant. Adam avait gardé confidentielle cette technologie proposée récemment par l’armement pour briser la solitude de ses commandants, car il redoutait que sa mère n’en réclame aussi l’usage. Elle se serait jetée dans les bras de son fils avant de lui passer à travers le corps pour aller s’effondrer sur le sol de l’appartement ou aurait insisté pour qu’il goûte à son gâteau sans comprendre que la cuillère tendue ne rencontrait que le vide, un vide pire que la longue absence elle-même. Quant à son père, crispé face à cette modernité déroutante, il valait mieux continuer à lui donner quelques nouvelles au téléphone maintenant qu’il semblait maîtriser les fonctions élémentaires de son nouvel appareil.
- « As-tu des nouvelles de ton ami Kazuo ? »
- « Oui, nous nous sommes parlé avant-hier, après que je sois entré en Mer Rouge »
- « Qu’a-t-il déclamé cette fois ? »
- « La seconde strophe de « Stavelot». J’ai trouvé dès la fin du second vers… »
Adam avait connu Kazuo sur le forum Apollinaire de VOF. On trouvait sur « Voices of Friends » des milliers de forum vocaux sur lesquels les aficionados de telle ou telle discipline pouvaient se retrouver des heures entières pour parler de leurs passions. Le jeune officier était « fellow » d’une vingtaine de forums VOF, depuis celui traitant des flibustiers de l’île Bourbon au 17ème siècle jusqu’à un groupe s’intéressant comme lui aux perspectives du transhumanisme évolutif. VOF identifiant les voix, la fiche signalétique de chaque fellow participant s’affichait aussitôt qu’il prenait la parole, quelle que soit sa langue natale. On savait par exemple que l’interlocuteur demandant de quelle ville anglaise était natif le pirate Henry Avery, débarqué en 1695 sur l’île Bourbon, parlait depuis l’université d’Anchorage et se nommait Cheyenne Gaagii. C’était bien sympathique de se frotter ainsi au vaste monde en parlant à tant de gens dispersés sur la planète. Le rare temps libre que son commandement laissait à Adam paraissait ainsi s’écouler sans véritable solitude.
Kazuo était un ami fidèle. Adam et lui se parlaient ainsi via le forum Apollinaire plusieurs fois par mois, optant même à l’occasion pour l’option « face-to-face », quoique que celle-ci soit payante et pas vraiment bien vue de la communauté VOF. Ce physicien de Kyoto s’était épris du grand poète français, et cette passion toute japonaise dans son entièreté n’épargnait pas un détail de la vie de Guillaume Kostrowitzky et n’ignorait pas un vers, fût-il mineur. La poésie d’Apollinaire prenait une autre teinte lorsqu’elle était dite à 13.000 km de Paris avec l’accent zézayant de Kazuo. Pour rien au monde Adam n’aurait corrigé certaines imperfections de prononciation qui revisitaient les poèmes les plus célèbres. La première fois que l’ami japonais s’était lancé (c’était avec « le Pont Mirabeau »), Adam avait eu un mal fou à neutraliser la fonction de traduction vocale automatique qui tentait de transformer les célèbres strophes françaises prononcées par un amateur asiatique en un anglais approximatif. Cette fonction avait fait le succès de VOF puisqu’elle permettait à tous les terriens de bavarder dans l’anglais 4.0, son nouvel esperanto dont on connaissait la célèbre limite de 5536, calculée par l’algorithme développé par des chercheurs de Chicago comme étant le nombre nécessaire et suffisant de mots pour avoir une conversation qui réponde aux normes sociale et politique. On peut imaginer les hésitations du malheureux logiciel pour retranscrire « l’onde si lasse » dont il est question dans la troisième strophe… Maintenant que cette intéressante fonction pouvait être inhibée en début de déclamation, chacun à son tour disait un poème et son ami devait trouver celui dont il s’agissait. La fabuleuse mémoire augmentée d’Adam l’aidait bien évidemment dans cet exercice. Un peu lâchement, il n’avait jamais avoué cet avantage éhonté, mais il soupçonnait l’ami Kazuo, capable de réciter par cœur, la caméra faisant foi, des vers dans une langue qui n’était pas la sienne, de faire aussi partie de la confrérie des augmentés. Le contraire eût été étonnant !
L’option face-to-face avait aussi l’avantage d’une certaine confidentialité. Adam choisissait toujours des poèmes irréprochables pour ce petit jeu de devinettes littéraires. Mais son ami japonais ne se censurait jamais, soit qu’il ne saisissait pas certaines allusions embarrassantes du grand Apollinaire, soit que sa culture ne lui donnait pas les mêmes clefs de lecture. Quand il récitait avec une apparente délectation la seconde strophe de « Marizibill », « Elle se mettait sur la paille / Pour un maquereau roux et rose / C’était un juif qui sentait l’ail / Et l’avait venant de Formose / Tirée d’un bordel de Changai », Adam s’attendait toujours à une interpellation de l’algorithme modérateur de VOF, connu pour sa sévérité. La diction de Kazuo et l’originalité des images apollinairiennes les avaient jusqu’à maintenant protégés des foudres de ce juge tatillon.
- « Bon, cette fois, il faut que j’y aille si je veux être à l’heure à l’université. »
La silhouette de Linda se rapprocha d’Adam. Il retint un réflexe d’enlacement. Ils avaient cependant leurs codes. Ils rapprochaient leurs visages et se murmuraient quelques douceurs en baissant la voix, comme si la proximité de leurs images avaient une influence sur le volume du son retransmis. Ce petit artifice donnait une impression de cajolerie. Comme convenu, chacun se rapprocha ensuite de la porte, Linda de celle de l’appartement et Adam de celle de son espace de vie personnel, avant d’esquisser un au-revoir de la main puis d’éteindre le transcripteur holographique avec la commande à distance.
Il était temps pour le commandant du « Pride of Future » de donner à ses matelots gibbons le signal de l’embauche et de valider pour ses fidèles mécaniciens les tâches de maintenance planifiées pour la journée.
Chapitre 5 – Premier conflit de génération
Le bruissement qui montait de l’étrave du « Pride of Future » fendant les eaux du Golfe de Suez aurait sûrement ravi l’ouïe mélomane d’Adam si celui-ci avait gouté la fraîcheur de cette nuit égyptienne, appuyé contre la rambarde du gaillard d’avant. Le jeune commandant n’avait ni le temps de s’abandonner aux rêveries nocturnes ni le goût pour ces méditations un peu vaines qui convenaient mieux à ses camarades « tradis » dont le cerveau répondait encore à des réflexes des temps anciens. Dans une heure, la bouée pilote serait passée et la traversée du canal commencerait, une traversée qu’il n’avait jamais effectuée et qui représentait d’abord pour lui une longue veille et une succession de démarches fastidieuses. Il passa à nouveau en revue le programme automatique « Self-Driving Suez », les séquences de changements de cap et d’allure au long du canal, le paramétrage météo interconnecté, celui des distances de sécurité et les sous-programmes de repli en cas d’incident. Un message était tombé dans la soirée qui lui attribuait la quatrième position dans le convoi Northbound, convoi qui répondait aux normes autoroutières avec des distances automatiquement maintenues entre les navires. Cette vérification aurait dû rassurer Adam, mais cette interaction nouvelle qu’il allait vivre avec un monde terrien l’inquiétait sans qu’il puisse vraiment mettre des éléments rationnels sur cette appréhension.
Les vibrations qui secouèrent le PC-cabine l’avertirent du changement d’allure que le programmateur engageait pour gagner la bouée pilote. Adam régla les caméras de surveillance du pont en partage sur l’écran principal. La nuit était claire. Un haut-parleur dissimulé derrière les écrans auxiliaires, haut-parleur dont il avait presque oublié l’existence, fit entendre des crachotements suivis d’un sifflement strident. Une voix caverneuse appela: « Pride of Future, Pride of Future, pilot calling ». Pilot calling? Le commandant fit défiler sur l’ordinateur les messages les plus récents reçus du bureau de régulation du trafic de Suez. Tous les formulaires requis avaient été remplis et acceptés. Les consignes s’étaient imprimées dans sa mémoire, et la programmation du système de conduite les respectaient scrupuleusement. Alors ? À quoi rimait cet appel ? Que lui voulait-on ? « Pride of Future, Pride of Future… ». La voix insistait. Adam se leva et exhuma d’un tiroir un microphone qui paraissait surgir d’un film d’aventures du 20ème siècle. Il se concentra jusqu’à retrouver dans ses archives cérébrales le souvenir de son apprentissage d’opérateur VHF. VHF, c’était donc ça : on l’appelait sur la VHF ! Il se gratta la gorge, appuya sur la poignée du microphone et répondit, presque étonné d’entendre sa propre voix : « Pilot, pilot from Pride of Future… ». Un organe nasillard l’avertit que la pilotine approchait et que le pilote allait monter à bord. Un pilote ! Tout à sa préparation technique, à ses certitudes matérielles et à sa confiance en le pilotage automatique, il n’avait pas relevé ce détail. Il déclencha la vocalise 35 sur l’interface de communication, et vit Lin, le bosco, accompagné de deux gibbons matelots se diriger vers tribord pour affaler une échelle. Les caméras accompagnaient le mouvement et Adam surveilla au radar l’approche du bateau-pilote. Celui-ci décrivit une courbe élégante qui s’acheva par un accostage sans heurt. Des têtes apparurent, dont l’une était coiffée d’une casquette blanche et galonnée. L’échelle était solidement amarrée. Les projecteurs éclairaient toute la surface à l’aplomb de l’embarcation. Le pilote n’avait plus qu’à escalader courageusement le bordé. Un nouveau sifflement retentit dans le haut-parleur de la VHF.
- « Pride of Future, Pride of Future, me recevez-vous?”. Le français était rauque mais compréhensible.
- « Oui Pilote. Je vous reçois cinq sur cinq»
- “Capitaine, vous devez envoyer deux matelots pour assurer ma sécurité”
- “Les matelots sont bien postés sur le pont. Ils surveillent l’échelle”
- “Non, Capitaine, je n’en vois aucun!” Le ton devenait sec.
- “Regardez bien au-dessus de vous, Pilote. Ils sont là”
- “Désolé, mais je ne vois que trois animaux”
- “Mais… mais, ce sont mes matelots. Je n’en ai pas d’autre…” Adam sentit que la situation allait lui échapper. Dans quel pays était-il tombé qui ignorait cette moderne mutation des gibbons ?
- « Capitaine, je refuse d’être accueilli ainsi!”
- “Certes, Pilote, ce sont des gibbons, mais des gibbons particuliers… Des gibbons qualifiés! Des marins très compétents!”
- “ Soit vous m’envoyez un homme, soit vous restez au mouillage!” La phrase avait claqué comme un ordre et une menace.
Adam se dirigea en grommelant vers le milieu du pont où Lin attendait en se grattant l’occiput. Ses deux acolytes s’épouillaient, ce qui acheva de l’agacer. Ils auraient pu choisir un autre moment pour extérioriser ainsi leurs instincts les plus simiesques. Le jeune officier se pencha ostensiblement par-dessus le garde-corps et salua le pilote qui accrocha l’échelle et se hissa.
« Bonjour Commandant ». L’Egyptien, la cinquantaine très digne, rasé de près au-dessus d’un col immaculé, tendit la main. « Mais où est votre équipage ? ». Adam désigna les trois gibbons qui attendaient les ordres. Un œil averti pouvait distinguer quelques-uns de leurs collègues qui observaient la scène depuis le gaillard d’avant. Lin semblait un peu nerveux, comme s’il avait senti chez cet étranger un fond d’hostilité. Il aurait bien voulu que son commandant lui saisisse ses deux mains pour exprimer sa confiance et sa délégation. Méfiant, il préféra rester à l’écart. L’Egyptien regardait autour de lui d’un air incrédule.
- « Commandant, nous devons embarquer les lamaneurs et l’électricien. Il faut aussi assurer leurs canots le long du bord. Comment allez-vous faire ?»
- « Des lamaneurs ?»
- « En cas d’incident, ces hommes porteront vos amarres à terre. »
- « J’ai un système de mouillage automatique reconnu par les autorités du Canal, et mes matelots sont d’excellents lamaneurs. Ils emportent la touline à la nage quand il le faut. »
- « Désolé, Commandant, mais c’est obligatoire. Tous vos systèmes les plus modernes et vos équipages les plus compétents – Adam perçut très nettement la pointe d’ironie – ne nous empêcheront pas de privilégier l’emploi local. Un jour, ces hommes seront vraiment utiles. Et, en attendant, ils font vivre leur famille».
Adam sentit la sueur lui monter au front. Il n’avait nulle envie de parler de ses mécaniciens quadrupèdes. MEC 1 et ses confrères robots risquaient de ne pas trouver grâce non plus auprès de cet obscurantiste. Il prit sur lui et enfila des gants de cuir. « Allons-y ». Il se dirigea résolument vers les treuils sous lesquels deux embarcations roulaient au gré du clapot. Lin et ses aides le suivirent. La nuit n’était pas vraiment fraîche et Adam sentait sa combinaison coller dans son dos. Il fit un geste que le bosco interpréta parfaitement après avoir vu les vedettes se balancer contre la coque. Il actionna le treuil. Dans la lumière jaune du projecteur, cinq hommes, la main en visière, cherchait à distinguer cet équipage qui allait les accueillir, leur offrir à boire et à manger, et fumer avec eux quelques cigarettes complices. L’un d’eux lança une touline qui passa un peu trop bas. Chun s’élança dans le vide, retenu par sa seule queue enroulée autour d’un mâtereau, saisit le filin et le ramena sur le pont où il fut tourné en … un tour de main. Son exploit fut accueilli par des exclamations dans le ton desquelles on ne distinguait pas la surprise de l’effroi ni de l’amusement. Lâchant l’échelle et se rétablissant sur le pont, les Egyptiens regardaient autour d’eux, cherchant toujours du regard leurs collègues d’une traversée. Les gibbons se tenaient un peu à l’écart, presque intimidés, comme s’ils comprenaient les interrogations dont ils étaient l’objet.
Laissant les lamaneurs sur le pont, Adam et le pilote gagnèrent le château. Le commandant montra le chemin de son PC-Cabine, savourant à l’avance l’admiration que ne manquerait pas de susciter la technologie que celui-ci abritait. À peine franchie l’écoutille, l’Egyptien se raidit.
- « Commandant, nous devons monter à la passerelle.»
- « Mais Pilote, toutes les aides à la navigation sont dans ce PC.»
- « Il me faut une vue directe.»
- « Voici toutes les caméras longue-portée. Vous pouvez les manœuvrer ainsi.» Adam joignait le geste à la parole.
- « C’est sûrement très perfectionné, mais je ne travaillerai que depuis la passerelle. »
Le jeune officier eut une pensée inquiète pour l’espèce de nid-de-pie à laquelle la large passerelle de jadis avait cédé la place… et de la jauge. Il se résolut pourtant à prendre son ordinateur portable et à basculer sur celui-ci les programmes de navigation assistée avant de monter par l’échelle. Il déverrouilla la porte sous le regard inquiet du pilote et pénétra dans un réduit de 5 mètres sur 3, vitré sur trois côtés et équipé seulement de deux joysticks.
- « Votre timonier ?»
- « Il est là – Adam montrait son ordinateur portable – À votre signal, j’enclencherai le programme automatique « Self Driving Suez.»
- « Je ne suis pas sûr que nous nous comprenions, jeune homme : je donne les caps à suivre, et votre timonier les exécute sous votre contrôle et votre responsabilité.»
- « Je peux vous donner la succession de tous les caps à suivre en fonction des bouées et balises».
Adam se mit à réciter une suite de chiffres qui semblaient sortir de la bouche d’un automate avec un débit cadencé et une tonalité monotone. Il avait actionné sans même en être conscient sa fabuleuse mémoire augmentée. Le pilote le fixait avec un regard attristé dans lequel ne passait plus aucun signe d’impatience.
- «Il est probable, et même certain, que vous ayez passé avec succès votre examen théorique. Cependant, voulez-vous me dire ce qu’est un cap à suivre ?».
La question laissa Adam quelque peu pantois.
- « La direction vers laquelle l’avant du navire est orienté. »
- « Encore une fois, votre réponse pourrait passer pour bonne. Mais voyez-vous, quand un pilote guide un navire pour franchir Suez, un cap, c’est bien plus qu’une valeur sortie d’un programme et lue sur le compas. C’est une dune dont la couleur passera du rose matinal à l’indigo d’un début de nuit. C’est un bouquet d’arbres que le sable teint en jaune certains jours et qui redevient vert foncé quand le vent souffle du Nord. Un peu plus loin, je sais qu’une maison sera dans l’alignement, et que le propriétaire a refait son toit de tuiles rouges l’an dernier. Je l’ai vu y travailler de longues semaines, et nous avions pris l’habitude de nous saluer. Je connais aussi tous les minarets qui ont l’obligeance de se trouver à un moment donné dans l’axe de l’étrave. À l’embarcadère du bac d’El Quantara, je regarde les ouvriers partir le matin ou rentrer le soir, selon que je suis dans le Southbound ou le Northbound. Le patron de ce bac est un ami de mon père. Il a 70 ans mais ne lâchera la barre qu’au dernier jour de sa vie. Voyez-vous, j’ai mes repères aussi pour les tasses de café que je m’autorise. (Adam nota de se précipiter sur la machine Nespresso en priant pour que le jus qui en sorte soit du goût de ce poète). Quand je suis entré au service de pilotage, j’apercevais encore les carcasses de chars sur la rive du Golan. La paix s’est confortée et les ferrailles guerrières ont disparu. Quand nous longerons ces longues dunes, vous vous direz que le sable ressemble désespérément au sable. Mais pour nous, ce n’est pas le cas. Aucun de vos écrans ne vous montrera toutes ces images et ces couleurs qui peuplent notre vie sur le Canal.»
Le pilote sourit et donna une tape sur l’épaule d’Adam.
- « Nous allons jouer à un jeu que vous n’oublierez pas. Prenez le joystick de la barre. Je vous donne des ordres et vous pilotez à la fois selon le cap qui s’affichera sur votre écran surpuissant, et à la fois sur les repères que je vous indiquerai à terre, et que vous aurez le temps de contempler jusqu’à vous en faire mal aux yeux. Je vous fais confiance : vous coupez vos automatismes».
Adam s’exécuta, subjugué par cet homme qui allait confier à sa main et à ses yeux un porte-conteneurs dernier cri. Au moment où il empoignait le joystick, il éprouva comme un frisson de défi.
Ce qu’il ne vit pas, c’est que les lamaneurs, en débarquant, firent une petite croix de peinture rouge sur sa coque, qui signifiait peu ou prou: « navire peu accueillant, rien à en attendre ».
Chapitre 6 – Très seul face à la panne
Un roulis soudain faillit jeter Adam hors de sa couchette. Il se réveilla en sursaut, s’agrippa aux montants et tendit l’oreille. Il percevait le sifflement du vent dans les mâts radio, mais il n’entendait plus les moteurs. Seul un battement de porte métallique accompagnait le balancement brutal du « Pride of Future ». La bateau était presque silencieux et roulait bord sur bord, travers au vent. Adam sauta dans sa combinaison et activa l’écran de contrôle de la propulsion. Le compteur des tours d’hélice affichait bien zéro, mais pas une alarme n’apparaissait. Aucun message de défaut n’était visible. Il suffisait donc de relancer les machines. Le commandant réinitialisa et valida la séquence de démarrage. Il ne se passa strictement rien : pas une vibration, pas un tressaillement, mais aucune information non plus pour lui signaler qu’une condition requise n’était pas au rendez-vous ou qu’un paramètre était en écart. À cinquante milles au sud de la Crète, il n’y avait pas encore péril en la demeure, mais le vent de force 8 soulevait une mer rageuse et courte qui malmenait le porte-conteneurs. On l’entendait gémir. Adam se versa un café, se cala sur un tabouret en s’assurant d’une main légèrement crispée, et entreprit de passer en revue sur l’ordinateur tous les paramètres et les conditions de propulsion. Il se forçait à rester calme et systématique dans sa démarche de contrôle. Les lignes de programme défilaient devant ses yeux, conformes et exemptes d’erreurs apparentes. Il aurait pu réciter par cœur les modules essentiels du logiciel qui s’étaient gravés dans sa prodigieuse mémoire augmentée. Il en connaissait les méandres et les boucles pour en avoir souvent suivi le déroulement lors des phases de démarrage. Un coup de roulis plus brutal le ramena à la réalité du bord : son navire était à la dérive, balloté au gré des lames qui se jetaient sur sa coque inerte.
Adam bascula sur l’écran de commande de ses robots mécaniciens et lança MC2 pour une ronde. La ronde 5E (« E » comme exceptionnelle) comprenait un relevé de tous les capteurs locaux des systèmes de propulsion et un film complet des installations pour vérifier l’absence de fuite ou de rupture de composant. Le quadrupède quitta sa source d’alimentation, s’approcha de la première échelle de descente et s’immobilisa en clignotant. La console de commande afficha « roulis excessif – risque de déséquilibre de votre robot mécanicien ». Adam soupira et confirma sa demande. Il pouvait ainsi outrepasser la mise en garde et envoyer MC2 en mission avec une vitesse de déplacement ralentie. Impatient, le jeune homme serait bien descendu lui-même jeter un coup d’œil dans le compartiment machine, mais c’eut été de la folie de s’aventurer avec un tel roulis sur des échelles sans garde-corps. La caméra embarquée sur le dos de son mécanicien lui confirma que celui-ci progressait prudemment, posant une patte après l’autre sur les marches et réassurant son équilibre avant d’engager un nouveau mouvement. La ronde aller durer un bail…
L’attention d’Adam fut attirée par un remue-ménage sur l’un des écrans vidéo secondaires. Il zooma et n’en crut d’abord pas ses yeux. De nouveaux réglages de netteté et de luminosité lui révélèrent ce qu’il redoutait : ses matelots gibbons s’agitaient autour de la baleinière tribord. Les brusques mouvements du « Pride of Future » ne compromettaient pas leur infaillible équilibre mais avaient déclenché chez eux un réflexe d’abandon, autant provoqué par l’entraînement au sauvetage qu’ils avaient suivi que par une inquiétude irrépressible attisée par la force du vent et l’immobilité du navire. Lin, le bosco, tournait autour de sa troupe en glapissant et ne parvenait pas à rétablir l’ordre et le calme. Adam enclencha la vocalise qui signifiait : « réintégration immédiate du poste d’équipage », mais celle-ci, emportée par le vent, perdit trop d’intensité pour toucher avec autorité les consciences simiesques déjà troublées par l’état de la mer et du navire. Il fallait y aller, sinon, les gibbons finiraient, malgré Lin ou avec lui, par mettre à l’eau une embarcation. Ils étaient parfaitement capables de le faire. Leur commandant n’avait vraiment pas besoin d’une désertion en cet instant délicat, même si l’aide de ses matelots pour résoudre la panne qui affectait le navire n’était pas la plus attendue. En franchissant le surbau de la coursive, Adam fut giflé par le vent et se trouva soudain confronté au spectacle d’une mer démontée, spectacle dont les caméras extérieures n’avaient pas su rendre l’intensité. Une sourde inquiétude le saisit. Il agrippa la rambarde tribord et dut prendre sur lui-même pour progresser, les jambes un peu tremblantes, vers la chaloupe. Quelques matelots étaient déjà montés à bord de celle-ci et commençaient à en dénouer le taud. Adam chercha Lin. Celui-ci tournait autour de sa troupe en balançant ses longs bras et en poussant des petits cris. Apercevant son commandant, il s’avança vers lui en se grattant furieusement l’occiput, signe de désarroi. Adam le prit par la main pour exprimer l’alliance de leurs autorités, et ils allèrent ainsi de gibbon en gibbon en montrant du doigt le gaillard d’avant pour les sommer d’y retourner. Les matelots descendirent de l’embarcation et se regroupèrent sur le pont autour de leur commandant, mais nul ne se dirigea vers la proue. Ils glissaient au gré du roulis sur la tôle du pont et se rattrapaient par la queue, mettant la main sur leurs yeux pour ne pas voir la mer moutonner. Adam, soulagé d’avoir ramené le calme, comprit qu’il n’obtiendrait pas la réintégration du poste d’équipage. Faisant volte-face en s’agrippant à la rambarde du pont, il leva la main en signe de ralliement et tous progressèrent vers le château.
Après avoir installé ses marins dans une vaste cabine normalement destiné aux opérateurs portuaires, et constaté qu’ils y restaient calmement sous la férule d’un Lin revigoré, Adam remonta à son poste de pilotage. MC2 progressait à pas prudents, de niveau en niveau, et les premières valeurs relevées tombaient sur l’écran de contrôle des interventions mécaniques, toutes désespérément normales. Il se cala mi-assis, mi-debout, et rédigea un message à l’adresse de Carlsberg, l’opérateur des systèmes autonomes qui disposait d’un service de télédépannage vingt-quatre heures sur vingt-quatre : « Du Pride of Future : sommes stoppés en pleine mer, moteurs à l’arrêt. Pas de défaut apparent. Je demande assistance. ».
Le temps d’une soupe lyophilisée, la réponse tomba : « Pride of Future de Carlsberg-Assistance : transmettez la liste exhaustive des défauts ».
Avec un léger agacement dans les doigts, aggravé par les secousses qu’infligeait la mer à son navire, Adam rectifia : « Pas de défaut ni alarme. Je répète : ni défaut ni alarme »
- « En absence de défaut, relancez la séquence de démarrage. »
- « Essai déjà effectué : aucun résultat. »
- « Nous prenons la main sur le programme pour relancer les moteurs. »
Malgré la confiance qu’avait encore le jeune commandant dans les experts de Carlsberg, un sentiment de dépossession accentua l’impression d’impuissance ballotée par les flots. La Crète se rapprochait doucement. Avec trois nœuds de dérive, il avait encore une quinzaine d’heures pour résoudre cette foutue panne. L’écran clignota.
- « Séquence achevée. La vitesse affichée est nulle. Echec probable de la séquence de démarrage. »
- « Je confirme : il ne se passe strictement rien. »
- « Veuillez nous transmettre les défauts affichés en local. »
- « Aucun défaut affiché. Les paramètres relevés jusqu’à présent en salle machine sont conformes. »
- « OK. Rappelez-nous avec tous les paramètres quand la ronde locale sera terminée. »
- « Force 8. Mer grosse. Le bateau roule. Le robot n’aura pas terminé sa ronde avant 3 heures. »
- « Pouvez-vous accélérer cette ronde ?»
D’un tempérament plutôt calme en temps normal, Adam sentit la moutarde venir caresser ses narines.
- « Vous savez pertinemment que non : les robots ralentissent leur progression quand le roulis dépasse 25°. »
À lire la réponse, il s’imagina un technicien coiffé de sa casquette à visière, avachi devant son écran, la main sur sa bouteille de soda.
- « Je ne suis pas le spécialiste des robots mécaniciens. »
- « La situation est inquiétante. Nous allons casser du matériel. Je demande un contact phonie avec votre ingénieur d’astreinte. »
- « Pouvez-vous attendre jusqu’à 8 heures ? Il arrivera au bureau. »
- « Je ne peux pas attendre encore quatre heures. Je vais finir par avoir une mutinerie de gibbons ! »
Adam eut une bouffée de rage contre ce type qui ne voyait rien, ne comprenait rien, bien à l’abri dans son bureau citadin, et qui regardait sa montre en attendant de rejoindre la couche tiède d’une compagne complaisante. Il lui souhaita de se faire dévaliser dans le métro sur le chemin du retour, de subir une panne dans l’obscurité d’un tunnel, de perdre ses clefs… Son téléphone sonna, le tirant de ses rêves vengeurs. Une voix féminine et suave lui souhaita le bonjour, ce qui lui parût un peu cocasse en pleine nuit, alors qu’il veillait maintenant depuis plusieurs heures.
- « Commandant, ici Kerstin, coordinatrice chez Carlsberg. Souhaitez-vous une assistance psychologique ? »
- « Pardon ? »
- « Selon notre logiciel d’analyse mentale, vos messages révèlent une certaine tension et un certain désarroi. Nous pensons qu’un entretien avec un psychologue pourrait vous aider. Cette assistance est comprise dans votre package. »
- « Mais bon sang de bonsoir, je n’ai pas besoin d’être consolé ou psychanalysé. Je suis en panne par mer grosse. Je roule bord sur bord, et ni moi ni votre technicien n’avons trouvé la raison de cet arrêt. Il faut que je puisse relancer les moteurs. »
- « Adam, vous permettez que je vous appelle Adam – elle avait consulté ses fiches…- je comprends votre problème, mais nous pouvons vous aider à conserver votre calme pour mieux affronter cet incident ».
Le jeune homme écrasa d’un geste rageur la boîte vide de soupe lyophilisée. Il savait qu’un rapport allait être envoyé à son armement, avec un avis défavorable sur sa « capacité à faire face à l’adversité ». Il se força à mettre une sérénité froide dans ses paroles, s’exprimant lentement en détachant les syllabes.
- « Merci beaucoup Kerstin, pour votre proposition d’assistance. Pour l’instant, je souhaiterais seulement m’entretenir directement avec l’expert du logiciel de conduite des machines. Est-ce possible ?»
Sans vraiment savoir d’où lui venait cette idée qui le faisait déjà sourire et le consolait un peu de cette situation grotesque, il enchaîna
- « Par contre Kerstin, j’aurais peut-être besoin de cette assistance psychologique pour mes matelots qui sont en train de paniquer. Vous pourriez peut-être vous en occuper pendant que je résous la panne avec votre expert ? »
Un silence lui apprit que la coordinatrice consultait fiévreusement la fiche du « Pride of Future ». Quand elle répondit, la voix n’était plus aussi suave.
- « Commandant, vous me confirmez que vos matelots sont bien des hylobatidés Nomascus avec gène cognitif ? «
- « C’est exact. Il s’agit de gibbons chinois. »
- « Hum, je vois. Je vous passe notre expert en logiciel de conduite. Vous allez pouvoir débattre avec lui de votre petit problème. »
Savourant sa boutade qui le consolait de l’absurdité de la situation, le jeune homme remit à plus tard l’examen de conscience que méritait son comportement vis-à-vis d’une collègue femme. Même s’il se voulait irréprochable vis-à-vis des injonctions morales de son époque, il estima que le moment ne se prêtait pas à l’introspection. Rouler bord sur bord autorisait bien quelques écarts…
- « Adam ? »
- « Oui. »
- « Thorvald à l’appareil. »
Le commandant reconnu immédiatement son maître de stage, celui qui l’avait initié avec intelligence et compétence aux automatismes de Carslberg. Il se sentit soulagé.
- « Adam, j’ai regardé ton problème. Ça vient de chez nous. On a rajouté un patch avant-hier. »
- « … pas au courant. Vous l’avez installé sans prévenir ? »
- « Comme d’habitude avec les patchs correcteurs. Il y a une erreur. Un tourne-en-rond. Quand le programme y rentre de manière aléatoire, il ne peut plus en sortir, et c’est quasiment indétectable. Je te télécharge la correction. Désolé, mon vieux. À bientôt. »
- « Merci Thorvald ».
Chapitre 7 – Un dîner à Naples
Adam s’arrêta devant la vitrine de Mac’Lyophil, surpris de retrouver son restaurant favori dans un faubourg de Naples. Chez Mac’Lyophil, il pourrait constituer son menu en choisissant les sachets de poudre à son goût qu’une serveuse souriante ébouillanterait devant lui. Ce dîner serait comme un hommage à Linda, sa fiancée, avec laquelle il aimait découvrir les nouvelles saveurs que cette chaîne créait pour ses jeunes clients. Il avait quelques heures devant lui et se dégourdissait les jambes, un peu étourdi de se retrouver à terre. Les opérations de déchargement étaient terminées, et l’appareillage n’aurait lieu qu’au petit matin selon le régulateur de trafic du port. Le « Pride of Future » avait franchi Messine dans la matinée, sans l’ombre d’une difficulté. Le logiciel de pilotage avait géré les changements de cap et d’allure sans que jamais Adam n’ait eu le moindre doute sur les options qu’il prenait. Grâce aux informations transmises par les sondes de courant, il avait anticipé avec aisance le redoutable effet de Charybde, évité de très loin le terrible Scylla et négocié avec virtuosité le virage du cap Faro. Le jeune commandant avait consulté les archives du SHOM sur internet et retrouvé les amusantes instructions nautiques du 20ème siècle qui faisaient état « de la rencontre des deux courants opposés qui produit, en divers endroits du détroit, des tourbillons et de grands remous appelés « garofali », principalement entre le cap du Faro et la pointe Sottile ». Même quand le pilote automatique avait pointé l’étrave du porte-conteneur sur la terre, mettant le cap sur la Villa San Giovanni en prévision de ces redoutables remous, Adam n’avait pas ressenti la plus légère inquiétude. Il avait pleinement confiance dans le système qui ne bronchait pas non plus quand les petits ferries alimentés par des piles à hydrogène, surnommés par les italiens « Capitano Autonoma », traversaient le détroit dans un bruissement aérien, slalomant avec grâce entre les navires de charge qui franchissaient Messine.
Ses réflexions furent interrompues par une grande tape dans le dos.
- « Adam, ça alors ! C’est incroyable ! ».
Il se retourna pour faire face à un garçon trapu, au grand visage ovale fendu d’un large sourire et aux biceps saillants sous un T-shirt aux couleurs de la Bretagne.
- « Archie ! Qu’est-ce que tu fais là ?»
Archie, de son vrai nom Patrick Archimont, était un « tradi » de la promotion d’Adam. Ils avaient suivi ensemble les cours des deux premières années, avant qu’Adam ne bifurque vers la filière des « augmentés » et ne subisse la greffe de composants neuroniques. C’était un bon camarade, qui avait suivi la tradition familiale en partant naviguer et ne se départait jamais de son optimisme. Il faisait partie de ces braves garçons qui aimaient à perpétuer les coutumes, chantant à tue-tête lors de soirées arrosées, cultivant les blagues graveleuses malgré les risques de plainte, passant la manille au cou des pilots en dépit des interdictions. Il se disait même qu’il appartenait à une sorte de confrérie secrète qui avait juré de restaurer le baptême des novices. Ce folklore puéril faisait un peu sourire Adam qui évitait ces virées bruyantes pour se joindre de préférence aux camarades de l’ENIA, l’école voisine (Ecole Nationale en Intelligence Artificielle), mais ce soir, il était heureux de retrouver à Naples un visage connu et souriant.
- « Tu n’allais tout de même pas entrer dans ce sinistre laboratoire et ingurgiter leurs rations pour cosmonautes ? »
- « Pourquoi pas ? »
- « Sacré Adam ! Tu n’as pas changé. Quel pince-sans-rire ! Toujours féru de nouveautés, quitte à t’empoisonner. Non, non, tu me suis. Nous allons manger des vrais « pasta » avec un parmesan qui sent encore le pis de la vache et boire un petit Barolo rouge dont tu me diras des nouvelles ! Voici deux semaines que ma baille est à quai : on attend notre colis, alors j’ai eu le temps de dégotter quelques bonnes adresses ».
Tout en parlant, Archie avait passé son bras sur l’épaule de son camarade et l’entraînait d’un bon pas. Ils s’arrêtèrent devant « La Cantina di Mama », une gargote toute simple dont les tables s’ornaient des incontournables nappes à carreaux sur lesquelles trônaient des bouteilles de chianti empaillées. Les deux garçons poussèrent la porte et prirent place sans autre façon. Quelques habitués dégustaient déjà des grandes assiettes de spaghettis. Les tonalités italiennes étaient sonores mais transmettaient une forme de bonne humeur. Un gros ventilateur brassait paresseusement l’air du plafond. Chacun parla de ses embarquements. Adam décrivit sa vie à bord du « Pride of Future ». Il le fit avec simplicité, sans jamais souligner le caractère particulier de son équipage ou les performances de son matériel. Archie était second capitaine sur un puissant remorqueur de haute mer qui attendait de prendre en charge un dock flottant pour l’acheminer vers l’Afrique du Sud. La technologie du bord avait une trentaine d’années, et la douzaine de marins ukrainiens assurait des tâches, certes assistées, mais qui requéraient leur savoir-faire. La tension de la remorque avait beau être maintenue en mode automatique, il fallait un doigté certain pour maintenir le cap de l’attelage quand la houle et le vent conjuguaient leurs pressions. L’ambiance à bord était plutôt bonne et professionnelle, chacun ayant à cœur d’amener à bon port les grands corps inertes qui leur étaient confiés. Les pâtes furent servies, onctueuses et fumantes, agrémentées d’anchois pour le breton et de petites tomates pour Adam. Archie versa deux verres d’un Barolo dont il affirma en claquant de la langue, qu’il tenait ses promesses. Une escale prolongée en Italie était un séjour épicurien dont il fallait savoir profiter. Absorbés par leur dégustation, les deux hommes laissèrent passer un moment de silence, silence cantonné à leur table car le verbe italien restait haut dans la salle.
– « Alors, comme ça, tu joues l’homme-orchestre vingt-quatre heures sur vingt-quatre? »
– «N’exagérons pas. J’ai des moments de repos quand les automatismes veillent et que l’horizon est dégagé.»
– « Tu ne descends jamais dans le compartiment-machine ? »
– « C’est très rare. Pour descendre, je dois m’équiper d’un casque à vision avec capteurs de vide et équilibrage dynamique des déplacements. »
– « Attends : tu fais complètement confiance à ce casque d’acrobate pour te promener à vingt mètres de hauteur ? »
– « Il le faut bien : il n’y a plus de rambardes. »
– « Mais enfin Adam, si ton truc de guignol se dérègle, tu fais le grand plongeon ! »
– « Pourquoi veux-tu qu’il se dérègle ? »
Archie remplit à nouveau les verres, ignorant le geste de refus de son camarade qui se savait peu coutumier de l’alcool. Il commanda d’office deux portions d’un gorgonzola crémeux et odorant. Adam qui était d’une nature plutôt frugale, le regardait dévorer à grandes bouchées son fromage étalé sur de larges tranches de pain. Il éprouvait une agréable sensation de bien-être et regardait son verre de vin comme pour s’interroger sur le rôle que celui-ci jouait dans cette douce hébétude.
– « Tu dis que tu as passé Messine comme une fleur avec ton porte-boîtes ? »
– « Oui, c’est assez simple : le pilote automatique intègre toutes les données, courants, fonds marins, contours côtiers, bateaux en présence, et trace une route optimale. »
– « Mais que ce serait-il passé s’il s’était mis à déconner ? »
– «Il n’y a pas de raison. Les capteurs sont redondants, le programme est dédoublé, et quand il y a un doute possible, il me réclame une validation. »
Assez fier de son « Pride of Future », Adam ne fit pas état de l’étonnant défaut de logiciel qui l’avait laissé rouler bord sur bord au large de la Crète. Il était convaincu qu’une telle erreur de mise à jour ne se reproduirait pas. Calsberg le lui avait promis dans un message d’excuse qui avait suivi la remise en route du bateau.
- « Bon, mais imaginons quand même – Archie s’échauffait. Tu prends la barre ? »
L’image d’une barre à roue fit sourire Adam. Et pourquoi pas en ciré, les jumelles autour du cou et la pipe à la bouche ?
- « C’est une possibilité. »
- « Tu navigues à vue ? C’est vrai que ta cervelle de compétition est capable d’enregistrer chaque ligne des instructions nautiques !»
Le jeune homme voyait où son camarade voulait en venir. Il retrouvait les éternelles joutes étudiantes entre les « augmentés », confiants dans leur maîtrise technologique, et les « tradis » arcboutés sur leurs doutes et sur leur approche un peu poussiéreuse de la navigation.
- « Tant que ce serait encore jouable, je choisirais de faire demi-tour, cap au sud, pour ne pas m’engager dans le goulet dans des conditions dégradées. »
- « Adam, ton joujou est impressionnant et je t’admire de le maîtriser de bout en bout. Mais, vois-tu, je ne prendrais ta place pour rien au monde. – Il versa de nouvelles rasades de vin – Je ne voudrais pas être seul pour affronter des coups durs. Une avarie lors d’un coup de tabac, et mon équipe est sur le pont, prête à se serrer les coudes aussi longtemps qu’il le faudra. Chacun sait ce qu’il a à faire, chacun veille sur le copain. Ce sont de bons gars. J’ai confiance. Non, décidemment, je n’aimerais pas faire face tout seul. Pierrick, qui commande, et moi, prenons toutes nos décisions ensemble. Je ne supporterais pas ta solitude. »
- « Je ne suis jamais complètement seul. J’ai un point radio quotidien, une réunion holographique hebdomadaire… »
- « Des réunions de fantômes. Pas d’odeur, pas de contact, pas de chaleur. C’est dingue. »
Est-ce ce mot de « fantôme » qui déclencha la crise ? La crise était-elle inévitable après les trois verres de vin qu’Adam avait dégusté dans la chaleur du restaurant ? Le visage d’Archie se voila soudain. Le volume de sa voix montait puis s’éloignait, passant des graves aux aigus. En surimpression sur le voile qui recouvrait la salle, le jeune homme distinguait des lignes entières de chiffres et de lettres. Il se concentra pour essayer de leur donner un sens. C’était le code du programme de pilotage qu’il avait potassé l’avant-veille, avant de s’aventurer dans le détroit. À la trentième ligne, il repéra le coefficient d’incertitude que le logiciel avait déterminé au vu des informations collectées. Bon sang : que signifiait la lettre « D » ? Etait-ce « data » ou « doubtful » ? Avait-il laissé passer une information importante ? Il se concentra et fit encore défiler de mémoire les lignes suivantes. Le bruit de fond le gênait. Des consommateurs rentraient et sortaient, avec des faces de gibbons et des gestes d’automates. La salle commençait à rouler doucement sur une houle irrégulière. Sa cervelle bouillonnait, passant d’une question à l’autre, ouvrant un nouveau registre pour refermer le précédent, tentant de répondre à dix questions à la fois sans qu’aucune réponse ne le satisfasse. Son crâne devenait douloureux.
- « Archie, j’ai trouvé! »
Archie regardait la face décomposée de son camarade. On voyait des gouttes de sueur perler sur son front. Ses pupilles se dilataient. Ses mains tremblaient.
- « Adam, mon vieux, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu te sens mal ? »
- « C’est terrible. La ligne de programme qui traite l’horaire des marées et des courants à Messine. Je suis formel. Je la vois. Il y a un bug ! »
Le malheureux balbutiait, se prenant le front entre les poings. Le vin cognait dans sa caboche. Le relevé des températures de la pile à hydrogène tentait de se substituer au programme de pilotage. Il fallait faire un terrible effort pour ne maintenir qu’un chapitre de données à la fois à la surface de sa conscience.
- « Mais enfin, dis-moi ce qui ne va pas ! »
- « La route dans Messine. Le coefficient d’incertitudes était supérieur à la valeur autorisée. Et je ne l’ai pas vu ! »
Chapitre 8 – Les Croisières de Nouvelle Vie
Le « Pride of Future » courait sur son erre. Le programme de mouillage automatique était enclenché. Adam avait donné la consigne à Lin, le bosco, et à deux de ses gibbons-matelots de rejoindre le gaillard d’avant pour contrôler le bon déroulé de la chaîne. L’automatisation n’excluait pas les précautions. Le navire vira lentement pour venir se placer bout au vent. Les fonds étaient visibles en 3D sur l’écran de conduite auxiliaire, et les coordonnées de mouillage déjà inscrites sur la carte digitale. Les moteurs battirent brièvement en arrière dans un bouillonnement qui remonta jusqu’au niveau de la passerelle. Un voyant indiqua au commandant que le guindeau était déverrouillé. Le haut-parleur avant répercuta le bruit de l’ancre tombant à l’eau. L’ordonnancement du port de Marseille programmait une attente de 36 heures sur rade.
Le jour se levait avec des teintes rougeâtres dans l’Est, du côté des Calanques qui s’embrasaient. Adam se servit un café. Un mille plus au Nord, l’AIS affichait la présence de « l’Océan de Jouvence », un paquebot géant qui pouvait emporter 7000 passagers. Le jeune commandant se décida à sortir faire quelques pas sur le pont avant d’aller prendre du repos, distraction qu’il s’autorisait rarement, ne quittant son PC-cabine qu’à regret. L’air était frais et odorant, colportant des senteurs de thym et d’humus. Le colosse illuminé semblait terriblement proche. Ses feux de mâts contemplaient de haut le porte-conteneurs que tout l’édifice écrasait de sa masse encore sombre. Les lueurs de l’aube estompèrent progressivement l’éclat des projecteurs, et la muraille de petits balcons apparut, haute de 8 étages. Les embarcations de sauvetage faisaient des taches orange, seules notes de couleur qui rompaient la monotone grisaille de cette paroi imposante. L’immeuble était parcouru d’un léger frémissement quand le clapot venait se briser sur sa coque. La pénombre se dissipa et Adam distingua sur cette immense ruche encore assoupie les premières silhouettes accoudées aux rambardes. Son téléphone grésilla. Qui pouvait bien l’appeler à cette heure incongrue alors que les pontes de l’armement n’avaient pas encore ouvert leur bureau?
- « Pride of Future, Pride of Future de Océan de Jouvence, vous me recevez? »
Adam sourit à cette formule désuète. Comme si les liaisons téléphoniques, servies par la toile d’araignée des fibres sous-marines et par une nuée de satellites dansant la ronde, pouvaient encore crachoter et faire douter de la réception! Il se prit au jeu de cette innocente nostalgie.
- « Pride of Future, je vous reçois 5 sur 5.» Il faillit ajouter « à vous », mais eut peur d’en faire trop.
- « Ici le second, de quart à la passerelle. Voulez-vous venir boire un verre à bord ? Cela rompra votre solitude de camionneur. »
Le jeune homme hésita à riposter. Cette gentillesse avait des allures de commisération, mais la matinée s’annonçait belle, et il n’eut pas le cœur de refuser un peu de distraction. Les rapports transmis et les vérifications techniques terminées, il enfila une chemise repassée et un jean propre et demanda au vieux Lin et à Chang de l’accompagner avec l’embarcation de service, qui les mena dans le silence de son petit propulseur électrique jusqu’à l’échelle de coupée du paquebot sur laquelle attendait un homme en uniforme. Chang s’élança avec un bout dans la gueule et ne put s’empêcher de faire une démonstration d’agilité, bondissant par-dessus le plat-bord et se balançant, pendu par la queue aux échelons d’acier. Une poignée de main, des noms échangés, une formule de bienvenue, et l’échelle fut escaladée.
Rodolphe, le second de l’Océan-de-Jouvence avait la quarantaine un peu bedonnante et le teint fleuri des bons vivants. Les deux hommes pénétrèrent dans la coursive latérale qui étirait son enfilade de portes, des portes donnant sur les cabines des passagers. Malgré l’heure encore matinale, quelques têtes blanches aux sourires fatigués apparaissaient furtivement, jetant un œil curieux sur ces deux hommes qui bavardaient.
- « Allons boire un café à la Brasserie. Ce sera plus dépaysant que le carré. »
Ils descendirent quelques marches, franchirent une porte coupe-feu et débouchèrent sur l’avenue centrale, plantée d’arbres exotiques et bordée de boutiques. S’il n’avait senti sous ses pieds une très légère oscillation, Adam se serait cru dans la galerie marchande de la ville où étudiait Linda, sa fiancée. Au moment de traverser la chaussée, il faillit trébucher sur un rail qui la longeait.
- « Attention au tramway ! »
- « Le tramway ? »
- « C’est le surnom que l’on a donné au rail sur lequel s’enclenchent les fauteuils roulants pour être promenés sur les principaux circuits du bord. C’est sécurisant et cela évite de placer une personne derrière chaque croisiériste. Les plus valides s’engrènent d’eux-mêmes sur l’aiguillage le plus proche de leur cabine ; sinon ils appellent le service. Le tramway leur permet d’entrer dans la plus part des salons et des magasins. Je vous rassure, sa vitesse est très modeste, mais nos passagers ont le temps… »
Assis à la Brasserie des Années Folles face à un café et un croissant, les deux officiers se racontèrent leur quotidien en mer, tant il est vrai que l’on s’extrait souvent de sa routine pour l’évoquer encore entre collègues. L’Océan de Jouvence appartenait aux Croisières de Nouvelle Vie, lesquelles n’embarquaient que des personnes âgées, voire très âgées. Nul ne s’étonnait plus de cet apparent paradoxe, car les noms des navires et de la compagnie répondaient aux nouvelles normes sociales qui évitaient d’utiliser des termes crus pour décrire une réalité déplaisante. Il fallait remonter à la décennie virale, comme l’on nommait les années 2020 – 2030 qui avaient ruiné l’industrie alors florissante de la croisière de loisir, pour se souvenir du virage stratégique qu’avait pris cette activité. Il y avait eu de timides essais de reprise après que le premier choc viral se soit atténué, mais celui-ci avait causé plus qu’une contre-publicité abusivement relayée par les médias qui présentaient les navires comme de incubateurs maléfiques : il avait accouché de nouvelles lois qui interdisaient aux paquebots de faire escale ailleurs que dans les ports de leur pavillon, ports dans lesquels ils ne pouvaient débarquer que des nationaux. Outre le fait que les natifs de Nassau ou de Panama City ne pouvaient constituer une clientèle suffisante pour nombre de navires de croisière qui n’en avaient jamais vu les appontements, ces lois de protection sanitaire réduisaient de fait l’attrait des voyages en mer, lequel est avant tout le fait des escales. Le Luxembourg avait protesté, ainsi que l’Autriche, mais cette dernière avait retrouvé avec Trieste une concession portuaire historique qui permettait à ses citoyens de se promener en Adriatique. Du côté français, on aurait pu imaginer dépasser Marseille et Le Havre en profitant des départements d’outre-mer, mais ceux-ci s’étaient violemment opposés à ces escales qui allaient contaminer leur pré-carré. Or, au même moment, la pyramide des âges avait mis en évidence les limites des maisons spécialisées, celles qu’on ne nommait pas plus que les maisons closes pour ne pas offenser leurs pensionnaires. Une solution avait ainsi germé dans l’esprit des ministres et des dirigeants, solution qui résolvait deux problèmes à la fois : le désarmement des paquebots pour inactivité et la surpopulation âgée pour laquelle il fallait en Occident disposer de surfaces de plus en plus grandes et de personnels de plus en plus nombreux. Tous les navires de croisière avaient donc été reconvertis en paquebots de nouvelle vie. Ils appareillaient de Marseille, du Havre ou de Bordeaux et tournaient lentement au large en promenant à l’année longue une armada de retraités qui ne pouvaient plus s’assumer. On embarquait bien sûr un bataillon de gérontologues et une escouade de kinésithérapeutes, mais cette mobilisation était plus efficace dans un immeuble de sept mille pensionnaires que dans vingt bâtiments de 350. Les avantages étaient innombrables. Une législation inspirée des RIF permettait d’embarquer du personnel issu de ce qu’il convenait d’appeler aujourd’hui des « pays prestataires », un personnel modestement rétribué par les caisses et qui appréciait les conditions de vie à bord.
Cette grande mutation avait été rendue possible par la mise au point d’une ventilation-climatisation antivirale. L’air recyclé était filtré dans des colonnes à réactifs qui laissaient flotter à bord, il est vrai, un parfum âcre qui se confondait avec l’odeur légèrement acide des passagers. Comme il y avait malgré tout des poussées virales, un analyseur en ligne avait été mis au point qui déclenchait une alarme quand le seuil était dépassé et faisait tomber des plafonds quantité de masques chirurgicaux. L’alarme imposait un retour dans les cabines individuelles puis un confinement masqué. Quand la 9ème symphonie de Beethoven résonnait dans les haut-parleurs des coursives, le personnel se hâtait de mettre ceux qu’il convenait d’appeler les croisiéristes, en sécurité.
Ayant vu passer plusieurs officiers en uniforme qui se hâtaient, Adam questionna Rodolphe sur l’effectif naviguant. Comme il avait surpris le regard de son jeune collègue, celui-ci sourit.
- « Les femmes et les hommes que vous voyez passer sont des officiers-arpenteurs. Ils n’ont aucun diplôme et ne sont choisis qu’en fonction de leur physique avantageux, car leur seule mission est de parcourir les coursives pour rassurer les passagers. On s’est rendu compte que leur présence calmait les appréhensions en donnant l’impression que le navire est abondamment pourvu en officiers compétents. Ils apprennent à se déplacer avec l’air de ceux qui se rendent vers un poste important et peuvent adresser deux ou trois mots à un passager qui les hèle, mais jamais plus, puisqu’ils sont censés être fort occupés. Un bon officier-arpenteur fait une dizaine de kilomètres par jour en enfilant les coursives selon un planning préétabli. Vous les reconnaissez à la discrète étoile qui orne le 3ème »
Cette génération de croisiéristes ayant une tendance naturelle à se lever tôt, la brasserie ne tarda pas à se remplir. La plupart entraient grâce au tramway et se voyaient déconnectés et pris en charge par un personnel souriant. Les passagers les plus valides utilisaient un tramway parallèle destiné aux déambulateurs et qui permettait de cheminer en sécurité à leur propre rythme. La bonne humeur semblait régner. Des saluts s’échangeaient, on s’interpellait par le prénom et des plaisanteries fleurissaient. Mais comment se passait le contact avec les familles ? Peu de pensionnaires regrettaient les visites masquées imposées dans les édifices terrestres. Ces contacts sanitarisés étaient plus frustrants que réconfortants. Ici, chaque cabine disposait d’un écran vidéo de belle taille qui permettait des échanges fréquents avec les familles. Celles-ci avaient souvent installé des caméras dans leur appartement grâce auxquelles les aïeux pouvaient suivre la vie quotidienne de leurs petits-enfants. Bien-sûr, certains préféraient les séries, plus riches en actions. On avait essayé les échanges holographiques, mais les personnes âgées ne pouvaient s’y faire, et les psychologues avaient donné un avis défavorable. Le 20ème siècle restait en 2D.
Au second café-crème, Adam finit par poser la question la plus embarrassante : comment Les Croisières de Nouvelle Vie imaginaient-elles une évacuation ? Rodolphe fit la moue. Officiellement, les tramways étaient capables d’acheminer tous les passagers jusqu’aux embarcations où le personnel les prendrait en charge, y-compris avec une forte gîte ou dans l’obscurité. En réalité, il fallait plutôt se fier à l’organisation de la navigation : chaque paquebot se voyait attribuer un secteur, modérément éloigné des côtes, dans lequel il décrivait de larges cercles sans risque de croiser d’autres navires. La vitesse était faible, mais ce mouvement incessant comblait les passagers en leur rappelant cette vie trépidante qu’ils avaient connue à l’époque où nul ne tenait en place.
Quand Rodolphe raccompagna son jeune collègue, il y avait un attroupement dans la coursive extérieure. Les rires fusaient. Des applaudissements éclataient. Les deux hommes écartèrent gentiment les croisiéristes qui se pressaient pour apercevoir Lin et Chang se livrer à des pitreries. Les deux cabotins offraient le spectacle : ils sautaient, pirouettaient, utilisaient leur queue pour faire du trapèze et faisaient mille grimaces pour le plus grand plaisir des braves passagers.
Chapitre 9 – Les consultants de Pacific Sailing
Le contact établi avec la vedette de l’agence d’Agadir, le « Pride of Future » mit en panne et courut sur son erre. Quelques minutes plus tard, l’embarcation était à couple, et Adam regardait à la jumelle cinq solides gaillards se saisir de l’échelle et embarquer sous le regard curieux des gibbons-matelots. Une volumineuse caisse de matériel fut hissée sur le pont à l’aide du treuil de coupée. Les hommes étaient habillés d’une sorte de combinaison qui tenait du bleu de chauffe et de la tenue militaire, et dont le dos portait un curieux blason figurant l’Archange Saint-Michel terrassant le lion. Ils se déplaçaient souplement, s’étirant au soleil, soleil dont ils se protégeaient avec des lunettes noires. L’un des cinq fut pris en charge par Lin le bosco, qui paraissait minuscule à côté de l’athlète à la démarche féline, et conduit vers le château.
- « Commandant ? – Adam acquiesça – Je suis Mike Riffle, chef de mission pour Pacific Sailing. »
- « Bienvenue à bord, monsieur Riffle. Le bosco va vous montrer les locaux que nous mettons à votre disposition pour la durée de la traversée. »
L’homme jeta un regard amusé sur le vieux gibbon, et le jeune officier crut un instant qu’il allait lui chatouiller le menton ou le prendre dans les bras, ce que Lin n’eut pas accepté, eu égard à sa dignité de maître d’équipage.
Le porte-conteneurs faisait à nouveau route vers le sud avec Lagos au Nigéria comme destination. À partir du Sahara Occidental jusqu’au Golfe de Guinée s’étendait de manière discontinue le domaine du business parallèle. Les anciens, toujours romantiques, parlaient encore de piraterie, mais quand celle-ci s’était institutionnalisée, il avait bien fallu reconnaître son caractère entrepreneurial, et même la Lloyd parlait maintenant dans ses rapports de « Paralell Business ». Les firmes spécialisées dans les prélèvements de valeur avaient leurs représentants officiels dans un micro-état qui leur assurait une impunité juteuse, représentants qui avaient accès aux plans de navigation des navires de charges et suivaient leurs traces AIS. Les armements recevaient un avis-à-payer au prorata de la valeur de la marchandise et, à partir du moment où la taxe avait été versée sur le compte off-shore, le bateau était assuré d’une relative tranquillité. Il y avait encore quelques difficultés de coordination et de péréquation entre les sociétés de « Paralell Business » qui se répartissaient la côte, mais elles se raréfiaient avec la professionnalisation de leur syndicat. L’autre solution, et c’était celle qu’avait choisie l’armement du « Pride of Future », consistait à embarquer des consultants pour assurer la sécurité de leur navire. Le coût du service était calculé pour être inférieur à la taxe des « Paralell Business companies » et, même si les risques de dommages étaient plus élevés, les assureurs consentaient un rabais sur leur prime quand des médiateurs étaient à bord avec leurs équipements de sécurisation. On avait assuré à Adam qu’il n’aurait pas à se préoccuper des négociations avec les entreprises côtières qui essaieraient de récupérer leur dû, soit en prélevant une partie de la cargaison soit en invitant le capitaine à les suivre. Depuis que les navires semi-autonomes croisaient dans la région, faisant baisser le nombre de personnes dont la liberté pouvait être marchandée, le commandant était une valeur très recherchée que l’on ne songeait d’ailleurs pas à séparer de son navire, l’un n’allant pas sans l’autre dans la négociation entre parties. Les hommes de la « Pacific Sailing », société de consulting dont le nom n’avait rien à voir avec l’océan, le savaient et allaient déployer des trésors de technologie et de savoir-faire pour qu’Adam reste inaccessible, barricadé dans son PC-cabine.
Un peu plus tard dans l’après-midi, Adam retrouva Mike Riffle et ses collaborateurs dans le local qui leur était affecté. Ceux-ci déballaient et assemblaient leur matériel, dont une sorte de curieux canon sans embouchure fixé sur une plaque tournante.
- « Quelle est cette arme ? Une arme à feu ? »
- « Pardon ? Non, je vous rassure, Commandant, nous ne sommes pas des petits soldats. Ceci est juste un médium de neutralisation. Il émet sur 360° des impulsions paralysantes qui repoussent toute personne qui monterait à bord sans y être conviée. »
- « … ce qui signifie qu’elle tombe à l’eau sans pouvoir ni nager ni se débattre ? »
- « Je vous laisse la responsabilité de vos conclusions. Nous nous contentons de neutraliser un une personne non-autorisée. Ce qu’elle devient par la suite ne nous regarde pas. La « Pacific Sailing » vous assure une neutralisation sans effusion de sang. »
- « Mais que se passe-t-il si l’employé de l’entreprise de « Parallel Business » a déjà mis le pied sur le pont ? »
- « La phase de neutralisation est suivie d’une reconduction à la coupée. »
- « Mais puisqu’il est paralysé ? »
Le chef de la mission hocha la tête et prit l’air un peu contrit du professeur qui s’adresse à un cancre. Ses équipiers poursuivaient imperturbablement leurs préparatifs.
- « La paralysie est effectivement durable. Nous sommes obligés de le porter jusqu’à l’échelle et de l’aider à descendre. »
Adam eût la vision d’un corps raide qui dévalerait un toboggan avant de faire le grand plongeon. Il n’avait aucune raison de plaindre un employé du « Paralell Business » qui, lui, ne montrerait aucun scrupule à le découper en morceaux en souriant à pleines dents, mais il s’étonnait tout de même de la dialectique très aseptisée que lui servait la « Pacific Sailing », compagnie dûment certifiée en neutralisation passive des parties-prenantes, terme qui trouvait ici un sens très direct et pratique. Mike Riffle expliqua encore que des radars allaient être installés pour quadriller le pont et détecter la moindre intrusion. Toute alerte serait reportée sur l’écran de la centrale de surveillance sur lequel un homme veillerait 24 heures sur 24. Simultanément et sans la moindre intervention, le médium de neutralisation entrerait en action, laissant peu de chances aux intrus de progresser sur le pont.
Adam eut une pensée émue pour l’ancienne pratique dont son grand-père lui avait parlée et qui consistait à mettre en pression le cheval de lavage pour repousser les figures grimaçantes qui apparaissaient au ras du pont après s’être hissées le long des grappins. Une lance à incendie bien maniée ne devait pas laisser beaucoup plus de chance aux assaillants qui faisaient le grand plongeon le long du bordé, mais le second et son bosco, eux, ne jouaient pas avec les mots et ne faisaient pas mine d’ignorer la portée de leur geste quand il s’agissait souvent de sauver leur liberté ou leur peau.
- « Pouvez-vous éviter que les embarcations de ces gentlemen s’approchent du bord ? »
- « Oui, nous disposons de l’USIS, une technologie «Pacific Sailing ».
Le commandant tenta de déchiffrer l’acronyme pour ne pas paraître ignare auprès de cet athlète dopé à l’after-shave et aux certitudes anglo-saxonnes. Il imaginait le largage de filins semi-immergés destinés à bloquer les hélices ou un brouillard dense enveloppant les vedettes. Il joua ainsi à Géo Trouvetou pendant quelques minutes puis n’y tint plus et posa humblement la question. Mike Riffle ôta ses Ray-Ban d’un air docte et afficha un sourire de sympathie protectrice.
- « USIS : Unwelcome Ship Immobilisation System. Un laser extrêmement focalisé vise le réservoir de carburant de la vedette. »
Le bellâtre fit mine de se plonger dans la programmation d’un ordinateur de surveillance qu’un de ses hommes venait d’installer. Il ne semblait pas disposer à en dire beaucoup plus comme si les questions incongrues du Frenchie lui eussent parues grossières et déplacées. Comme il sentait cette réticence, Adam insista.
- « Quel effet produit ce laser ? »
- « Le réservoir monte en température. »
Adam attendit que le chef de mission sorte du PC de surveillance et s’adressa à son second, un certain Jack, à qui il reposa sa question.
- « En théorie, la montée en température crée une vaporisation du carburant qui désamorce la pompe à combustible, stoppant les moteurs. »
- « Et en pratique ? ».
Jack, un grand noir au crâne lustré et aux poignes de forgeron, resta un moment songeur.
- « En pratique, le réglage de température est si sensible, que neuf fois sur dix, la vedette explose. »
- « Voilà au moins qui est clair. On fait sauter l’embarcation pirate ! »
L’homme de la Pacific Sailing regarda le jeune commandant comme si celui-ci avait proféré une grossièreté sexuelle. Adam s’agaça :
- « Mais oui, pourquoi tant de précautions oratoires ? »
- « La charte, Commandant ! La charte des valeurs de Pacific Sailing prône des solutions de sécurité respectueuses de la vie et de l’environnement. »
Alors que la lueur de l’aube pénétrait par son sabord, Adam fut réveillé par des glapissements venus du pont. Les gibbons poussaient des cris stridents, modulés comme des plaintes et entrecoupés d’intonations de colère. L’écran vers lequel il se précipita en enfilant sa combinaison confirmait que ses matelots s’étaient rassemblés sur le pont. Il sélectionna l’ordre de réintégration du poste avant sur l’interface de communication, et la vocalise se répercuta à travers les haut-parleurs. Les petites têtes se levèrent vers le château, le siège de l’autorité à bord, et il y eut comme une vague d’apaisement, puis les cris reprirent de plus belle. Les gibbons, très énervés, faisaient cercle et Adam ne pouvait s’en expliquer la raison. Quand il vit Mike Riffle s’approcher du groupe, il comprit qu’il fallait descendre d’urgence sur le pont.
Lorsqu’il déboucha au grand air, son équipage entourait le chef de mission de la Pacific Sailing. De part et d’autre, les attitudes étaient menaçantes. La situation paraissait tendue. Adam courut vers l’attroupement au centre duquel il découvrit le petit Fu allongé sur la tôle, les yeux révulsés, et cerna d’emblée le drame : Fu était sorti furtivement du poste avant pendant la nuit pour aller rendre visite à son ami Mec1, malgré les interdictions réitérées qui lui avaient été signifiées, et son mouvement avait été détecté par les radars anti-intrusion. Le médium de neutralisation l’avait arrêté dans sa course. Ses camarades le pleuraient et exprimaient maintenant plus de colère que d’incompréhension. À la vue de leur commandant, ils se calmèrent cependant, et celui-ci put se pencher sur le petit corps au pelage déjà terne. Il ne put que confirmer l’évidence déjà connue des gibbons : le cœur du matelot ne battait plus.
Mike Riffle, ses éternelles lunettes sur le nez, fit un geste pour s’emparer de la dépouille. La tension monta d’un cran. Adam l’arrêta et lui fit face.
- « Je croyais qu’il s’agissait d’une paralysie ? ».
- « Les impulsions sont réglées pour le poids et la résistance d’un homme, pas pour des goélands ou des singes qui passent par là. »
- « … mais que vos radars détectent. »
- « Allons, Commandant, laissez-moi faire. » Le chef de mission voulut à nouveau se pencher.
- « Pour une reconduction à la coupée suite à cette neutralisation ? Rentrez dans votre PC. Je n’ai pas besoin de vous pour reconduire Fu. »
L’homme haussa les épaules et se dirigea vers le château, suivi par les regards hostiles des matelots qui montraient ostensiblement les dents. Sans l’autorité de leur Commandant, ils auraient infligé à cet étranger griffures et morsures. Il y a des circonstances dans lesquelles le nombre et l’agilité l’emportent sur la taille et les muscles. Lin revenait déjà avec un sac de toile dans lequel le petit hylobatidé Nomascus fut enveloppé. Le calme revint et la cérémonie d’immersion se déroula dans un recueillement ému.
Mec1 ne recevrait plus de visite nocturne et ne connaîtrait plus les caresses du chiffon de laine.
Chapitre 10 – Paralell Business sur la côte africaine
« Au bunker ! ». L’homme de la Pacific Sailing avait crié dans son talkie-walkie. Sur son écran de surveillance du pont, Adam le voyait courir vers le château arrière. Le jeune commandant donna la consigne aux moteurs de fournir quelques tours d’hélice de plus. La zone rouge du régime machine allait être atteinte. Le « Pride of Future » vibrait de toutes ses membrures. Un message de première urgence l’informa que la production de CO2 dépassait les limites autorisées par la Commission Mondiale Climatique et une voix de synthèse lui intima l’ordre de respecter l’environnement en modérant immédiatement la vitesse de son navire. Adam songea que la vedette lancée à sa poursuite ne devait pas se soucier des mêmes critères car elle marchait plein gaz et gagnait rapidement sur le lourd navire de charge tout juste capable de flirter avec les vingt nœuds. À ses côtés, Mike Riffle, le chef de mission de la Pacific Sailing, tripotait ses lunettes en gardant l’œil rivé sur le radar. Ses acolytes se concentraient sur leur appareillage électronique. Une voix résonna dans le haut-parleur de la radio satellitaire.
-« Commandant, c’est le Commodore de la Lagos Sea Trading Company qui vous parle. Mon département Finance me rappelle que vous ne vous êtes pas acquitté de la taxe de passage. »
Le protocole de la Pacific Sailing, société de neutralisation des risques côtiers, exigeait le silence radio. Aucun dialogue ne devait s’engager avec les poursuivants. Mike Riffle mit un doigt sur la bouche pour rappeler la consigne.
-« Commandant, il n’est pas trop tard pour vous conformer aux usages. Ne nous obligez pas à recourir à la coercition. »
La voix avait des intonations graves et profondes, mais exemptes de toute agressivité. On aurait cru la présentation de son concert par un jazzman. Le radar et les caméras panoramiques étaient pourtant d’accord: la vedette gagnait inexorablement sur le porte-conteneurs. L’un des opérateurs de la Pacific Sailing la pointa sur son écran et le spot lumineux concentra bientôt toute l’attention du jeune commandant. L’ambiance était lourde dans le PC bunkerisé, aggravée par l’espace restreint et étouffant dont disposait l’équipe. Pour que le laser de l’USIS (Unwelcome Ship Immobilisation System) puisse atteindre le réservoir de carburant de l’embarcation lancée à leur poursuite, il fallait réduire encore l’écart, mais les mercenaires de la Lagos Trading ne feraient-ils pas feu les premiers avec leurs lance-roquettes ? Quelques minutes pesantes et silencieuses passèrent encore. Un voyant vert s’alluma sur l’écran de l’USIS. L’opérateur se tourna vers son chef qui acquiesça du menton. L’homme appuya sur « Enter ». L’écho d’une explosion pénétra jusque dans le PC, un éclair éblouit l’écran de restitution des caméras et le spot disparut du radar. Adam éprouva un soulagement d’autant plus réconfortant que la suppression de la vedette n’avait guère plus de matérialité qu’un tir sur un jeu vidéo. Etait-il même certain que le minuscule écho-radar ait véhiculé des hommes, que l’image ait correspondu à une réalité humaine, que le rayon invisible et silencieux ait produit des cadavres ? Fallait-il même s’attarder sur la question ? Une menace était apparue, dont la technique rendait compte de manière virtuelle, et les spécialistes l’avaient neutralisée en appuyant sur une touche. Neutraliser : le terme était froid et administratif, mais si confortable.
-« Commandant, nous regrettons votre réaction. Conformément au barème, nous doublons la taxe. Il est encore temps de mettre en panne et d’ordonner un virement bancaire sur le compte dont vous avez reçu les coordonnées. »
Riffle et Adam se précipitèrent sur le radar, et leurs fronts se cognèrent au-dessus de la console. L’officier reprit les réglages, changea d’échelle, scruta l’écran, interrogea l’analyseur. Les caméras balayèrent l’océan sur un rayon d’un mille. Pas un écho, pas une image. Mais alors, d’où venaient ces ordres, d’où tombait cette voix ? Jack, le second de l’équipe de neutralisation, un noir baraqué comme un lutteur, leva le pouce comme pour montrer le plafond du PC.
- « Un hélicoptère? ».
Jack eut une moue qui exprimait à la fois une approbation et l’embarras que celle-ci lui causait. À un geste de Mike Riffle vers le système de contrôle des caméras, Adam répondit par la négative : ces dernières ne pouvaient pas scruter le ciel. Pour confirmer l’hypothèse de Jack, il fallait sortir. Or, si celle-ci s’avérait valide, cette sortie constituerait un écart par rapport aux consignes de confinement de la Pacific Sailing qui interdisaient à ses hommes cette prise de risque. La moue du chef de mission disait bien le dilemme que représentait une telle non-conformité pour de bons soldats anglo-saxons.
-« Commandant, ici le Commodore de la Lagos Sea Trading. Je constate que vous n’avez pas ralenti et vous informe que le compte-à-rebours est commencé, au terme duquel mes hommes monteront à bord. Vous prenez la responsabilité d’une démarche déplaisante. »
Malgré la climatisation qui luttait contre un sentiment d’étouffement, Adam sentit quelques gouttes de sueur couler le long de son dos. D’un geste brusque, il ouvrit la porte et se précipita vers l’échelle pour gagner le pont. Comme un gros insecte qui cherche le morceau de peau sur lequel il va piquer, l’hélicoptère était bien là, et son bourdonnement répondait aux grondements réguliers qu’exhalaient les machines du « Pride of Future ». Le commandant se rassura en considérant la taille de l’hélicoptère qui ne pouvait transporter le commando dont le menaçait le chef de gang. Il y avait de toute évidence une part de bluff. A plat ventre derrière une bitte d’amarrage, il fouillait l’horizon avec ses jumelles, des jumelles qu’il n’avait utilisées jusqu’à présent que pour observer les oiseaux. Son œil fut justement attiré par un vol au ras de l’eau. Il était étrange de voir des migrateurs dans le Golfe de Guinée en cette saison. Il régla la focale et chercha à améliorer la netteté de l’image qui souffrait des vapeurs flottant sur l’eau. Ayant réussi à suivre les ailes blanches pendant quelques minutes, la vérité lui apparut : les oiseaux migrateurs étaient des voiles de kite qui, portées par une forte brise de terre, se rapprochaient rapidement selon une route collision.
Les moteurs du « Pride of Future » marchaient à plein régime et chaque meuble en vibrant semblait battre la cadence. Concentré sur l’écran de navigation, Adam cherchait à reconstituer le cap que suivait le vol de kites qui restait invisible sur le radar. Il choisit une route de fuite qui rendrait la brise moins porteuse pour les cerfs-volants, mais ne se fit guère d’illusion : si les planches étaient conduites par des types entrainés, la poursuite connaîtrait son terme dans moins d’une demi-heure. Mike Riffle avait été très clair : le laser de l’USIS (Unwelcome Ship Immobilisation System) ne pouvait rien contre des véhicules sans carburant. Il fallait compter sur le médium de neutralisation et ses impulsions paralysantes qui repousseraient les assaillants quand ceux-ci prendraient pied sur le pont. À ce point de l’exposé, le commandant eut l’intuition de la stratégie des pirates : les kites bien manipulés pouvaient, avec une saute de vent favorable, les déposer sur le pont supérieur, au-dessus du nid-de-pie qui tenait lieu de passerelle, à un niveau inaccessible aux impulsions paralysantes. Ces types étaient des professionnels qui avaient trouvé comment contourner les gadgets de la Pacific Sailing. La technologie des kites légers assistés, qui servaient aux déplacements personnels sur les côtes, était ici détournée en véhicules d’assaut. Adam pensa avec amertume que les forbans eux-mêmes protégeaient désormais l’environnement en faisant usage de technologies vertes, mais que celles-ci allaient favoriser une inéluctable prise d’otages.
Une certaine nervosité s’empara des hommes de la Pacific Sailing. Ils réalisaient l’innocuité de leur technique sophistiquée face à des adversaires qui savaient s’adapter rapidement et avaient les moyens de cette évolution. Le dogme de la société qui employait ces techniciens de la sécurité, et qui servait à celle-ci d’argument de vente auprès de clients soucieux de défendre une apparence de vertu humaniste, interdisait de leur fournir les armes traditionnelles qui leur auraient permis de défendre le bunker, lequel ne pèserait pas lourd face à des explosifs. Soldats désarmés, ils savaient que leur valeur marchande était trop faible pour leur valoir des égards et que les pirates, n’aimant pas leurs semblables qu’ils considéraient comme des empêcheurs de rançonner en rond, leur réservaient un sort expéditif. Les mercenaires savent qu’ils n’ont pas droit à la défaite, surtout face à d’autres mercenaires, et que leur salaire autorise leurs donneurs d’ordre à se désintéresser de leur destin. Les solutions de la dernière chance furent analysées, en particulier celle qui consistait à envoyer les gibbons matelots au casse-pipe, un peu comme les généraux de 14-18 auraient sacrifié bretons et tirailleurs sénégalais pour gagner quelques heures. Comme Adam faisait remarquer que les griffes et les dents de ces vingt-cinq malheureux seraient anéanties en quelques secondes par une rafale de mitraillette, rendant inutile et gratuit le sacrifice de ses gibbons à favoris que l’addition d’un gène cognitif avait sensiblement rapprochés de la condition humaine, la voix gutturale du jazzman jaillit du haut-parleur, mettant un point final au débat :
- « Commandant, nous connaissons votre rôle d’équipage. Inutile d’exposer vos matelots. Nous protégeons la faune de nos forêts et serions navrés de faire un écart à nos principes. Ceci est mon ultimatum : dans dix minutes, l’équipe de collecteurs sera à bord et prendra toutes les assurances pour protéger nos intérêts. »
Improviser une programmation inédite en dix minutes relève du challenge. Tandis que Mike Riffle et son équipe restaient prostrés, Adam s’affaira sur son ordinateur. L’urgence et l’adrénaline lui conféraient une froide lucidité. Sa prodigieuse mémoire augmentée déversait les fragments de logiciel qu’il devait assembler pour construire son arme de guerre. Il n’y avait dans ses gestes aucune fébrilité. Il jetait de temps en temps un coup d’œil sur l’horloge qui égrainait implacablement ses minutes. À T-2, il actionna la commande et songea qu’il contrevenait encore aux consignes en ne déroulant pas le programme de vérification.
Les caméras embarquées sur les mécaniciens permirent aux reclus de reconstituer le combat, si l’on peut qualifier de combat le bref affrontement qui eut lieu entre les braves robots et les dix pirates qui atterrirent comme prévu sur le pont supérieur. Quand les cinq mécaniciens escaladèrent la dernière échelle, marche après marche, avec une lenteur angoissante mais sans un faux pas, deux d’entre eux brandissaient un disque à découper qui sifflait, un autre une perceuse armée d’un foret de 12, tandis que leurs camarades partaient à l’attaque avec des chalumeaux vrombissants. Les lance-flammes improvisés firent merveille en mettant le feu aux voiles de kite alors que les pirates affalaient celles-ci, et la violence des flammes frappa les esprits. Avant que les assaillants ne comprennent et n’admettent la présence d’un comité d’accueil insolite, MEC 2 avait entamé les bottes du mercenaire qui lui faisait face, et celui-ci hurlait de terreur en sentant le disque mordre son mollet. Il y eut des tirs sporadiques mais les balles rebondissaient sur la carapace des robots qui poursuivaient implacablement leur mission. Les clignotants bleus leurs faisaient des yeux de gros scarabées. Face à ce commando diabolique dont les bras sifflaient, vrombissaient, rugissaient, et qui bravait les balles sans reculer d’un pas, les pirates perdirent pied. La panique les gagna. Le courage ne s’exerce que face à des situations déjà rencontrées lors de l’entrainement ou découvertes au cours de combats précédents, mais l’inconnu, l’inattendu et l’imprévu désarment les esprits les plus combatifs. Le commando reflua vers le pont principal. Comme dans les films d’horreur dont ils se gavaient lors de leurs repos, les Nigérians voyaient les robots diaboliques les poursuivre de leur pas lent mais régulier. Adam mit en panne. Il connaissait la suite. Entourés par l’équipe Mec déployée en demi-cercle, les pirates allaient mettre le youyou du bord à l’eau et s’embarquer en hâte pour fuir cette sorcellerie contre laquelle ils se sentaient impuissants.
Le jazzman céleste ne fit aucun commentaire, mais le commandant du « Pride of Future » savait que l’hélicoptère avait aussi quitté la zone.
Chapitre 11 – Très seul face au virus.
Adam se réveilla en transpiration. Le réveil qu’il s’astreignait à faire sonner après 4 heures de sommeil résonnait douloureusement dans ses tympans. Il souleva une paupière lourde et fixa un œil fiévreux sur l’écran digital accroché à la cloison de sa cellule de vie. Pas d’alarme. La prédominance de la couleur verte le rassura. Il se concentra sur le répétiteur de cap. Les chiffres flottaient dans un brouillard blanchâtre. La revue des afficheurs essentiels prit plusieurs minutes, des minutes qui lui semblèrent d’autant plus longues que son cerveau augmenté absorbait et analysait d’habitude toutes ces données en quelques secondes. Il réussit à se convaincre que tout était normal à bord du « Pride of Future ». Tout sauf l’état de son commandant. Que se passait-il donc ? De quel mal était-il atteint pour se sentir aussi fébrile et aussi faible ? Il s’assoupit à nouveau puis se réveilla en sursaut. Il fallait absorber un remède, joindre l’armement, tenter un diagnostic avec le service de télésanté. Il fallait se secouer malgré la torpeur qui l’envahissait. Il fallait agir. Il se traina d’abord jusqu’à la douche qu’il fit couler en recherchant la température qui le laverait de cette moiteur et lui rendrait un peu d’énergie. Enfiler une combinaison lui demanda un violent effort. Monter jusqu’au poste de contrôle le fit souffrir. Il se cala dans le fauteuil pivotant qui permettait de balayer tous les écrans disposés autour du petit PC, et sélectionna l’option santé / autodiagnostic sur le module d’aide à la résolution de problème. Les capteurs intégrés lui indiquèrent qu’il avait 40° de fièvre, que sa tension était trop basse et son rythme cardiaque un peu élevé. Un message s’afficha : « vous êtes malade ». Adam n’eut pas la force de s’énerver contre cette technologie qui énonçait froidement des évidences sans valeur ajoutée. L’application fit défiler un questionnaire sensé établir un diagnostic. « Avez-vous les jambes molles ? ». « Voyez-vous trouble ? ». « A combien estimez-vous la quantité d’eau transpirée sur une échelle de 1 à 10, 3 étant le niveau normal de sudation ? ». Le commandant se sentit faiblir encore face à cette inquisition stérile et abandonna à la cinquième question. Le système déplora ne pouvoir livrer son verdict et proposer un protocole de soins adapté.
L’armoire à pharmacie exigeait un code pour s’ouvrir, code qui n’était transmis que sur envoi complet du questionnaire de diagnostic. Les autorités bienveillantes avaient imposé cette mesure pour éviter que des officiers souffrant de solitude n’aient recours à des médicaments antidépresseurs. On citait le cas d’un vieux commandant secoué par l’annonce de sa mise en retraite qui avait avalé un tube de Prozac arrosé de whisky. L’enquête n’avait pu déterminer lequel des deux remèdes avait achevé le marin déprimé, mais la surveillance pharmaceutique s’était accrue. Même l’aspirine restait inaccessible dans son coffre-fort. Le sachant, Adam en avait un tube dans sa valise, car une rage de dents, lorsqu’elle survient, ne met pas d’humeur à dialoguer avec un logiciel obtus qui finira peut-être par reconnaître vos douleurs dentaires. Il en versa deux comprimés dans une grande tasse de thé brûlant. Le breuvage calma ses palpitations et lui donna quelques instants une impression de répit cotonneux. Une irrésistible envie le prit de se réfugier dans le cocon de sa couchette et de dormir pour oublier, oublier cette crise surgie pendant la nuit, fuir ce bateau qui réduisait son esprit en esclavage quand il aurait voulu échapper à une réalité éreintante, anéantir ce sentiment obsédant de responsabilité qui ne lui laissait pas un instant de paix même avec 40 de fièvre.
Il allait sombrer et s’abandonner quand le souci de son équipage ramena sa conscience à la surface comme une grosse bulle savonneuse qui hésite à éclater. Que devenaient ses 25 matelots gibbons ? Le jour se levait, et Lin, le bosco, allait attendre les consignes. Les petits hylobatidés Nomascus ne resteraient pas enfermés dans leur poste du gaillard d’avant. Il leur fallait prendre l’air, et pour que cette sortie sur le pont ne prenne pas l’allure d’un grand chahut, les travaux quotidiens devaient leur être communiqués. Adam sélectionna le message donnant l’ordre de passer la vadrouille sur le pont, une tâche bien peu utile, mais le malade n’avait pas la force de concocter un programme plus rationnel. La vocalise retentit dans les haut-parleurs du bord, avec des aigus douloureux pour son crâne. Il faillit s’assoupir à nouveau quand le silence revint. Il rouvrit les yeux et fixa l’écran de surveillance panoramique du pont pour guetter l’apparition de ses matelots. Bien que sa conscience du temps soit en partie gommée par l’hébétude de son cerveau, il s’inquiéta bientôt de ne voir aucun gibbon bondir sur le pont. Il réitéra la vocalise électronique, sans plus de résultat dans les minutes qui suivirent. Cette absence de réaction était inquiétante. Dans un instant de délire fiévreux, Adam déplora de ne pouvoir passer un coup de fil à son bosco depuis sa bannette comme l’aurait fait ses grands anciens pendant une crise de paludisme. Les gibbons augmentés de leur gène cognitif étaient certes astucieux, mais il leur manquait encore la parole, et ce manque n’avait jamais autant pesé au jeune officier que dans cet instant de détresse. Il fallait se rendre à l’avant. Il fallait savoir.
Le souffle tiède de l’alizé le saisit quand il émergea sur le pont, et cette bouffée bienfaisante parut fraîche à son corps brûlant. Le bateau se balançait mollement sur une longue houle, mais ce léger roulis participait à bousculer l’équilibre d’Adam, équilibre mis à mal par sa fièvre. Il s’accrochait aux rambardes, serrant les mâchoires, tendant sa volonté. Les larmes lui vinrent aux yeux. Le « Pride of Future » semblait avoir rallongé pendant la nuit. Le chemin vers le gaillard d’avant lui paraissait interminable, d’autant plus interminable qu’il redoutait le spectacle qui allait s’offrir à lui dans le poste d’équipage étonnamment silencieux. Quand il ouvrit la porte après avoir aspiré une grande bouffée d’air, il entendit des gémissements. Les gibbons savaient allumer et éteindre la lumière en fonction des horaires et des consignes. Or, celle-ci était demeurée éteinte, et Adam dut appuyer sur le commutateur. Les petits primates étaient allongés sur leurs couchettes. Quand il s’approcha de Wang, l’angoisse au cœur, celui-ci ouvrit les yeux et le regarda d’un air désemparé. Il y eut quelques frémissements chez les dormeurs que la lumière jaillie troublait. En s’accrochant aux montants des bannettes superposées, le commandant fit le tour de la chambrée, posant sa main sur un front, caressant une joue, palpant le cœur, vérifiant un souffle. Tous ses matelots étaient vivants. Il en ressentit un élan d’affection et surtout, un grand soulagement. Mais tous étaient malades, comme lui-même, frappés par un mal mystérieux. Lin se redressa avec courage. Son pelage était mouillé et terne, et il tremblait. Mais les deux principaux du bord se comprirent d’un regard : il fallait donner à boire à tous ces malades qui, sans cet apport, allaient se déshydrater. Ils allèrent ensemble à l’évier puis passèrent de couchette en couchette avec leur gobelet.
Quand Adam parvint à rejoindre son poste de contrôle, il était rassuré mais épuisé. Une question le hantait : allaient-ils guérir sans aide, et dans quel délai ? Après s’être allongé une heure pour récupérer de son expédition, il but encore une tasse de thé et décida de prendre contact avec le service d’assistance médicale et avec l’armement. Après quelques essais infructueux, une lutte contre deux automates lui demandant de répondre par oui ou par non à quelques questions fumeuses destinées à l’orienter, et une amorce de dialogue avec une standardiste qu’il n’aurait su localiser, il obtint d’être mis en relation avec un médecin auquel il décrivit sa situation. Le praticien émit quelques hypothèses, de la plus bénigne à la plus inquiétante. Quand le malade en vint à évoquer l’épidémie qui frappait ses matelots et que le docteur eut enfin compris que ceux-ci étaient des primates, il y eut un long silence. Il se gratta enfin la gorge et passa en revue les maladies communes aux humains et aux primates, dont la tuberculose et la toxoplasmose, mais aucune ne semblait correspondre aux symptômes observés. Tant qu’un diagnostic n’était pas posé, une médication était risquée, et avant de formuler une hypothèse, il fallait consulter le service vétérinaire. Adam s’égara à nouveau dans des méandres téléphoniques et eut à affronter des cerbères plus habitués aux agriculteurs qu’aux gens de mer, qui ne comprenaient pas qu’un capitaine leur parle de ses marins et qu’un marin veuille consulter au sujet de ses primates. On crut à une plaisanterie. Ces échanges absurdes étaient éreintants. S’il existait encore un service vocal d’assistance médicale aux marins, nul n’avait pensé à organiser un service d’assistance vétérinaire, oubli qui compliqua la tâche du malheureux commandant. L’homme de science écouta son interlocuteur décrire le tableau d’un poste d’équipage transformé en infirmerie et comprit à son souffle court et au ton fatigué de sa voix que le jeune homme souffrait lui aussi. Il se fit décrire l’itinéraire que le navire avait suivi le long de la côte africaine et les contacts que l’équipage avait pu avoir avec les hommes et la nature de ce continent. Il promit de rappeler après avoir consulté ses confrères et ses documents.
Adam composa ensuite le numéro d’urgence de l’armement et tomba assez vite sur la personne d’astreinte qui était, ce samedi-là, le directeur commercial. Les deux hommes convinrent qu’il n’était pas possible d’envoyer des secours au large de l’île de Sao Tomé. Le commandant pouvait-il se détourner vers Libreville ? Celui-ci dut reconnaître qu’il n’était pas en état de se rapprocher des côtes et de naviguer en eaux rapprochées. On sentait un certain désarroi chez le terrien qui n’avait pas de solution à proposer mais s’inquiétait à mi-voix pour les horaires du « Pride of Future ». Adam décida qu’il mettrait en panne, le temps de récupérer un peu, et il en informa le directeur commercial qui se garda d’approuver ou de refuser. Le vétérinaire rappela. Il évoqua quelques fièvres aux noms latins, quelques bactéries baptisées par des numéros à quatre chiffres et conclut que rien n’était définitif dans un monde en mouvement. Il recommanda l’hydroxychloroquine, un médicament qui avait eu son heure de gloire lors d’une épidémie passée et dont on pensait qu’il ne risquait pas d’aggraver l’état des malades du bord. Adam le remercia pour ses conseils et réussit à joindre à nouveau le premier médecin. Celui-ci se lança dans une explication dont il ressortait qu’il n’était pas entièrement d’accord avec l’hypothèse de son collègue, dont les patients n’étaient somme toute que des animaux, mais que cette hypothèse ne pouvait cependant être complètement rejetée. Le jeune commandant lui demanda d’une voix lasse s’il pouvait lui communiquer le numéro de code de l’armoire pharmaceutique. Le seul à pouvoir répondre à cette dérogation en l’absence d’un questionnaire de santé complet, c’est-à-dire précisa le docteur, une réponse aux 38 questions de ce questionnaire, était le responsable du service informatique dont il lui donna le numéro de téléphone en lui précisant qu’il pouvait le contacter à partir de 10h30 ce matin. Adam renonça.
Au prix d’une nouvelle tasse de thé agrémentée d’une aspirine, et d’un gros effort sur lui-même, il retourna sous le gaillard d’avant pour procéder à une nouvelle distribution d’eau. Les gibbons étaient toujours prostrés sur leurs couchettes, mais ils burent avidement.
Rentré dans les aménagements, Adam mit en panne et se coucha. Il fut tiré d’un profond sommeil par la main velu de Lin qui lui touchait l’avant-bras. Il jeta un coup d’œil à l’horloge digitale et constata avec stupeur qu’il avait dormi 36 heures d’affilée. Il se sentait courbaturé, mais la fièvre était tombée et il put se lever sans étourdissement. Son maître d’équipage le regardait en souriant. Lui aussi semblait remis. Il montrait du doigt l’avant du bateau et s’agitait. Le commandant relança la consigne qui n’avait eu deux jours auparavant aucun effet et la vocalise retentit pour demander aux matelots de venir sur le pont. Il négligea la caméra et sortit pour saluer sa petite troupe qui s’égayait. Le vent avait un parfum de vie.
Chapitre 12 – Adam, Terre-Neuve sous les tropiques.
L’aube naissante laissait encore briller les trois feux rouges en tête de mât, mais dessinait déjà les premiers contours du « Youssef B. » Grimpé dans son nid-de-pie, Adam observait le malade à la jumelle. L’image encore sombre resterait ténébreuse même au grand jour, car le cargo faisait piètre mine. Balancé nonchalamment par une longue houle, il montrait tour à tour un flanc plus rouillé que rouge et des panneaux de cale cabossés. L’AIS indiquait une longueur de 95 m et un port en lourd de 5000 tonnes. Son âge n’était pas mentionné mais sa silhouette trahissait une construction du vingtième siècle. Un château trapu, deux portiques dont le gréement grinçait au roulis, un bulbe qui se hissait à la vague, exhibait des tôles fatiguées et replongeait en faisant mousser la mer. Sous les sabords, un mauvais rimmel avait coulé en vilaines larmes noires. Sur le tableau arrière, des lettres de guingois faisaient référence à un mystérieux port d’attache, connu des seuls initiés de la flibuste. La cheminée, selon une tradition du siècle passé, s’ornait d’un écusson sur lequel dansait un dauphin auquel un matelot artiste avait dessiné un nez trop long. Les premières lueurs qui hésitaient à l’Est, au-dessus de l’horizon, permettaient maintenant de distinguer les pavillons Foxtrot (« je suis désemparé ») et Victor (« je demande assistance ») dont les motifs rouges et blancs émergeaient de la fabuleuse mémoire d’Adam. Quel folklore, pensa-t-il.
Le commandant du « Pride of Future », qui avait déjà réduit l’allure lors de son approche au radar, mit ses moteurs sur stop après s’être placé au vent du cargo en panne. Deux heures plus tôt, l’antique VHF avait grésillé et une voix qu’une réception médiocre faisait chevroter, avait lancé un appel à l’aide. Le commandant du « Youssef B. », en route pour Port Elizabeth, évoquait une panne machine que ses seules ressources ne parvenaient pas à résoudre, et demandait à tous les navires croisant dans un cercle de vingt milles, de bien vouloir prendre contact. Un dur silence avait salué cette sollicitation. Adam avait étudié sa route, qui passait effectivement par la position du petit cargo, et avait calculé l’avance dont il disposait. Il en avait conclu qu’il pouvait offrir trois heures d’assistance à ce collègue en difficulté. Au fond de lui-même, il n’était pas fâché de s’accorder une distraction pour rompre la longue routine de cette traversée vers le Cap de Bonne-Espérance. S’en était suivi un dialogue chaleureux, quoiqu’un peu confus, avec un officier qui se présentait comme citoyen ukrainien, tentait d’exposer sa situation et se confondait en remerciements. Son navire avait dû débarquer un chef mécanicien, malade, à Luanda. Celui-ci connaissait ses machines sur le bout du doigt, les ayant entretenues depuis plus de vingt ans, et ses mécaniciens, orphelins de ce savoir, ne parvenaient pas à dépanner le moteur principal.
Face à ce touchant témoin du siècle dernier qui poursuivait courageusement un tramping aléatoire mais exposait aux embruns toute la fatigue de ses membrures et la décrépitude de sa peinture, Adam ne douta pas qu’un remorquage soit au-dessus de ses moyens. Après avoir estimé la dérive du navire en panne, il enclencha le positionnement dynamique qui devait assurer au « Pride of Future » une immobilité satellitaire et reprit contact avec son collègue qui l’observait déjà aux jumelles depuis son aileron de passerelle pour lui expliquer que le règlement exigeait une présence à son bord. Dmytro Kribanov mit quelque temps à comprendre qu’il avait affaire à un homme seul et proposa de dépêcher son second pour remplacer Adam pendant le temps où celui-ci viendrait à son bord. Un quart d’heure plus tard, une baleinière, qui avait dû connaître les bancs de Terre-Neuve, accostait et un grand gaillard saisissait l’échelle. Debout sur le pont aux côtés de Lin, le gibbon-bosco qui surveillait l’embarquement avec Li-Wu, l’officier ukrainien faisait figure de géant, un géant qui, surpris par ce comité d’accueil inattendu, partit d’un gigantesque éclat de rire. Adam lui-même ne put réprimer un sourire face à cette hilarité dont l’écho lui parvenait par la sono du bord. Il reprit son sérieux et guida le nouvel embarquant par haut-parleur jusqu’au Poste de Contrôle. Quand la porte s’ouvrit, Lin, se lissant les moustaches d’un air digne et presqu’offusqué, s’effaça devant le marin qui serra avec vigueur la main du commandant et lui transmit par avance tous les remerciements de l’équipage du « Youssef B. » pour son geste de solidarité. Sa bonne humeur ne l’avait pas quitté mais il regardait autour de lui d’un air interrogateur, se demandant dans quel cockpit interplanétaire il venait de pénétrer. Adam lui expliqua que le bateau ne quitterait pas sa position, et que son rôle se limiterait à l’appeler sur son téléphone satellitaire si un voyant rouge s’affichait sur l’un des nombreux écrans. Oleksii sembla rassuré par cette modeste contribution, et le commandant du « Pride of Future » prit place dans la baleinière, non sans avoir diffusé auparavant une vocalise qui donnait l’ordre à ses matelots de l’attendre sur le pont.
Dmytro Kribanov prit Adam dans ses bras et lui donna l’accolade. Les tempes grises, les cheveux en brosse, vêtu d’un vieux jean et d’un T-shirt bariolé, le commandant du « Youssef B. » ne semblait pas vraiment inquiet. En évoquant encore l’absence de son vieux complice, le chef mécanicien, il levait les bras au ciel comme pour le prendre à témoin de son infortune, et ses propos trahissaient un fatalisme que la navigation sur son vaillant cargo avait développé au fil des milles parcourus. La rugosité de son anglais maritime, celui qu’enseignent des années de bourlingue hors de chez soi, en facilitait la compréhension : seuls les mots essentiels étaient dits, sans fioriture littéraire ni précaution grammaticale. Le « Youssef B. » battait pavillon de Palaos pour le compte d’un armateur abrité au Liban qui transmettait ses ordres de route par télégramme et dont Dmytro n’avait jamais rencontré aucun représentant. La solde des douze hommes, tous cousins, oncles ou neveux, tombait sur un compte ouvert pour eux à Kiev. Il ne fallait pas se plaindre, même si les dix mois de bord commençaient à peser sur leurs épaules. Heureusement, tous pouvaient parler du pays et partager les nouvelles qui arrivaient du village par courrier. L’expérience à bord suppléant aux études et la parenté tenant lieu de diplôme, l’équipe n’était pas prête à affronter l’inconnu mécanique en l’absence de l’oncle Eugeniu qui faisait office de chamane aux machines. Pendant ces préliminaires, les marins du « Youssef B. » s’étaient groupés autour de leur capitaine, têtes slaves aux faces rondes et un air de famille qu’ils ne pouvaient renier. Ils commentaient dans leur langue et avec force gestes les propos de leur commandant.
Adam dût expliquer en long et en large à Dmytro, qui traduisait au fur et à mesure, qu’il était tout à la fois commandant et chef mécanicien, qu’il était bien le seul humain à bord, que ses matelots étaient d’astucieux petits singes et ses mécaniciens des robots multifonctions, et que les logiciels du bord calculaient et surveillaient pour lui quantité de paramètres. Chaque phrase retranscrite était ponctuée d’exclamations et il dut à plusieurs reprises reprendre une explication. Les hommes se prenaient à témoin, s’interpellaient, et le prestige d’Adam croissait, bien qu’un peu d’incrédulité demeurât dans les yeux de ses admirateurs. L’heure tournait cependant, et il réclama à descendre dans le compartiment machines pour prendre connaissance de la situation. Un jeune homme à l’allure dégourdie et qui répondait au prénom d’Oleg, se fit son guide et l’emmena au Poste de Contrôle dont il lui fit les honneurs, ce qui fut assez rapide compte-tenu de la simplicité des automatismes. Dans un anglais hésitant, mais techniquement précis, il lui expliqua que les pompes à combustibles ne recevaient plus de signaux de commande et que leur index restait à zéro. Ils avaient bien essayé de reprendre les consignes en manuel, mais avaient échoué à synchroniser les cylindres. Quand Adam demanda la documentation, Oleg posa sur le bureau un épais classeur à la couverture marron sur lequel le constructeur avait jadis dessiné la silhouette d’un moteur semi-rapide avec une sécheresse de traits qui faisait penser à un Buffet. Certains feuillets tentaient de s’en extraire et l’ensemble avait un air touffu. L’huile et la graisse avaient laissé une impressionnante collection d’empreintes digitales qui illustraient les pages et auraient permis à un enquêteur d’identifier l’arbre généalogique de tous les mécaniciens qui s’étaient succédés sur le « Youssef B. ».
Adam trouva rapidement les chapitres consacrés aux pompes à combustibles et à leur mode de contrôle. Laissant libre court à son cerveau augmenté, il en parcourut les pages, descriptions, croquis et séquences d’entretien. Chaque ligne, chaque information, chaque valeur s’imprimait dans sa tête et s’ordonnait en un système cohérent. Il devenait familier de l’univers que les ingénieurs coréens du chantier naval avaient construit voici plus de quarante ans. Au fil des minutes silencieuses, Oleg le regardait avec un mélange d’admiration, d’inquiétude et d’effroi. Sans qu’il s’en rende compte, les lèvres du Français marmonnaient une synthèse et cette psalmodie renforçait l’impression de magie noire. Il accélérait son processus d’analyse en formulant des hypothèses dont certaines étaient aussitôt réfutées et d’autres engrangées. Quand il sortit de cette transe studieuse, moins d’une demi-heure s’était écoulée. Oleg fit de son mieux pour répondre à une série de questions. Le pauvre n’avait pas fini de proposer une réponse qu’une nouvelle interrogation fusait. Les éléments du puzzle continuaient à s’assembler à vive allure sous le crâne du jeune officier. Il ne manquait plus que quelques petites pièces à trouver pour que l’image d’ensemble apparût. Il se releva et sortit du Poste de Contrôle, suivi par Oleg qui hésitait entre espoir et incompréhension. Comment ce diable de Français pouvait-il espérer résoudre seul une panne aussi complexe ?
Ayant grimpé quatre à quatre les échelles, car le rythme de son raisonnement stimulait ses muscles et ses nerfs, il se pencha sur un circuit d’air contrôle à la sortie d’un vieux compresseur NASH à anneau liquide. Sous la pression de son index, la purge d’un filtre expulsa en petits hoquets humides une eau jaunâtre. Oleg leva le pouce en signe de victoire. Il venait de comprendre que le circuit pneumatique contrôlant les pompes était engorgé.
Moins d’une heure plus tard, le moteur du « Youssef B. » mettait en branle ses 12 cylindres dans un accord séquentiel parfait et l’équipage poussait un cri de victoire pour répondre à ce chant tant espéré. Adam fut soulevé, hissé sur quelques épaules et porté en triomphe autour du pont, accompagné et acclamé par tous les hommes. D’abord interloqué, presque agacé, il ne put résister à ce déferlement de joie communicative. Il se prêtait au jeu, levant les bras pour répondre aux ovations et souriant à ces braves gens qui se voyaient sortis d’affaire comme par miracle. Quand il put reprendre pied sur le pont, Dmytro Kribanov l’entraîna d’office vers le carré où un dîner improvisé et une impressionnante collection de bouteilles l’attendaient. Le commandant du « Youssef B. » voulut lui remettre une poignée de dollars qu’Adam refusa vigoureusement. Des toasts furent portés. On trinqua dans un sabir anglo-ukrainien à la santé des femmes restées au village, de la grande famille des marins, des divinités océaniques et des démons mécaniques, et à la santé de cet incroyable magicien français qui avait mis moins de deux heures à rendre vie à des machines qu’il n’avait jamais vues auparavant.
Au moment d’embarquer dans l’antique baleinière pour regagner son bord, le commandant du « Pride of Future » avait dans les bras une bouteille de vodka russe, du vin d’Arménie, une croix orthodoxe aux pierres incrustées, des gâteaux au miel et un œuf en bois peint. Quand l’embarcation déborda, une ovation jaillit encore sur le pont du « Youssef B. » pour saluer le héros du jour. Olekssi, en le quittant à son tour, se confondit aussi en remerciements. Adam remonta alors au Poste de Contrôle et remit en route son porte-conteneurs. Le vieux cargo le salua une dernière fois d’une série de coups de sifflets joyeux et s’éloigna, laissant le jeune Français face à la solitude océanique.
Chapitre 13 – Coup de chien pour chien de faïence.
Depuis vingt-quatre heures, les messages d’alerte se succédaient sur le site météo du Cap. Adam enregistrait mécaniquement leurs données tout en sirotant une tisane tiède. Le vent d’ouest soufflait déjà en rafales rageuses. Enfermé dans son Poste de Contrôle, le jeune officier pouvait percevoir un sifflement qu’aucune porte étanche n’aurait su faire taire. Ces bourrasques en elles-mêmes n’étaient pas inquiétantes, mais les informations étaient formelles : les interactions entre la longue houle qui courait sans doute librement depuis la Patagonie et les fameux courants d’Agulhas venus du Canal du Mozambique, allaient transformer les parages du cap éponyme en un chamboule-tout dont la tempête compliquerait les règles. En route pour Port-Elizabeth, le « Pride of Future » ne tarderait pas à être malmené par des vagues croisées et des lames anarchiques. Il vérifia que les robots mécaniciens avaient regagné leurs stations de recharge, qui étaient aussi leurs postes de sécurité. MEC 3 finissait justement la ronde des niveaux de cales et remontait en vitesse très lente vers le pont principal. La caméra embarquée montrait la prudence de sa progression. La stabilité du corps était assurée par un asservissement des pattes d’araignée au capteur d’horizontalité qui avait déjà fort à faire pour contrer les secousses du bateau. La profondeur des échelles avait été adaptée à la démarche des vaillants quadrupèdes et absorbait les légers glissements des pattes occasionnés par le roulis. Adam pianota sur l’interface de communication qui transmit ses consignes aux gibbons-matelots : seuls Chun et Ha devaient rejoindre le Poste de Contrôle, au cas où leur commandant ait une mission urgente à leur confier, et le reste de l’équipage, sous les ordres de Lin, le bosco, devait s’enfermer sous le gaillard d’avant. Répondant à l’appel diffusé sous la forme d’une vocalise modulée, les deux petits timoniers se faufilèrent entre les armoires et les ordinateurs et se juchèrent sur un tabouret. Ils se dandinaient en accompagnant les mouvements du bateau, comme si ceux-ci leur étaient aussi naturels que le balancement des hautes branches. Chun s’intéressa à la carte marine du Cap de Bonne Espérance dont les couleurs variaient en fonction de la météo et sur laquelle couraient les petites griffures des navires croisant dans les parages avec leurs signatures AIS, tandis que Ha jouait avec la souris du poste de contrôle CO2, faisant défiler l’historique des émissions. L’écran prenait une teinte orange uniforme pour rappeler une évidence, à savoir que la consommation du porte-conteneurs souffrait de l’état de la mer et des vents contraires.
Les heurts des lames contre l’étrave se firent plus durs, les secousses plus rudes, les vagues plus imprévisibles, qui parvenaient à déjouer la science du régulateur pour faire gronder les moteurs quand l’hélice déjaugeait. Le Poste de Contrôle, dont l’espace restreint était lourdement occupé par les armoires électroniques, les ordinateurs et les écrans de toutes tailles, se donnait des airs de capsule spatiale, mais l’apesanteur manquait à l’appel. Adam était plaqué sur son fauteuil, subissant la pression ascendante d’une lame, puis subitement suspendu entre siège et plafond quand le bateau s’effondrait dans un creux. Les micros extérieurs enregistraient tous les grincements de la coque et la plainte des apparaux. Les lois élémentaires de la métallurgie n’avaient pas encore abdiqué face aux automatismes perfectionnés et aux calculs de structure sophistiqués. L’acier chantait sous la contrainte et grinçait aux articulations. Soumis aux éléments dont les humeurs étaient intemporelles, le navire vivait et s’affirmait, contant aux oreilles attentives son plaisir et ses douleurs. Adam joua avec le niveau sonore des différents micros, combina leurs échos et obtint une harmonie aux intonations tantôt aigues quand le bateau donnait de la voix, tantôt plus grave lorsque le vent lui répondait. Ha et Chun tendaient l’oreille, sensibles à ce chant animal inconnu, le cri modulé d’un cétacé mythique. Le jeune officier, dont le cerveau augmenté avait pourtant exacerbé la rationalité, se laissait aller à écouter l’âme du navire, le cantique qui émanait de ses tripes pour dire sa fierté de résister aux assauts de l’océan et son bonheur de communier avec les anciennes divinités du monde marin. Musique et mouvements s’accordaient sous les doigts experts du chef d’orchestre pour improviser un concert tempétueux.
Une sonnerie stridente vint interrompre sa rêverie. Les deux matelots se bouchèrent les oreilles en grimaçant. Plusieurs écrans passèrent en rouge, affichant un message unanime : le « Pride of Future » passait en mode HS, c’est-à-dire « Heavy Storm ». Ce déclenchement correspondait à une nette aggravation du temps qui avait échappée au jeune mélomane, absorbé par sa création musicale. Les capteurs s’accordaient pour donner au vent et à l’état de la mer une note supérieure à 10. Le porte-conteneurs ralentit et gouverna au 060 pour épauler les plus grosses vagues. Le mode HS était autonome et verrouillé. Adam devenait spectateur et n’avait plus accès aux commandes. La décision d’imposer un système autonome et non accessible avait été prise par l’Office Mondial de Sécurité Maritime qui avait mandaté un collège d’experts en psychologie des situations de crise pour évaluer la pertinence des réactions humaines face aux tempêtes. Après de multiples interviews, de longues analyses de cas et des pages de considérations sur les réponses expérimentales apportées par les marins du monde aux stimuli d’un environnement météorologique atypique, le collège avait conclu à la nécessité d’imposer un modèle unique de conduite à tenir. Les experts avaient été défavorablement surpris, rapportaient-ils, par la diversité des réponses fournies par les professionnels qui revendiquaient une expérience personnelle. Comment pouvait-on admettre qu’il n’y ait pas une seule et même pratique face à un phénomène perturbateur, certes, mais qui n’en était pas moins réductible à quelques données et une poignée d’algorithmes ? Au mitan du vingt-et-unième siècle, il semblait déraisonnable de laisser la fantaisie des individus, fussent-ils de vieux loups de mer, décider du sort d’investissements aussi lourds que des pétroliers et des porte-conteneurs. Le collège avait su convaincre les officiels de l’Office qui redoutaient avant tout d’avoir à contredire des spécialistes, lesquels sauraient rappeler leur refus en cas d’accident. Des universités américaines et japonaises avaient été chargées de modéliser les coups de tabac et de définir les meilleures stratégies qu’un navire devrait adopter pour en amortir les conséquences. Débats et échanges avaient été riches et passionnants. Les Américains préconisaient l’appel à la puissance et la confrontation frontale avec les lames dont il s’agissait de briser l’impact, quand l’école asiatique en tenait pour la fuite et la tactique du bouchon. Les Européens avaient tenté une synthèse qui n’avait séduit personne. Une décennie de recherche et d’essais en bassins de carène avait débouché sur un programme relativement vorace en capacité, car il moulinait un nombre important de variables, mais que le Protocole de Montevideo avait adopté comme une réponse aux accidents de mer par gros temps. La presse enthousiaste et unanime avait chanté la victoire de l’intelligence artificielle sur la vague scélérate et annoncé la capitulation du triangle des Bermudes. L’argument des vies sauvées était cependant passé sous silence, puisqu’il y avait de moins en moins de vies à bord.
Adam était un adepte de l’intelligence artificielle. Il communiait au culte des réseaux de neurones et prônait volontiers l’effacement de la culture individuelle devant la pyramide des savoirs transcendés par la toute-puissance des ordinateurs. Il accueillit donc sans broncher le basculement en mode HS et se prépara à quelques heures de surveillance passive, surveillance superfétatoire et purement formelle puisque le cerveau du « Pride of Future » s’était substitué au sien. Il aurait aussi bien pu faire une sieste. Calé dans son siège de pilote, il observait la valse incessante des paramètres qui poursuivaient chaque saute de vent et mesuraient chaque vague. Curieusement, cette boulimie apparente de mesures et de calculs, cette fringale de variables du premier et second degré, n’accouchait que de modestes changements de cap et d’allure. Nul doute que ces légers ajustements n’aient été savamment élaborés et scientifiquement validés, ce qui rassurait tout esprit rationnel digne de ce nom.
Concentré sur ce loto de paramètres météo, Adam n’avait pas perçu la nervosité croissante de Chun et de Ha. Les deux petits gibbons qui paraissaient jusqu’à présent très à l’aise avec les soubresauts et les balancements, montraient maintenant des signes d’inquiétude. Ils s’étaient rapprochés de leur capitaine et, perchés sur l’écran principal de conduite, avaient mis leur tête entre leurs pattes. Inquiet, Adam brancha la caméra de surveillance du Poste Avant. Tous les matelots-gibbons étaient assis sur leurs bannettes, immobiles, l’oreille basse et l’œil éteint, réagissant peu aux à-coups que donnait l’étrave. Ils se comportaient comme des sacs de grains posés sur un châlit, indifférents au grand manège de la mer. Un coup d’œil au baromètre digital fournit à Adam une explication : les hylobatidés étaient sensibles à sa chute, et les très basses pressions dans lequel évoluait le « Pride of Future » les oppressaient, ajoutant une insondable angoisse à un sentiment de lassitude physique que lui-même ressentait, à un degré moindre. Ha fut le premier à lui sauter dans les bras. Le jeune officier eut un mouvement de recul, effrayé par une telle familiarité. Peu expansif, il avait toujours veillé à rester sur la réserve et à conserver une distance de bon aloi avec son équipage. Il redoutait de payer plus tard cet instant de relâchement. Prenant le pouls du jeune singe, un pouls tristement lent qu’il fallait aller chercher, il admit qu’il était de sa responsabilité de réconforter ses marins, et que, faute de paroles rassurantes, il fallait bien accorder quelques gestes. Il attrapa son « Anthologie de la poésie française », un vieux livre fétiche qu’il promenait toujours dans ses valises, vestige d’une éducation classique, et entama sur le circuit de diffusion sonore du bord la lecture du « Bateau ivre“ d’Arthur Rimbaud : « j’étais insoucieux de tous les équipages… ». Les modulations de sa voix chaude gagnèrent le poste avant et il vit bientôt ses petits matelots tendre une oreille attentive.
Le navire escalada une lame qu’il entendit déferler. Des tonnes d’eau s’écrasèrent contre le château, résonnant comme des coups de boutoir. Le bateau ralentit encore et hésita à tenir le cap. Les chiffres défilaient de plus en plus vite sur la vue de compte-rendu du système « Heavy Storm ». La consigne du gouvernail oscilla sur deux quarts. Un violent coup de roulis fit valser le livre d’Adam, qui s’agrippa à l’accoudoir de sa chaise de pilote. Une boule se coinça dans sa gorge. Que se passait-il ? Il fallait agir – mais comment ?-, prendre l’initiative – mais laquelle ? La panique montait au fil des secousses qui se faisaient plus fortes. Il coupa son micro et injuria copieusement ce système tyrannique qui le prenait ainsi en otage, refusant toute initiative qui lui aurait au moins donné le sentiment de maîtriser son destin et celui de son navire. Il lui sembla un bref instant qu’une erreur assumée vaudrait cent fois mieux que cette impression de subir les errements d’une boîte noire. En cet instant, il aurait donné beaucoup pour s’agripper à une bonne vieille barre à roue et à un antique chadburn. Enfermé dans sa boîte de conserve, il était l’otage passif d’un système conçu par des foutus intellectuels terriens, des crânes d’œuf qui avaient décidé de le protéger malgré lui. Il les haïssait. Fille de l’inaction, la peur le gagnait.
Il se força à respirer lentement, maîtrisa son pouls et le sentiment de panique qui l’envahissait. Un peu honteux d’avoir ainsi douté du bien-fondé des dispositions de sécurité, il se morigéna. Le système convergea vers un cap optimal et une vitesse adaptée, et le navire reprit une certaine stabilité. Quelques instants plus tard, l’anémomètre repassait sous le seuil fatidique, annonçant une relative accalmie.
Chapitre 14 – Cybersolitude.
Adam se frotta les yeux. Sa mémoire augmentée lui permettait de situer presque tous les ports du monde et d’affirmer que Nanortalik est une bourgade nichée sur la côte sud-ouest du Groenland, et non sur un rivage du Mozambique. Alors, pourquoi le système de navigation faisait-il route cap à l’est vers Nanortalik, quand le soleil déclinait sur la proue du « Pride of Future », c’est-à-dire vers l’ouest, comme tout soleil couchant ? D’un doigt nerveux, il appela tous les paramètres du navigateur pour vérifier leur cohérence, consulta la liste des satellites sensés coiffer le Canal du Mozambique, parcourut l’historique des routes suivies depuis Port-Elizabeth : le système était formel dans son aberration et conséquent dans son errance. Le porte-conteneurs traçait son sillage depuis Terre-Neuve, d’abord plein Nord puis infléchi vers l’Est depuis une vingtaine de milles, et s’apprêtait à reconnaître la côte groenlandaise. La station météo du bord affichait sereinement des températures négatives et faisait état d’un fort vent de nord-ouest avec un ciel chargé. Ebranlé dans ses certitudes, Adam sortit quelques instants sur le pont pour constater que la réalité climatique ne s’accordait pas plus aux relevés météorologiques que la course du soleil au cap annoncé. La chaleur était moite en cette matinée tropicale, mais ne pouvait pas expliquer les fantaisies du système de navigation qui ne connaissait que les douces fluctuations de la climatisation. De retour dans son Poste de Contrôle, le jeune officier se servit un café serré et revint faire face aux écrans facétieux et à leur voyage virtuel. Une escapade sur les rivages du Groenland, dont les contours se dessinaient plus nettement au fil des milles parcourus sur la carte digitale, ne lui aurait pas déplu, mais il avait bien conscience de ne pas être embarqué sur un simulateur. Les données affichées vivaient leur vie en pleine contradiction avec l’environnement du bateau. Adam n’aurait jamais imaginé devoir s’intéresser ainsi à l’azimut du soleil pour tenter de déterminer la route du « Pride of Future », qui s’entêtait, contre toutes les évidences affichées, à maintenir le cap à l’ouest. Il commençait à mettre en cause la santé mentale d’un système dépassé par ses prérogatives d’autonomie quand un message s’afficha sur l’écran de communication : « Nous avons pris le contrôle de votre navire pour le conduire en lieu sûr. Attendez nos instructions ». Cet écran-là restait figé sur le message anonyme, mais il devait être encore possible d’interagir avec celui d’ultime secours qui donnait accès aux commandes locales. A toutes ses tentatives, l’ordinateur répondit avec impudence que la fonction de pilotage en mode dégradé n’était pas disponible, et Adam comprit avec désarroi que si ce mode aurait pu le libérer du carcan des automatismes, son activation passait par une ultime boucle logicielle que les hackers avaient su bloquer, comme ils avaient su substituer leur cerveau de navigation à celui du porte-conteneurs et des cerbères de Carlsberg. Il essaya par acquis de conscience d’entrer en communication avec l’armement et avec Carlsberg-Assistance, l’opérateur de conduite assistée. Sans surprise, à chacune de ses tentatives répondit un air de reggae. Le piratage touchait aussi l’émetteur-récepteur satellitaire dont les commandes transitaient par l’unité centrale, encéphale hypertrophié du porte-conteneurs. Il fit un geste vers l’arrêt d’urgence du moteur principal, ultime commande en prise directe sur un organe, mais se ravisa en songeant que son navire immobilisé au large serait un grand corps inerte à l’abandon, aveugle et muet. Mieux valait se rapprocher d’une côte, ce qui semblait être le but des hackers. En vue du rivage, on aviserait.
Le « Pride of Future » poursuivait sa route avec insouciance, ronronnant sur une mer calme, ouvrant calmement un sillon phosphorescent dans une eau d’un bleu assombri par le crépuscule. La nuit qui tombait allait rendre plus inquiétante encore cette course aveugle qui emportait un commandant prisonnier d’invisibles pirates. Sur le pont, les matelots-gibbons rangeaient le matériel et regagnaient leur poste, bondissant et se taquinant avec cette insouciance enfantine qui n’anticipe pas sur les évènements mais vit leur instant avec une hypersensibilité. Vers quelle destination et quel destin les entraînait cette volonté étrangère qui avait pris les commandes du navire en se greffant sur son système nerveux ? Qu’exigerait-on de lui, et quel sort serait réservé à son équipage ? La cyberguerre faisait rage depuis des années entre les armateurs et des équipes de hackers organisés en multinationales. La part des logiciels embarqués dédiée à leur propre sécurité augmentait de manière exponentielle, et le blindage serait bientôt plus volumineux que la fonction première du programme qu’il essayait de protéger contre les intrusions. Le poids de l’armure faisait chanceler le chevalier, et le page qui soulevait le heaume devait se pencher pour apercevoir encore le malheureux guerrier tapi au fond de sa carapace. Les budgets que dévorait cet interminable combat étaient plus secrets que les archives du Vatican. Pour un hacker décidé à en découdre, il fallait compter trois spécialistes qui, tapis dans les bureaux feutrés et inviolables d’une société de service informatique, tentaient de rendre coup sur coup avec la déprimante certitude d’avoir toujours un tournoi de retard sur l’assaillant.
Un Prélude de Debussy (La fille aux cheveux de lin) fit entendre les notes claires d’un piano mélancolique : le téléphone privé d’Adam sonnait. Comment n’avait-il pas pensé plus tôt à ce dernier lien ténu avec le monde officiel, le seul moyen de communication qui ne soit pas soumis à l’omnipotence de l’unité centrale du bord ? Il décrocha.
- « Allo Adam? – il reconnut le ton cassant de son capitaine d’armement, un homme qui ne s’embarrassait jamais de mondanités. Mais comment diable avait-il obtenu son numéro personnel, jalousement préservé ? Comme s’il avait deviné ses pensées, son interlocuteur prit les devants. Votre amie à qui nous avons confié nos inquiétudes a accepté de nous communiquer votre numéro intime. Que se passe-t-il ? Votre AIS se balade sur la côte ouest du Groenland. Il y a eu un trou de quelques heures puis nous avons à nouveau reçu les rapports automatiques d’activité, tous cohérents avec le 60ème parallèle Nord. »
La réception était hachée et faisait penser aux conversations interplanétaires des vieux films de science-fiction. Adam eut le temps de confirmer que le « Pride of Future » n’avait pas été téléporté depuis l’hémisphère sud et d’exposer ses craintes, puis la communication fut coupée. Bien qu’il eût conscience de son impuissance, il veilla toute la nuit, espérant un nouvel appel sur son téléphone portable, guettant sur l’écran un message qui lui aurait donné quelque indice supplémentaire sur sa destination. Il mobilisa toute la puissance de son cerveau survitaminé pour pénétrer à son tour dans la citadelle informatique, hackant sans rougir les défenses de son propre système, mais ne réussit pas à infléchir l’avancée du navire. Le blindage qu’avaient su fracturer les pirates, lui résistait. Il découvrit que les intrus avaient eux-mêmes rajouté un pare-feu supplémentaire afin que personne ne puisse neutraliser leurs instructions. Très fort. Les dés étaient jetés et nul ne savait sur quels chiffres ils s’arrêteraient ni dans quel baie le « Pride of Future » irait s’échouer à leur merci. Le porte-conteneurs continuait sa route à allure et cap constant, insensible à la voix de son maître et indifférent à toutes les tentatives d’intrusion de celui-ci dans les commandes.
Quand le soleil levant illumina les caméras de surveillance extérieure, Adam était épuisé par une nuit blanche, par sa lutte avec les verrous informatiques et par l’inquiétude, bien que celle-ci ait fait place au fil des heures à un certain fatalisme. Il décida de s’extraire de son Poste de Contrôle pour prendre une bouffée d’air matinal et détendre ses muscles crispés. La première image qui le frappa fut un long filet de côte qu’éclairait un soleil levant. La terre remettait les choses en place en apparaissant à l’ouest. Le porte-conteneurs fendait paisiblement mais résolument l’eau qui se teintait d’orangé, et se rapprochait d’un rivage africain. Allait-il s’y échouer ? Faudrait-il actionner l’arrêt d’urgence des moteurs au risque de laisser partir le navire à la dérive alors que ses nouveaux maîtres lui destinaient peut-être un mouillage sûr ?
Deux heures plus tard, Adam scrutait l’horizon qui se rapprochait inexorablement et se colorait en vert. Le porte-conteneurs avait sensiblement ralenti et infléchi sa route, guidé par un invisible pilote. L’écran de navigation digitale montrait la côte déchiquetée de l’ouest groenlandais et proposait la route d’approche la plus sûre pour la baie de Nanortalik, mais l’eau très claire ne mentait pas en prenant par endroit une teinte jaunâtre, caractéristique des bancs de sable. L’officier découvrait cette fatigue oculaire que provoque une longue et inhabituelle veille aux jumelles. Chaque arbre s’imprimait dans sa mémoire et il commençait à se faire une idée juste du profil tortueux d’un estuaire barré d’îlots sableux. Il fit défiler sur le petit écran de son téléphone le film de la côte du Mozambique transmis par l’application de l’United Kingdom Hydrographic Office, en centrant sur la partie du rivage où le conduisait son estime. Au moment où sa comparaison le situait à 10 milles au nord du bourg d’Angoche, face à une sorte de delta aux formes floues, l’ancre fut dessaisie et fila bruyamment. Une vedette sortit de l’estuaire et s’approcha du navire. L’heure de vérité approchait. Adam préférait affronter seul son destin, sans inquiéter ses matelots et sans susciter de questions de la part des pirates dont les méthodes pourraient être expéditives en constatant que les otages étaient des gibbons sans grande valeur d’échange.
La vedette accosta. L’homme qui se hissa sur le pont portait un costume impeccable et des Rayban dernier cri. Son anglais s’avéra très universitaire.
- « Bonjour commandant. Bienvenu à Port-Abdul, le terminal de l’Open Maritime Business Abdul. Vous pouvez m’appeler Abdul. »
Adam ne se sentit pas obligé de saisir la main tendu ni de répondre au large sourire.
- « Bon venons-en aux faits : nous allons procéder au déchargement de cinquante conteneurs dont le contenu nous intéresse. Il n’est pas impossible que d’autres soient écartés – il montrait les eaux environnantes – pour accéder plus facilement à nos marchandises. »
Débouchant de la rivière, un remorqueur tirait un ponton-grue et un train de chalands, apportant une traduction concrète au plan de travail de Mister Abdul. Adam se risqua :
- « Je pourrai donc récupérer le contrôle du bateau et appareiller quand ces opérations commerciales seront terminées? ».
Son interlocuteur lui tapa dans le dos en s’esclaffant.
- « Voyons commandant ! Nous devons rentrer dans nos frais ! Vous n’imaginez pas les compétences qu’il faut mobiliser et rémunérer pour conduire votre bateau à Port-Abdul tout en le promenant sur les côtes du Pôle Nord».
Sa main se tendait vers l’équateur pour évoquer l’autre hémisphère et ses latitudes glacées.
- « Tout va dépendre de l’esprit de collaboration de votre armement. Dès que nous aurons reçu le virement correspondant à notre juste rémunération, nos autorités portuaires vous autoriseront à appareiller».
Une vingtaine d’hommes en combinaisons de travail aux couleurs de l’Open Maritime Business Abdul s’affairaient déjà autour des conteneurs en pontée. Le ponton-grue, habilement manœuvré, descendaient les caisses sur les chalands.
Réfugié dans la fraîcheur de sa cellule de vie, Adam composa le numéro de téléphone de l’armement réservé aux situations d’urgence. La réception était faible et intermittente, mais il put cependant expliquer en quelques mots sa situation. Dix minutes plus tard, son capitaine d’armement le rappelait.
- « Adam, vous n’êtes pas maltraité au moins ? Ne vous en faites pas, nous allons vous tirer de ce mauvais pas. La somme demandée est astronomique. Nous essayons de négocier. Mais vous savez comme les cours du fret sont déprimés en ce moment. Nous n’avons pas encore de prévisions de chargement pour le « Pride ». Bref, cela pourrait durer quelque temps. Nous savons que nous pouvons compter sur votre professionnalisme. Bon courage ! »
Le message était clair et laissa le jeune officier pantois. Il se voyait rouillant pour l’éternité au rythme de la coque mouillée dans des eaux chaudes et saumâtres.
Les jours passèrent dans une déprimante inactivité et une absence complète de communication car Mister Abdul avait confisqué le téléphone portable, repéré par un relais à terre. La monotonie des journées tropicales étaient parfois rompue par la vedette qui apportait des vivres frais. Enfin, alors que la barbe d’Adam lui donnait déjà un air de Crusoé, Mister Abdul vint lui annoncer son appareillage immédiat.
Le premier message qui tomba sur le système d’information ressuscité l’informait de la date de son prochain chargement à Mumbai, lui demandant instamment de respecter son ETA. Les cours du fret connaissaient une embellie.
Chapitre 15 – Une évaluation très virtuelle
Adam vérifia une nouvelle fois les réglages de la station de vidéo-conférence et consulta sa montre. Il fallait patienter encore une grosse demi-heure avant le début de l’entretien. MEC 2 et MEC 3 étaient occupés à démonter un compresseur d’air dans le cadre d’une maintenance périodique. Les deux robots mécaniciens procédaient par étapes, alternant les changements d’outils et les déposes de pièces pour lesquelles ils accordaient leurs mouvements dans un balai un peu saccadé mais parfaitement synchronisé. Le calme de l’océan Indien leur offrait de bonnes conditions de stabilité et leur chef avait pu opter pour la cadence maximale. Les matelots-gibbons nettoyaient les coursives extérieures, maniant leurs vadrouilles avec les gestes désinvoltes de ceux qui se savent condamnés pour quelques heures à une tâche répétitive. Le commandant sélectionna une vocalise d’encouragement dont l’effet contrastait avec les tonalités criardes. Il se demanda s’il n’aurait pas été préférable de les voir tous à l’ouvrage sur le pont plutôt que dispersés sur plusieurs niveaux afin de les avoir à l’œil, mais résolut plutôt de couper les caméras de surveillance pour ne pas être distrait pendant la discussion. Les braves primates avaient montré patience et discipline lors des semaines de détention sur la côte du Mozambique, et Adam était enclin à leur faire confiance. Il se passa de l’eau sur le visage et contempla son image dans le miroir du cabinet de toilette. Son polo vert devait convenir pour l’occasion, la chemise blanche ayant été jugée trop protocolaire et la couleur verte étant symbole de relations apaisées, d’ouverture d’esprit et d’attachement à un environnement naturel. Il caressa son menton fraîchement rasé et vérifia qu’il ne subsistait aucune ombre grise sur son visage. Après deux décennies envahies par les poils masculins, barbes de trois jours et colliers de hipsters, la vogue avait fait un tour sur elle-même et réhabilité les faciès imberbes. La rigueur professionnelle s’évaluait à nouveau à la pierre ponce, et le poil, détrôné, frisait le laisser-aller.
Il but un verre d’eau fraîche et se connecta, réglant au mieux les éclairages pour ne paraître ni livide, signe d’anxiété, ni trop bronzé, indice de farniente. Un visage souriant apparut sur son écran :
- « Bonjour Adam. Je suis Christelle, votre nouvelle REP.»
La nouvelle Responsable des Etats Psychologiques avait un visage long que des mèches savamment émincées rendaient plus mince encore. Elle portait des grandes lunettes aux verres ronds qui effaçaient un peu son nez, et son large sourire auquel l’éclat des yeux ne répondait pas, évoquait un accueil bancaire. Les REP avaient remplacé les anciens DRH quand une bronca médiatisée avait dénoncé l’utilisation du terme « ressource » associé à celui d’humain. Quelques polémistes en vue avaient argué d’un concept fleurant bon l’esclavagisme, et les entreprises s’étaient hâtées de rebaptiser leur commis à la gestion des effectifs. L’état psychologique du collaborateur ayant été jugé essentiel pour répondre au devoir de bienveillance du top-management, la fonction s’était vite emparée de cet emblème. L’armement avait opté pour un pluriel, car seule une pluralité des états psychologiques pouvait refléter la diversité des collaborateurs. Il ne saurait y avoir un seul et unique état psychologique idéal et normatif. Dans le bureau parisien, la porte s’ouvrit et Adam vit s’asseoir Patrick, son ROP, ou Responsable Opérationnel, aux côtés de Christelle. Celui-ci fit un geste de la main pour saluer le jeune commandant et se renversa un peu en arrière, comme pour signifier qu’il laissait sa collègue conduire la RPC. La Rencontre de Partage des Contributions était le nième avatar de l’entretien annuel, unique opportunité pour un navigant comme Adam d’avoir un retour hiérarchique sur … ses contributions.
- « Adam, nous sommes là pour parler de vos contributions. Nous avons tout notre temps. Je vous rappelle que la franchise, la transparence et la bienveillance font partie de nos valeurs. Oublions les galons – elle eut un sourire complice en louchant vers Patrick – et échangeons sur une base égalitaire. »
Pour s’être laissé une fois piéger par cette règle du jeu toute formelle, Adam se promit de demeurer sur ses gardes. Si l’oral s’efforçait à la camaraderie, les écrits qui en découlaient étaient plus francs que bienveillants. Il conservait la foi dans les pratiques managériales de son époque mais avait déjà perdu un peu de sa virginité.
- « Adam, nous allons passer en revue vos Indices de Contribution – Christelle remonta ses lunettes d’un geste machinal – Commençons, si vous le voulez bien par l’indice de sensibilité climatique et sociétale. »
Le terme « indicateur » avait été banni depuis qu’un blogueur l’avait comparé aux auxiliaires de police en insistant sur le fait qu’objectiver un résultat contribuait au jugement porté sur les travailleurs. Ce dynamitage avait suivi de près celui du gros mot « performance » qui rabaissait les collaborateurs au rang des moteurs. Dès lors, les ex-responsables des ressources humaines, en pleine mue, avaient dû contraindre leur imagination pour proposer des concepts en adéquation avec la bien-pensance des réseaux qui disaient la morale. Ainsi étaient nés l’Indice de Contribution, nouveau faux-nez de la notation.
- « Vos rapports mensuels tentent de justifier des dépassements récurrents de CO2 émis par le « Pride of Future ». Adam, je suis sûre que vous adhérez à nos objectifs de réduction et que vous êtes conscient de l’enjeu pour la planète ! J’entends bien les notions de vent debout et de courant contraire comme défavorables à la consommation de carburant, mais montrez-vous créatif ! Je vous fais confiance pour progresser sur le thème de la sensibilité climatique.»
Le regard de Patrick vers ses ongles et son rictus condescendant confirmèrent qu’il ne viendrait pas à la rescousse. Adam était un as de la climato-navigation et possédait la clef de tous les algorithmes de routage CO2, mais il ne savait pas comment expliquer l’influence des aléas météorologiques rebelles à une pensionnaire de la climatisation citadine. L’armement était certes mobilisé pour la sauvegarde ultime de l’univers, mais Adam soupçonnait une forte influence de la sanction financière dans la définition de ses inaccessibles objectifs de réduction. Le service technique avait bien tenté de les pondérer en fonction des tendances météo régionales, mais l’usine à gaz avait accouché d’aberrations quand vents et courants se contrariaient.
- « Vous êtes exemplaire dans la transmission de vos rapports de mer. Votre indice de contribution au reporting est au beau fixe. Il pourrait encore évoluer si vous consentiez à mettre un peu plus d’humanité dans des comptes-rendus qui sont certes exacts, mais secs.»
Adam fut surpris d’apprendre que ses rapports de mer étaient encore lus quand tous les paramètres du bord étaient instantanément disponibles au siège social. L’épluchage de ces derniers provoquait de perpétuels allers-retours de questions-réponses quand la réalité s’écartait sensiblement de la théorie ou de l’idée que l’équipe de soutien s’en faisait. L’exercice règlementaire du rapport de mer lui paraissait désuet et il ne pouvait se convaincre de sa réelle utilité. Il s’y appliquait pourtant car cette missive formelle était comme une bouteille à la mer, un témoignage de son existence à bord. Il n’avait jamais osé mentionner au détour de commentaires sur la maintenance, un beau coucher de soleil ou une escorte de gracieux dauphins, mais il réfléchirait désormais à glisser quelques marques d’humanité pour prouver à la REP qu’il était un garçon psychologiquement équilibré. Qui sait : peut-être était-elle la seule à avoir consulté ses rapports en vue de l’entretien ?
Le commandant ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil aux écrans de surveillance, coup d’œil réflexe car tout était calme sur le front des gibbons et dans la troupe des robots mécaniciens. Christelle marqua un subtil silence pour le rappeler à l’ordre. Adam savait déjà que cet entretien tant attendu allait encore le décevoir par la vacuité des remarques et le manque de relief d’un débat auquel la bienséance sociale refusait tout qualificatif offusquant quand la prudence des managers veillait à ne pas laisser filtrer des félicitations risquant d’engendrer des espoirs. La REP passa ensuite à la Contribution au Bien-être Humain et félicita Adam pour l’initiative qu’il coordonnait en faveur des populations côtières des îles Lakedives, archipel corallien situé sur la côte occidentale de l’Inde et qui s’inquiétait de la montée des eaux. Chaque navire de la compagnie qui passait au large des Lakedives contactait les autorités et remettait à leur vedette 50 sacs de ciment marin sursulfaté (NF P 15-317) financé par l’armement pour aider à la surélévation des quais menacés de submersion. Nul porte-conteneurs ne faisant relâche dans ces petits îlots, l’action était purement philanthropique. « Excellente AIS ! » se récria la jeune femme. L’exclamation sortit Patrick de sa torpeur résignée. Il s’ensuivit quelques instants de quiproquos plutôt distrayants pour Adam avant que le ROP ne se rappelle que l’acronyme habituellement utilisé dans le métier pour désigner le système d’identification et localisation des navires en mer, signifiait pour la confrérie des Responsables des Etats Psychologiques une Action à Impact Sociétal. La BA des boy-scouts du vingtième siècle avait accouché cent ans plus tard des AIS pour lesquelles chaque manager devait contribuer avec conviction.
Les Indices de Contribution furent ainsi passés en revue sur la base du rapport de contribution transmis par Adam, vérifié et validé par son ROP et commenté par la REP. L’Indice d’Ouverture au Monde offrit un satisfecit au jeune collaborateur, sa proposition d’utiliser VOF (Voices of Friends), l’application qui permettait des échanges instantanément traduits en anglais 4.0 (sur la base de 5536 mots), pour créer un lien personnel entre les capitaines isolés en mer, qu’ils soient philippins, argentins, roumains ou français, ayant été retenue et sponsorisée par la compagnie. Deux premiers forums avaient été ainsi créés : Cuisine en Mer pour partager des recettes saines et solitaires, et sortir du lyophilisé, et Libres propos pour s’épancher sans censure ni contrôle. Adam ne voulut pas assombrir son bilan en avouant que Libres Propos, en 5536 mots et entre marins du monde entier, évoquait plus un internat d’adolescents qu’un débat existentiel. L’Indice de Connaissance des Valeurs fut très vite traité car l’appropriation de la Charte et l’adhésion à ses principes étaient vérifiées par un Quiz dont les réponses étaient évidentes et mâchées.
L’Indice de Management présenta plus de difficultés d’interprétation car l’équipage d’Adam ne s’exprimait pas spontanément. Il existait heureusement des paramètres indirects : le taux de mortalité des gibbons à bord était nul depuis l’embarquement de leur commandant, ce qui attestait de l’attention que celui-ci portait à leur santé physique et psychologique. Le traitement des images de surveillance du pont, images toutes transmises à la compagnie et analysées par un logiciel « agressivité – sérénité » capable de déceler les attitudes incompatibles et le stress engendré, n’avait montré jusqu’à présent aucune brutalité ou comportement inapproprié de la part du capitaine. Bien sûr, il avait fallu éliminer les semaines de détention sur la côte du Mozambique pendant lesquelles quelques matelots-gibbons avaient montré des signes d’angoisse. Mais chacun reconnaissait qu’Adam avait fait de son mieux pour gérer une situation créée par une partie prenante. L’officier se fit répéter le terme charmant, et ô combien pudique, utilisé au siège pour désigner Mister Abdul et ses acolytes. Qui aurait imaginé un fusil d’assaut dans les mains d’une partie prenante, bien que le terme « prenante » ne soit finalement pas inapproprié pour des preneurs d’otages ? Adam sourit malgré lui en imaginant la réaction de son capitaine d’armement s’il avait reçu une information faisant état de parties prenantes exigeant une forte somme pour rendre ce qu’elles avaient pris. Le rapport du vétérinaire qui avait eu le temps à Naples de faire passer leur visite médicale à tous les petits singes – elle avait donc eu lieu avant l’épisode mozambicain – ne faisait état d’aucune trace de sévices ni aucune sous-alimentation, et relevait une certaine gaité parmi les primates.
L’heure était passée. Christelle salua le jeune commandant en l’incitant à persévérer, puis quitta la salle. Y-avait-il eu une synthèse, une conclusion, une issue concrète ? Il n’aurait su le dire. Patrick sembla sortir de sa torpeur. Il se leva, fit un clin d’œil en levant la main et dit :
- « Allez Adam. C’est super ! Tu continues comme ça. J’ai été content d’échanger avec toi.»
Chapitre 16 – Mais pourquoi des gibbons ?
L’eau de la lagune était brune. Une flotte de cageots vint se briser sur l’étrave du porte-conteneurs qui se rapprochait lentement des quais de Mumbai. Les remorqueurs s’arc-boutaient pour aider à l’évitage. L’effort noircissait leurs panaches de fumée. Le pilote parlait dans son talkie, et les sonorités graves de la langue indienne s’accordaient à la moiteur qui envahissait la passerelle aux portes grandes ouvertes. Quand le « Pride of Future » fut parallèle au quai, les deux remorqueurs vinrent appuyer leur étrave contre sa coque et entreprirent de le pousser. À terre, entre les hangars, les conteneurs et l’eau du port, la foule était dense, et Adam eut du mal à distinguer les lamaneurs. Une dizaine d’hommes, dont certains étaient torse nu, levaient les bras comme pour réclamer les toulines. Les autres semblaient attendre l’accostage, sans que l’on sache dans quel but, et peut-être attendaient-ils simplement que le temps passe en profitant du spectacle. Le pilote se pencha au-dessus du bastingage et cria en direction de quelques gamins qui s’ébrouaient dans l’eau, inconscients du danger que représentait l’énorme navire en mouvement. Ils escaladèrent en riant les échelles de quai et se hissèrent, ruisselants, sur les pavés. Lin, le bosco, poussa un petit cri, et Fu, juché sur une bitte d’amarrage, lança la première touline, suivi par Chang. La foule poussa un cri qui mêlait la surprise à l’amusement. Cabotins par nature face à un public, les deux matelots-gibbons effectuèrent une série de pirouettes, bondissant et se rattrapant au dernier moment avec leur queue. Adam programma une vocalise impérieuse sur l’interface de communication pour siffler la fin de la séance et les petits hylobatidés filèrent sagement les aussières.
Lorsque l’amarrage fut terminé, Adam donna les consignes pour dessaisir les conteneurs en pontée et ouvrir à la demande les panneaux de cale. Cinq matelots s’affairèrent à préparer l’évacuation des poubelles et déchets qui devaient être pris en charge par les services portuaires. Chacun œuvrant sur le pont, le commandant prit en charge les représentants du port et de la douane qui montaient à bord, accompagnés par l’agent. Les formalités allèrent bon train. Les visiteurs jetaient des coups d’œil déçus autour d’eux. Leur hôte ne sut interpréter leur attente car nulle instruction écrite ne formalisait cette tradition d’arroser les officiels lors d’une cérémonie administrative. Il distribuait généreusement ses sourires à la ronde et ne rencontrait que des regards polis et hésitants. Un douanier lâchait un soupir lourd de frustration, auquel répondait le raclement de gorge appuyé de l’agent. Soudain, une rumeur enfla sur les quais. Des cris fusèrent dont l’hostilité ne faisait aucun doute même dans l’ignorance de la langue locale. Adam se leva, suivi par l’employé de l’agence. Il trouva sur le pont ses petits gibbons rassemblés derrière l’hiloire bâbord. Retranchés, ils glissaient entre les cales des coups d’œil apeurés vers la foule qui n’avait pas quitté le quai et jetait maintenant des cris dont la tonalité effrayait les braves matelots. Leurs regards se tournèrent vers leur commandant, un regard à la fois confiant et interrogatif. Une pierre vola qui heurta un conteneur. Quelques meneurs s’approchaient de l’échelle de coupée. Derrière eux, des hommes à la chevelure de jais, aux traits dignes et ténébreux, aux regards sombres, se pressaient en vociférant. Certains montraient le poing. Encore quelques minutes et le pont serait envahi par cette troupe en colère. Adam essaya de se remémorer les informations de ces derniers jours : la France était-elle entrée en conflit commercial ou culturel avec l’Inde, qui puisse expliquer cette soudaine hostilité ? Il fallait réagir, comprendre les raisons de cette animosité et calmer cette fureur qui risquait d’envahir le navire.
- « Capitaine, vite, écoutez-moi. »
L’agent s’appelait Haresh. C’était un jeune homme qui portait un costume un peu large pour ses épaules et des lunettes aux fines montures qui lui donnaient un air rêveur. Il s’exprimait dans un anglais rauque mais aux expressions châtiées.
- « Que se passe-t-il ? »
- « Ce sont vos singes. »
Adam avait désormais du mal à considérer ses petits marins comme des primates dépourvus de personnalité. Il connaissait les qualités et les travers de chacun, savait les distinguer et les reconnaître et appréciait leur gentillesse et leur malice.
- « Mes matelots ? Les Indiens ont-ils quelque chose contre les gibbons ? »
- « Non en général, Commandant. Mais ils ne comprennent pas que des singes prennent le travail des hommes. Ils espèrent quelque salaire pour une journée ou deux de travail, et voient que des animaux leur volent ces heures d’embauche. »
- « Mais tous les navires disposent de leur équipage. »
- « Oui et non, Commandant. De nombreux bateaux ont un effectif réduit et embauchent donc des supplétifs lors de l’escale. C’est ce que ces hommes attendent. C’est la première fois qu’ils ont affaire à des singes qui travaillent alors qu’eux chôment.»
Comme les premiers ouvriers escaladaient l’échelle de coupée, Haresh se précipita à leur rencontre en levant les bras. Les hommes marquèrent un temps d’arrêt. L’agent parlait, désignant tour à tour le bateau, le quai et Adam qui se tenait en retrait, inquiet face à cette bouffée de colère populaire. La discussion demeurait animée mais avait baissé d’un ton. Les doigts restaient pointés vers l’endroit où se cachaient les gibbons. Haresh se tourna vers le jeune officier.
- « Commandant, combien d’hommes acceptez-vous d’embaucher ? »
Adam se raidissait dans sa rationalité et son bon droit car telle était sa culture.
- « Mais pourquoi le ferais-je ? Je n’ai besoin de personne. »
- « Commandant, je vous en supplie, ces hommes sont en colère. Ils veulent travailler et refusent que vous nourrissiez des animaux alors qu’eux ont du mal à nourrir leurs familles. »
- « Combien faut-il en prendre ? »
- « Je pense que si vous donnez deux jours de travail à 15 hommes, ils se calmeront. Vous en serez satisfait. »
Haresh voyait que le commandant hésitait encore à se laisser forcer la main.
- « Vous les paierez 2 dollars de l’heure. »
Adam balançait entre un soulagement pour le budget du bord et une gêne face à des conditions que son âme sociale répudiait. Il acquiesça. Le porte-parole se retourna vers ses pairs et commença à désigner les heureux élus. Un nouveau marchandage débuta, chacun voulant en être. Des protestations s’élevaient, vite contestées par ceux qui emportaient le marché. Haresh fit trois pas en arrière.
Sur les conseils de l’agent, le commandant expliqua à ses matelots qu’ils devaient travailler à l’intérieur, et il fut décidé qu’ils repeindraient leur poste d’équipage tandis que les Indiens manieraient le pinceau à l’extérieur. Ainsi se perpétuait la tradition marine qui veut que la peinture calme les mœurs.
- « Commandant, prenez deux heures et je vous emmène en ville. Je vous dois une explication au nom de ces braves gens. »
Après qu’il eut passé un appel avec son téléphone portable, une vedette vint se ranger le long du bord. Les deux hommes embarquèrent sur le vieux bateau de servitude qui se fraya un chemin entre les cargos, les remorqueurs, les pêcheurs et des chalands chargés de légumes, de fruits et de volailles. Haresh se taisait. Après quelques encablures le long des quais sur lesquels une foule d’hommes s’activait en vagues lentes, ils s’engagèrent entre des immeubles dont la hauteur augmentait de minute en minute. La circulation était assourdissante, les klaxons répondant aux pétarades des innombrables vélomoteurs. Les trottoirs étaient bondés. Du canal montait une odeur entêtante, celle des cités portuaires qui laissent écouler la vie et ses rebuts au fil de l’eau. Adam qui avait espéré quelque monument typique ou quelque marché coloré, contemplait les hautes tours semblables à tous les immeubles que le monde fait pousser dans ses villes. Il y avait comme une monotonie à compter des buildings gris et sans caractère, alignés au long d’avenues rectilignes.
Tout à coup, le soleil que cachait encore un gratte-ciel quelques secondes auparavant, explosa et toute ombre citadine disparut comme par enchantement. Adam, surpris par cette brutale inondation de lumière crue, baissa des yeux éblouis vers le niveau de l’eau. Sur le moment, il crut déboucher dans un lac dont les eaux étaient étonnamment bleues et vibraient d’un mouvement ondulatoire, puis il comprit que ce lac était fait d’une immense étendue de bâches. La vieille vedette se frayait maintenant un chemin entre d’innombrables cahutes. Tous les matériaux semblaient s’être donné rendez-vous dans cette cité bancale : si les planches aux dimensions disparates formaient le gros des bataillons, les tôles rouillées n’étaient pas en reste. Des pneus suspendus servaient de tendeurs aux bâches bleues dont certains pans, déchirés, battaient mollement au vent. Le plastique translucide paraissait un luxe réservé aux fenêtres des demeures les moins misérables. Devant les portes, un bric-à-brac d’objets usuels s’entassait au milieu duquel jouaient des enfants assis dans la poussière du sol. La vedette vint s’appuyer contre un quai de bastaings rongés par les vers, le temps et l’eau aux effluves corrosifs. Haresh et Adam sautèrent à terre et s’engagèrent dans une ruelle dont le tracé n’avait été défini par aucun urbaniste. Des femmes les suivaient du regard. Des enfants marchaient avec eux en riant puis passaient le relais à une autre bande. Aucun ne tendait la main. Adam, mal à l’aise au spectacle de cette misère colorée et sombre à la fois, n’osait glisser des regards inquisiteurs derrière les rideaux qui dissimulaient mal des intérieurs obscurs. L’odeur qui montait était forte et trahissait autant que les images les conditions de vie de ce peuple entassé. Une jeune fille au front peint et aux cheveux drapés dans une étoffe colorée lui adressa un sourire qui l’émut. Il ne songeait même pas à distribuer de la monnaie et ne regrettait ni ses mains vides et ni son jean un peu usagé.
Près d’un point d’eau auquel quelques femmes tendaient des bidons et des jerricans de toutes formes, Haresh marqua un temps d’arrêt.
- « Commandant, c’est ici, à Dharavi Slum, que vivent les hommes que vous avez embauchés. Je voulais vous montrer ce village d’un million d’habitants dans lequel s’entassent les familles qui montent à la ville. Je suis né dans une de ces maisons et j’ai eu la chance d’en sortir. Personne ici n’oserait même caresser le rêve de naviguer sur un bateau marchand pour envoyer à sa famille un salaire régulier. »
Adam hocha la tête. Il se sentait impuissant face à cet océan de baraques chancelantes qui incarnaient dans leur fragilité le désespoir d’un destin sans lendemain. Ils poursuivirent leur chemin le long de ruelles qui serpentaient sans fin. Sans son guide, le jeune homme aurait pu errer indéfiniment sans jamais retrouver son chemin. Etalé aux pieds des buildings comme une gigantesque flaque de boue, le bidonville n’en finissait pas de répandre son fluide humain. Sur une sorte de placette formée par des étals improvisés, une queue s’était formée, silencieuse et bavarde à la fois, laissant fuser son pépiement. En tête de cet attroupement se tenaient quelques jeunes gens aux T-shirt tous semblables, et qui distribuaient des colis.
- « Une ONG qui apporte de la nourriture ? »
- « Oui, il n’y en a jamais assez pour tous les ventres de Dharavi Slum. »
- « C’est généreux. »
- « Oui, c’est généreux. Les pères de ces étudiants financent l’action. Ils possèdent des usines de textile qui ont été entièrement robotisées en 2030. Mes parents y travaillaient autrefois. Avant… »
Chapitre 17 – Serré de prés.
Le paysage virtuel défilait sur l’écran auxiliaire de navigation. Les vues de la côte étaient élaborées à partir d’une combinaison de photos et d’images 3D. Les tours qui coiffaient le fort de Ras-al-Hadd apparaissaient sur fond d’azur bleu et de sable jaune. L’aridité du cap et de ses dunes rocheuses aurait donné soif à tout spectateur plus imaginatif que le jeune commandant qui regardait d’un œil distrait ce film exotique dont l’utilité en navigation lui paraissait nulle. Ce substitut aux Instructions Nautiques était censé rétablir pour les marins enfermés dans leur PC une relation avec la géographie physique des lieux, mais Adam devait bien admettre son peu d’intérêt pour ces successions colorées de plages désertes, de grands hôtels, de forêts et de déserts. L’approche d’Ormuz monopolisait pour l’heure son attention. Les mouches commençaient à s’agiter sur son écran radar, laissant derrière elles leurs petites trainées fluorescentes. Des mastodontes, scarabées plutôt que mouches, convergeaient vers le détroit quand leurs congénères en jaillissaient comme au sortir d’une jarre de miel. De petits insectes allaient des côtes iraniennes aux rivages d’Oman, et leurs vols orange traçaient de tortueux vermicelles. Les boutres, chargés de cargaisons hétéroclites, se laissaient encore porter par le vent. Des caboteurs vieillissants portaient en pontée des véhicules rutilants que les cheiks abandonnaient pour le meilleur profit de gros commerçants pakistanais. Arrimés côte à côte, les SUV ventripotents cachaient sous leurs capots ces puissants moteurs thermiques que l’Union Européenne avait bannis pour constater un peu tard que son exemplarité confinait à la solitude. Des ports pakistanais partaient les épices dont raffolaient les émiratis et des caisses de coca-cola dont s’abreuvaient les princes du désert. À l’approche des côtes iraniennes, Adam s’inquiétait surtout du conflit qui opposait depuis dix ans le pouvoir central de Téhéran aux séparatistes du Baloutchistan, chaque partie ayant armé des vedettes grises qui s’arrogeaient un droit de contrôle dans les eaux pourtant internationales du détroit.
Ayant depuis Mumbai rallié les rivages d’Oman au plus court, le « Pride of Future » se trouvait maintenant au sud du trafic et devait faire route au Nord pour rejoindre la voie entrante du Golfe. Il faudrait pour cela couper la route des pétroliers et porte-conteneurs qui en sortaient. Adam régla les paramètres du radar en prévision de cette intense circulation afin que celui-ci soit plus sélectif dans la capture des nombreux échos. Lui-même mémorisa les premières taches orangées qui présentaient un risque de route collision. S’il avait eu le loisir d’observer l’aube naissante, il aurait vu l’horizon se peupler de silhouettes grises, de plus en plus massives et de plus en plus proches. Entre les lourds bovins marins évoluaient des taons dont le vol erratique n’autorisait aucune anticipation : boutres au bordé poli par les ans, pêcheurs dont le tape-cul, inutile dans ces calmes plats, pendait en loque, caboteurs aux profils bâtards, tendaient leurs fils entre les deux rivages du Moyen-Orient. Adam se cala dans sa chaise haute face au radar, le joystick de pilotage sous la main droite et un thermos de café sous la main gauche. Au-dessus de son front, à portée de doigts, les commandes diffusaient leur lueur orangée sous des verrines aux textes laconiques. Concentré sur l’écran jonché de chiures fluorescentes, il réduit l’échelle et les échos les plus proches firent un bond vers la périphérie tout en gonflant leurs bajoues. Surveillé par l’algorithme de traçage et par l’œil attentif du commandant, un porte-conteneurs portant son AIS en bandoulière passa deux milles devant l’étrave, de tribord vers bâbord avec une incidence de deux quarts sans que le système de surveillance n’impose une manœuvre. Ce dernier savait prendre en compte la densité du trafic en eaux rapprochées pour ajuster les distances de sécurité. Deux petits pétroliers passèrent à leur tour et la carte digitale esquissa plus au nord le contour des couloirs de circulation du détroit, auxquels seuls les gros porteurs s’astreignaient. Quand le « Abda al-Aziz ibn Saud» et ses 300.000 tonnes de pétrole lourd surgirent aux bornes de l’écran, faisant route sud-sud-est, Adam joua du joystick pour franchir le couloir descendant dans son sillage. Sur l’écran auxiliaire profilant les côtes apparut le rivage iranien, avec le redent de la pointe de Jash. L’œil du jeune officier fut attiré par un écho de taille moyenne qui suivait une route parallèle à la sienne, 1,5 mille sur sa hanche bâbord. Il n’affichait aucune identification AIS. La caméra panoramique qui scrutait l’alentour proche n’avait pas encore accroché son étrave malgré les lueurs rougeoyantes du jour qui se levait. Sur tribord, une embarcation approchait à grande vitesse. L’alarme de route collision sonna. Le pouls d’Adam accéléra. Le « Pride of Future » était sur le point de s’engager dans la zone de séparation entre voie descendante et voie montante, un espace dans lequel les manœuvres deviendraient plus délicates. Lancée à cette vitesse, l’embarcation qui portait sans doute des contrebandiers naviguant à vue, allait certainement virer pour passer sous la poupe. Un changement de cap tardif du porte-conteneurs risquait d’être contre-productif. Arrivé à une encablure, l’écho sembla ralentir et faire route le long du cargo. Retransmis par les microphones extérieurs, des cris proférés en langue arabe résonnèrent dans le Poste de Conduite. Adam régla la caméra et distingua des hommes armés sur le pont d’une vedette grise, dont l’un parlait dans un mégaphone. Les gibbons, attirés par ces voix venues de la mer, apparurent à leur tour dans le champ des caméras. La confrontation risquait d’être tendue entre les marins travestis en kaki, le pistolet-mitrailleur sur la hanche, et les petits matelots sautillants dont l’excitation trahissait l’inquiétude. Mais qui étaient donc ces hommes qui vociféraient en arabe ? Des militaires iraniens sortis de leurs eaux territoriales, des miliciens du Front de Libération du Baloutchistan ou de simples pirates cherchant à rançonner un navire marchand mal défendu ? La vedette ne portait aucun pavillon. Dans le doute, Adam enclencha le verrouillage de son PC ainsi transformé en citadelle. Il distinguait maintenant une sorte d’officier qui montrait l’ouest d’un geste rageur tandis que son mégaphone lançait d’incompréhensibles consignes. Comme la vedette rapide serrait toujours plus le flanc tribord du « Pride of Future », et que les armes brandies se faisaient plus menaçantes, le jeune homme se décida à donner un brusque coup de barre à gauche avec l’idée de venir de 30 degrés vers l’ouest pour calmer les assaillants et faire dévier leur ligne de tir. Une alarme « High Severity » fit entendre son klaxon strident et les tuyères anticollision, démarrant à plein régime firent vibrer de toutes ses membrures le porte-conteneurs tandis que le régime du moteur passait au ralenti. Se confondant avec la stridence de l’alarme, une sirène retentit, lugubre comme une corne sortie de la brume et qui eut sur l’esprit du commandant le même effet avertisseur. Adam vit son équipage fuir vers l’avant en levant les pattes au ciel, et il y eut un terrible fracas. Il lui sembla entendre les rouages de son cerveau augmenté mouliner fiévreusement les données disponibles sans parvenir à lui livrer la réalité d’une catastrophe en cours. Il lui manquait quelque information capitale. Bravant les consignes, Adam déverrouilla son bunker et bondit sur le pont. Il y fut accueilli par un atroce concert de bêlements et de ferrailles tordues. L’air était irrespirable, mélangeant des odeurs d’étable, de pourriture, de fermentation et d’aciers rougis, tous relents amplifiés par la chaleur torride. Des hurlements humains émergeaient de cette sinistre cacophonie. L’étrave du « Allouch-Allouch », une bétaillère cacochyme, raguait contre le flanc bâbord arrière du porte-conteneurs. Deux secondes suffirent au malheureux Adam pour reconstituer le scénario de l’abordage. Préoccupé par la vedette armée, il avait oublié quelques instants l’écho qui le talonnait, et le changement brusque de cap avait mis son navire en travers de la route suivie par le vieux transporteur de bétail. L’action automatique des puissantes tuyères anticollision avait limité la casse en amortissant le choc, mais n’avait pu annuler totalement l’inertie de l’abordeur. Un rapide coup d’œil à tribord lui apprit que la mystérieuse vedette avait préféré quitter les lieux de l’accident. Le chaos était à son comble. Les gibbons, toujours plus curieux que craintifs, revenaient vers l’arrière contempler les brebis affolées qui faisaient des efforts désespérés pour se libérer des barrières tordues par l’abordage. Des bergers en haillons, aussi paniqués que leur troupeau, ajoutaient au désordre et au vacarme. Une dizaine de bêtes plongèrent à la mer et partirent se noyer quelques vagues plus loin. Un bouc, plus malin que ses congénères, sauta sur le pont du porte-conteneurs, accueilli par les gibbons hilares qui vinrent lui tirer ses poils de barbe en évitant habilement ses redoutables cornes. Depuis l’aileron de passerelle qui ne dépassait guère la hauteur de la plage arrière du « Pride of Future », un vieillard enturbanné montrait le poing en réclamant manifestement l’animal. Peu soucieux de s’encombrer d’un tel passager clandestin, Adam surmonta sa répugnance pour la puanteur que dégageait le bouc et le bouscula avec force moulinets des bras et cris hostiles afin qu’il réintègre son bord. Les matelots se mirent de la partie et, ainsi houspillé, le gros mâle, d’un bond surprenant, regagna son étable flottante. Adam réintégra le Poste de Contrôle. Il savait qu’il n’existait aucun programme conçu pour le sortir d’une telle situation. L’intelligence du navire prenait comme hypothèse qu’il n’y aurait pas d’accident puisque toutes les sécurités avaient été prévues pour l’éviter. Quel concepteur aurait pu imaginer qu’un bijou de technologie soit harcelé par de mystérieux miliciens divaguant dans un détroit international et poursuivi par une antique bétaillère dont aucun assureur n’entendrait jamais parler ? Il stoppa néanmoins les tuyères anticollision qui continuaient à hurler, passa en mode « Manuel Ultime » dont il savait qu’il devrait rendre compte aux enquêteurs, braqua les caméras sur le lieu du choc, et mis en avant lente, barre à gauche, pour libérer sa poupe. Qu’adviendrait-il de l’abordeur plus bas sur l’eau et qui perdrait l’appui de son étrave ? Le « Allouch-Allouch » s’était contenté de stopper et la plus grande confusion régnait à son bord. Il y eut de nouveaux craquements, de sinistres plaintes qu’exhalait l’acier torturé, des grincements métalliques aigus, quelques secousses, puis les machines eurent raison de la résistance opposée par l’enchevêtrement. Deux encablures plus loin, Adam stoppa à nouveau pour prendre contact avec la bétaillère et échanger les premiers constats. L’annuaire digital du Lloyd ignorait superbement le rafiot et ne pouvait lui fournir aucun numéro de téléphone cellulaire. Il mit sa vieille VHF en service et lança des appels répétés sur l’antique canal 16 au cas où l’abordeur ait été à l’écoute. Hormis quelques toussotements tuberculeux, le silence régnait sur les ondes. Un panache de fumée sombre apparut sur l’écran auxiliaire et le vieux navire s’éloigna, son étrave tordue dessinant sur les flots des moustaches dissymétriques.
Chapitre 18 : Voie d’eau et cap sur le sable
Le premier message qu’Adam reçut en réponse à son rapport de mer concernant l’abordage, fut une convocation à entretien avant licenciement. Les choses ne trainaient pas à terre. Les décideurs savaient décider. L’armement devait se sentir soulagé : un responsable du sinistre désigné coupable par fonction permettait de clore au plus tôt le dossier des assurances et de rassurer les actionnaires de l’entreprise qui réclamaient des têtes. Adam n’éprouvait ni aigreur ni colère, juste une grande lassitude. Il réalisait à quel point ces mois de solitude nautique l’avaient éloigné des préoccupations qui agitaient les petits hommes des villes. Ses liens avec le monde qui l’avait vu naître et grandir, un monde qui l’avait convaincu de la toute-puissance du progrès, s’étaient distendus malgré la foison de relations virtuelles qu’il entretenait avec lui et ses représentants. Isolé, sans contact physique avec ses semblables, il prenait conscience du délitement de son humanité. Son cerveau augmenté ne trouvait plus pâture. Bien sûr, depuis plus d’un siècle, des navigateurs solitaires partaient arpenter les océans à la voile. Mais, même sur-vitaminés, même transformés en robots embraquant nuit et jour au guindeau, ceux-là avaient un but. Ils se mesuraient aux éléments, défiaient les récifs, et disparaissaient parfois dans un halo de gloire pour avoir surestimé leur pouvoir face aux flots. Adam se rappelait avoir vu dans son enfance des camionneurs cassant la croûte sur des parkings d’autoroute – c’était avant que les trains de poids-lourds ne s’automatisent – et avait été frappé par la tristesse de ces pauses solitaires. Valait-il mieux que ces anciens mercenaires de la route, dont la mission consistait à convoyer des marchandises d’un point A à un point B en ne voyant des régions traversées que le bitume des autoroutes et des parkings.
Quelques minutes avaient décidé de sa carrière et peut-être de son destin. Quelques minutes effaçaient ainsi des années d’un service consciencieux. Il ne regrettait pourtant ni la franchise ni la transparence de son rapport. Il était trop entier pour tordre la réalité. Ce trait de caractère pouvait passer pour de la naïveté, mais il était aussi assez lucide pour comprendre qu’arranger les évènements en sa faveur n’aurait fait que décupler la rage des enquêteurs auxquels étaient livrés en pâture images et enregistrements. Les outils de surveillance et de retransmission valaient aujourd’hui tous les gadgets de ce bon vieux James Bond. Le rôle joué par la mystérieuse vedette armée resterait dans l’ombre pour simplifier un évènement inclassable et le faire rentrer dans une case des contrats d’assurance qui préféraient l’incompétence d’un capitaine à l’intervention de guérilleros inconnus.
L’armement avait donné la consigne de rejoindre le chantier naval de Dubaï afin d’y effectuer les réparations, mais le commandant du « Pride of Future » avait décidé de se donner le temps d’un bilan technique et, pour ce faire, se rapprochait des côtes d’Oman. Il passerait quelques heures en dérive à ausculter son navire avant de franchir Ormuz. S’éloigner des couloirs de navigation sillonnés nuit et jour paraissait prudent, mais sa décision lui avait été inconsciemment dictée par le besoin de s’éloigner des côtes iraniennes et de ses vedettes grises, quels qu’en soient les mandataires. Cap à l’ouest et les machines en avant-demie, le jeune officier scrutait le journal des alarmes et les relevés effectués par MEC2 et MEC3. Les robots mécaniciens évoluaient avec une horripilante lenteur. Rien n’aurait su émouvoir ces quadrupèdes métalliques qui continuaient à mettre une patte devant l’autre sans se soucier de l’inquiétude qui régnait au PC. On ne bouscule ni ne menace des robots qui nous interdisent jusqu’à ces petits écarts de comportement managérial, pourtant si bienfaisants. Plus subtils, les gibbons avaient vécu l’abordage et senti la tension de leur commandant. Ils répondaient avec promptitude aux ordres transmis par vocalises. Ils se balançaient le long de la coque, suspendus à des aussières transformées en lianes et filmaient l’état des tôles avec leurs Go-Pro. Même investi d’une mission de confiance, un hylobatidé Nomascus conserve une âme joueuse, et les petits matelots se distrayaient beaucoup à faire de telles acrobaties au-dessus de l’eau. Les images des caméras étaient analysées par le logiciel de conformité des équipements qui, sachant s’affranchir des prises de vue sur lesquelles les gibbons grimaçaient à leurs collègues, attribuait aux segments de tôles notes, satisfecit et alertes. Jusqu’à présent, les rapports ne signalaient que bosses et enfoncements ainsi que deux fissures qui s’ouvraient au-dessus de la ligne de flottaison. Aucun organe vital ne paraissait avoir souffert. Le safran et l’appareil à gouverner sur lesquels s’étaient concentrés les premiers essais, répondaient correctement. Après quelques heures, l’évolution du niveau d’eau dans la cale machine se fit inquiétant. Les pompes de cale tournaient sans discontinuer. A force de s’user les yeux sur les images retransmises par les robots, Adam finit par suspecter une vanne de coque, probablement déformée par le choc de l’abordage. Il la manœuvra sans que le niveau d’eau ne baisse. MEC1 fut dépêché pour disperser autour de la vanne un réactif de flux qui colora immédiatement la prise d’eau sur la coque. Malgré toute la confiance qu’un officier convaincu par le pouvoir de la technologie faisait au procédé de réparation, il décida de se rapprocher encore de la côte. Cette prudence lui était dictée par une petite voix qu’il se refusait encore à appeler instinct ou intuition, lui qui ne voulait croire qu’en les analyses rationnelles et les équations logiques. Il se glissait doucement dans la peau d’un médecin confronté à la culture d’un rebouteux. Les évènements qui s’enchaînaient n’avaient pas seulement ouvert une brèche dans la coque de son navire ; ils avaient également ébranlé son credo. Les bases de données dont son cerveau augmenté se nourrissait ne lui semblaient plus en mesure de lui fournir toutes les clefs. Il manquait une dimension qui échappait à l’intelligence froide et invertébrée pour s’ébaucher sur d’obscures analogies que l’expérience ramenait à la surface en petites bulles éparses. Adam se surprenait maintenant à lever le nez au ciel pour observer les nuages, à déchiffrer l’écriture de l’écume ou à palper le roulis du navire, mais il se dissimulait encore ce comportement comme une maladie honteuse.
Il programma MEC2 pour une réparation par injection de résine sous eau et força le régime de pompes de cale. Le robot passa au magasin charger la cartouche et le kit d’injection de résine et entreprit la descente de l’échelle, toujours pas à pas, vers l’équipement qui lui était désigné. Adam se surprit à tapoter le pupitre des doigts, un geste inusité d’impatience qui trahissait son inquiétude latente. La caméra de MEC2 montra enfin la vanne impliquée dont seule la moitié supérieure émergeait encore. Le plancher inférieur de la salle des machines allait bientôt être atteint. L’eau gargouillait déjà au gré du roulis à travers les panneaux métalliques. L’un d’entre eux fut retiré par la ventouse du robot, qui introduisit ses deux pattes avant dans l’espace ainsi libéré et… disparut en fond de cale dans une gerbe de bulles brunâtres. Adam fut atterré par cette défaillance qu’il n’aurait jamais crue possible. Décidemment en perte de confiance, il renonça à envoyer un nouveau voltigeur au front. Là où un robot avait échoué, il n’y avait hélas aucune chance pour que son clone réussisse. Il mit à la cape, en avant lente, vérifia que nul écho n’apparaissait dix milles alentour, jeta un œil à l’extérieur pour confirmer la vacuité de l’horizon et consulta le mode d’emploi du kit d’injection que sa mémoire augmentée absorba sans difficulté. Sans même l’avoir prémédité, il renonça au casque à vision et équilibrage, censé lui permettre des déplacements en sécurité sur les échelles et les passerelles dépourvues de rambardes. Sans garde-corps et vide du moindre souffle humain, cet univers métallique ne lui avait jamais paru aussi hostile. Il fallait lutter contre cette machinerie qui lui vrillait les tympans pour espérer sauver son navire. Inutile et ironique, le gros œil bleu de MEC3 le regardait depuis le plancher supérieur. Nulle larme n’y coulait pour pleurer la perte de son collègue. Le robot se serait croisé les bras qu’Adam n’en aurait pas été surpris. Il aborda la première échelle à reculons, comme il serait descendu d’un grenier à foin, agrippant chaque marche des deux mains tandis que le matériel lui battait la hanche. Cette posture peu glorieuse mais prudente, lui évitait de fixer son regard sur la fosse vertigineuse des machines au fond de laquelle respirait le monstre en une pulsation sourde. Il nota que les garde-corps devraient, quand ils existent, être rebaptisés « garde-esprit » tant leur présence rassure même les âmes fortes aux pieds sûrs. Vingt mètre et quelques hésitations plus bas, il prit pied sur le dernier plancher que l’eau avait maintenant envahi. Sa lampe frontale dessina un disque jaune autour de la prise d’eau de mer qui poursuivait sans faillir sa sinistre invasion. Peu soucieux d’aller rejoindre le défunt MEC2, Adam s’accroupit au-dessus de l’espace laissé libre à l’aplomb de la vanne et arma le pistolet à résine pulsée. Respirant posément, il visa la zone réputée fuyarde et fit un premier tir. Une mélasse rougeâtre se colla comme un gros vers à l’acier puis se délita et partit à la dérive dans l’eau graisseuse. Deux autres tentatives virent de nouveaux serpents irisés et gluants onduler autour de l’équipement sans jamais y adhérer. Adam jura et jeta l’ustensile en fond de cale, qui disparut au milieu d’une flaque sanguinolente. Il se remémora avec amertume les histoires de batardeaux que son grand-père racontait, quand des pelletées de ciment étaient jetées à la volée dans un coffrage en bois improvisé pour tenter d’enrayer, parfois avec succès, une fuite de coque perverse. Il fallait, certes, de l’habileté et de la rapidité pour lutter de vitesse contre l’entrée d’eau de mer, et une bonne dose de veine, mais les marins gardaient une chance de vaincre ce mauvais sort. Ayant regagné son PC, toujours à quatre pattes sur des échelles conçues pour accueillir les pieds des robots, Adam poursuivit les relevés de niveau. Il avait renoncé à combattre l’inéluctable fuite. Dans quatre heures, l’eau atteindrait les auxiliaires du moteur, paralysant le « Pride of Future ». Ce répit lui permettait de parcourir une cinquantaine de milles. En poursuivant vers l’ouest, il pouvait atteindre les bancs de sable déposés au large par l’estuaire du Wadi Hatta, un cours d’eau famélique qui serpentait dans le nord du désert d’Oman. S’il avait encore eu le goût de l’introspection, Adam aurait été surpris par l’indifférence avec laquelle il envisageait d’échouer son navire pour lui éviter de couler au large. Il aurait pu lancer un SOS, mais quel navire serait encore en mesure de lui épargner un naufrage ? Capté par des flibustiers, cet appel au secours vaudrait invitation à venir piller un navire désemparé. En employé consciencieux, il aurait dû appeler son armement pour partager une décision de bon sens, mais lourde de conséquences. Lucide, il imaginait les questions oiseuses, les recommandations aussi imprécises qu’hypocrites, l’appel tardif et désespéré à des experts en pantoufles et, pour finir, un rappel ferme à sa responsabilité de commandant. Mieux valait s’épargner cette comédie. Que déciderait-il quand le porte-conteneurs reposerait sur un haut-fond avec un compartiment machine en partie noyé ? Avec un calme sous lequel commençait à percer un peu de dérision, il convint qu’il était trop tôt pour aviser. L’eau montait inexorablement, et les défauts d’isolement multipliaient leurs alarmes sur l’écran de surveillance. L’assiette du navire basculait sensiblement mais le « Pride of Future » remplissait le contrat : il sauverait sa carcasse en creusant sa souille dans un lit de sable. La côte se fit aveuglante. Les éclats de mica du sable réfléchissaient un soleil impitoyable. Le sondeur accrocha le fond et dessina une courbe ascendante qui allait inévitablement converger avec la tôle-quille. A deux milles du rivage, le bateau se mit à vibrer, annonçant des fonds très proches. Adam déclencha la manœuvre automatique de mouillage qui, ironie d’un sort jusqu’à présent contraire, se déroula sans anicroche. Craignant la multiplication des courts-circuits et les incendies qui s’en suivraient, il stoppa la production électrique et ouvrit les disjoncteurs. La salle des machines plongea dans l’obscurité, et les caméras, conscientes de leur inutilité, passèrent en défaut. Le drame se conclut dans le calme d’une légère brise de terre. Il n’y eut ni craquement sinistre, ni choc ni cri : Le « Pride of Future » se posa en douceur sur un lit de sable accueillant. Tout juste prit-il une faible gîte sur tribord, quelques degrés qui reproduisaient la pente naturelle du fond marin.
Chapitre 19 : un saut vers le passé.
Le silence qui régnait à bord du navire échoué et comme assoupi frappa Adam et lui procura un sentiment de quiétude. Son univers ne vibrait plus. Nulle fréquence discordante ne venait plus heurter son oreille pourtant accoutumée à l’incessant bruit de fond. Avec un dernier regard pour les écrans désormais muets, mais qui avaient durant des mois régné sur son cortex, il sortit au grand air et distribua lui-même leur ration de fruits frais aux braves matelots qui paraissaient eux-mêmes surpris par l’absence de vibration. Il les appelait par leur prénom sans plus pouvoir recourir aux vocalises pour exprimer ses sentiments. Mais qu’aurait-il trouvé de personnel dans le registre de l’interface de communication qui se voulait strictement utilitaire ? Il s’abandonna même à donner quelques caresses sur le pelage soyeux des gibbons, intrigués par tant de familiarité. A portée de godille, on apercevait quelques arbres argentés qui signalaient le lit du Wadi Hatta. Adam fit mettre le youyou à l’eau. Wan et Tchin tentèrent quelques acrobaties sur les pistolets de l’embarcation qui descendait au rythme d’une manivelle tournée par les plus courageux, mais l’humeur générale de l’équipage reflétait plutôt une certaine gravité. Les vingt-quatre petits hylobatidés se serrèrent un peu sur les bancs de nage tandis qu’Adam godillait, mais il faut reconnaître que les braves marins ne pesaient pas bien lourd. Sur le rivage, l’oasis tenait ses promesses. Des épineux frémissaient sous le souffle chaud de la brise. Entre leurs branches argentées se dessinaient quelques sentiers qui partaient du cours d’eau pour se perdre dans le désert. Ils trahissaient les chemins empruntés par les renards et les oryx pour venir boire à la nuit tombée. Des palmiers-dattiers dressaient leurs coiffes vertes sur un fond de ciel d’argent fondu. Ils furent de suite pris d’assaut par la petite troupe qui explora les régimes de dattes pour dévorer les fruits les plus mûrs.
Adam s’assit à l’ombre. Lin, le fidèle bosco, vint s’asseoir à ses côtés. Il penchait un peu la tête de côté en observant son commandant qui lisait dans son regard intelligent une grave interrogation. La situation du navire et de son équipage n’échappait pas aux gibbons. Le porte-conteneurs serait-il un jour renfloué et reprendrait-il ses voyages ? Adam n’aurait su répondre. Il suffisait qu’une perte totale soit pour tous le meilleur compromis financier, et la coque serait abandonnée à un destin de corrosion et de crustacés. Le calme absolu qui régnait à bord lorsqu’ils l’avaient quitté, l’absence de vibration, un silence presqu’angoissant, étaient pour les matelots des signes clairs, annonciateurs d’une rupture dans leur devenir. Ils se savaient incapables de résoudre le problème de ce grand corps inerte ensouillé dans le sable marin. Adam revint vers le youyou et, un pied sur le banc de nage, un pied encore à terre, se retourna pour un dernier appel des yeux. Lin sauta à bord. Tous deux laissèrent passer quelques minutes. Les gibbons, rassemblés sous les palmiers-dattiers ou perchés à mi-hauteur, les regardaient sans bouger. Li-Wu avait passé son bras sur l’épaule de Wan. Ho-Min fit quelques pas vers l’embarcation, se gratta le menton, se balança d’une patte sur l’autre, mais ne franchit pas l’espace qui le séparait de son commandant. Adam poussa la barque et fit un geste d’adieu. Lin ne bougea pas, refusant d’acter la défection de ses matelots. Parce qu’il godillait le dos tourné au navire vers lequel il se dirigeait, le jeune commandant vit disparaître entre les arbres les petites silhouettes de ceux qui avaient accompagné ses longs mois de navigation.
Le sens du devoir le ramena dans le PC obscur, mais un flash lumineux et quelques crépitements eurent raison de ses derniers scrupules. Ses tentatives pour restaurer les quelques volts qui auraient permis une brève communication avec la terre, se soldèrent par cet ultime court-circuit. La lumière vive de sa lampe frontale tranchait avec les lugubres silhouettes des défunts contacteurs. L’armoire électrique du 3ème secours était le dernier cercueil que refermait une salle machine en grande partie noyée par l’eau salée du Golfe d’Aden. Toute brillante qu’ait été l’intelligence artificielle et ses auxiliaires automatisés, elle n’était plus qu’une belle idée quand l’énergie ne pouvait plus la nourrir. Les sbires de l’armement dépêcheraient-ils un remorqueur pour patrouiller dans les eaux sur lesquelles s’était éteint le dernier souffle de vie AIS ? Si la presse savait faire pression pour que l’on recherche un navigateur solitaire, héros d’une course au large médiatisée, qui se soucierait d’un marin anonyme ayant perdu son porte-conteneurs aux portes du désert ? Quelle belle histoire faudrait-il raconter pour que le sort d’un capitaine égaré émeuve populations et décideurs ? Si quelques conteneurs encore à bord recelaient des marchandises attendues avec avidité par des consommateurs impatients, le fil d’Ariane logistique serait peut-être tiré jusqu’à cette côte du désert d’Oman ? Sinon, le jeune officier serait sèchement rayé des listes, puisque licencié, et vite oublié.
Depuis la veille, Adam n’avait pas vu passer un seul navire au large. Soucieux d’échouer son bateau au plus vite, il s’était écarté du grand axe maritime qui passait sensiblement plus à l’est. Peut-être en viendrait-il à longer la côte sur le youyou pour gagner un village omanais et s’y faire reconnaître. Il faudrait pour cela ramer sur une centaine de milles, exercice auquel sa vie sédentaire embarquée, pilier de passerelle automatisée, ne l’avait pas préparé. Quel accueil lui feraient des autorités pour lesquelles un visa touristique et une réservation dans un palace climatisé étaient les seuls blancs-seings reconnus? Quel sort réserveraient-elles à un vagabond des mers, une sorte d’apatride au long-cours, valet logistique toléré sur les quais pour sa mission d’approvisionnement des foules avides ? La question ne se posait pas encore car les derniers relents d’une éducation qui n’avait pas enterré les notions de devoir et responsabilités, l’empêchaient d’abandonner le navire qui lui avait été confié et qui, s’il ne flottait plus, n’avait pas disparu pour autant de la surface des flots.
Les vivres à bord étaient abondants et les repas lyophilisés pourvoiraient longtemps à ses besoins frugaux. Une épreuve l’attendait cependant : sans alimentation électrique, il n’avait plus ni lecture ni musique. L’application « Voices of Friends » n’était plus accessible et sa relation holographique avec Linda était rompue. Lin, le fidèle bosco gibbon, le regardait d’un œil affectueux mais sa conversation était limitée. Les heures à venir risquaient d’être longues pour son cerveau sur-vitaminé qui ne supportait pas longtemps l’inactivité. Adam se mit en quête de papier et d’un stylo. Il trouva ce dernier dans la caisse règlementaire d’ultime secours et déchira les pages du livret d’instruction qui s’y trouvait pour écrire au dos. Il emporta ce matériel inusité à l’ombre de la superstructure minimaliste que les architectes navals appelaient encore « château », et se perdit quelques instants dans la contemplation de l’oasis de Wadi Hatta et de ses palmiers ébouriffés sur les branches desquels s’égaillait son équipage sans doute surpris et étourdi par cette soudaine liberté. Pour se purger des codes d’alarmes, des coordonnées en longitude et latitude à la troisième décimale et des indicateurs obtus dont la société d’armement se gorgeait, il décida de retranscrire au dos des consignes inutiles, « Alcool », le recueil de poèmes d’Apollinaire qu’il avait tant lu et relu que sa mémoire en avait enregistré tous les vers. Il les murmura d’abord, comme des étoffes offertes au vent, puis força un peu sa voix pour les déclamer enfin.
« Mon beau navire, ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir ».
Lin parut enchanté. Ecrire demanda à Adam plus d’efforts. Depuis l’école primaire, sa main droite avait désappris à tenir un crayon et à former des lettres. Après quelques tâtonnements, il prit plaisir à soigner sa calligraphie et se surprit même à esquisser des enluminures sur les lettres majuscules qui ornaient le début des versets.
La nuit vint, obscure au sol comme peut l’être une nuit du désert, flamboyante au ciel quand nulle lumière terrestre n’aveugle les étoiles. Adam demeura ainsi dans les ténèbres du pont, hôte d’une coque d’acier prisonnière du sable. Il entendait le souffle de Lin, immobile, qui flottait doucement par-dessus le murmure des vaguelettes heurtant le navire désormais passif comme un récif. Comme il devait réapprendre à tenir un stylo pour former des lettres lisibles, voire élégantes, il lui fallait redécouvrir une obscurité totale, non peuplée de lucioles clignotantes bavardant sans cesse entre elles. Ecriture apaisée, plus lente à former qu’à concevoir, puis nuit plus noire que l’encre qui déposait les vers sur le papier, lui offraient des moments d’intense introspection. Ce vide inattendu et nu révélait une fatigue nerveuse accumulée au fil des mois. Il se faisait l’effet d’un drogué brutalement sevré de toutes les trépidations et les signaux qui rythmaient sa vie. Il s’allongea sur la tôle et regarda la voute céleste. Sa mémoire aurait pu s’occuper à nommer jusqu’à la moindre étoile, mais il s’y refusa et s’imposa un court repos cérébral.
Trois jours passèrent ainsi à noircir du papier et à rêver sous la lune. Quand Adam se réveilla après une nouvelle nuit tiède passée à la belle étoile, un bateau se balançait à couple. Le jeune homme avait parfois aperçu de loin ces laborieux caboteurs du Golfe d’Aden, mais il n’avait jamais eu l’occasion d’en voir un spécimen d’aussi prés. Et quel spécimen ! Sur une coque en bois de quarante mètres de long, l’une de ces coques séculaires mues des siècles durant à la voile et dont le bordé racontait une bien longue navigation, un chantier avait greffé un château en acier. Pouvait-on vraiment qualifier de château cet édifice bas aux ouvertures arrondies et grillagées tout droit sorties du souk, surplombé d’une passerelle que n’aurait pas renié le capitaine Haddock ? La rouille qui ruisselait de cette structure jadis blanche, s’estompait sur la noirceur du bois. Le gréement, absent, avait laissé la place à un moteur dont la pompe de refroidissement toussotait encore en crachant une eau huileuse. Des sacs étaient empilés en pontée, dont le contenu resterait un mystère. Sur la plage arrière, cinq hommes se tenaient accroupis autour d’une bouilloire. S’ils parlaient entre eux, leurs voix n’atteignaient pas le pont du « Pride of Future ».
Adam avait peu d’apriori mais était un garçon prudent. Il gagna le Poste de Contrôle après être passé par l’atelier pour se munir d’une masse, d’un pied de biche et d’un chalumeau. Un revolver et un fusil étaient enfermés dans une armoire blindée dont le code n’était transmis au commandant qu’après que celui-ci ait déclenché une procédure d’alerte et donné un motif reconnu valable. Quelques minutes lui suffire pour percer l’armoire verrouillée. Adam éprouva une discrète jubilation à s’arroger une dérogation par la flamme bleue d’une lampe à souder. Il remonta sur le pont, cacha le fusil derrière une bouche de ventilation et passa le revolver à sa ceinture. L’un des hommes lui fit signe de descendre. Il amarra une échelle de corde à une bitte et se laissa glisser sur la plage arrière du boutre. Lin le rejoignit en quelques cabrioles qui ne soulevèrent aucun étonnement. Les marins étaient toujours assis en cercle. Adam s’accroupit à son tour. Sur un geste de celui qui semblait commander, un jeune arabe se leva et lui versa une tasse de thé sucré. Il se surprit à y tremper ses lèvres sans s’inquiéter de l’état de propreté de la tasse ébréchée. Après quelques minutes de silence, une lente discussion s’établit dans un anglais rugueux et laborieux. La situation du porte-conteneurs n’avait pas échappé à ces commerçants dont les traditions de flibuste n’étaient pas si lointaines, mais ils ne pouvaient imaginer que le roumi soit seul à bord. Ils cherchaient à savoir combien d’hommes comprenait l’équipage et pourquoi ses marins ne se montraient pas. Le jeune commandant laissa encore planer le doute.
La matinée se passa en lents palabres et en silences lourds. Le mousse apporta des galettes. Les hommes mastiquaient en fixant Adam de leurs regards sombres. Celui-ci se laissait engourdir par l’ambiance immobile et par le soleil qui tapait sans pitié sur les tôles du château, trop bas pour donner de l’ombre. Il comprit cependant que le patron du boutre parlait de la Mer Rouge et de son projet d’allait trafiquer sur la côte ouest du Yemen. Ses hommes hochaient la tête d’un air inquiet. Il fallut encore une demi-heure pour saisir leurs appréhensions : ils n’avaient jamais poussé au-delà de Bab-el Mandeb et n’avaient ni carte ni instruments de navigation. Ils parcouraient depuis des années les mêmes routes entre Oman et le Pakistan sans autres repères que quelques étoiles, un compas et des amers remarquables. Adam s’entendit proposer de les convoyer et de leur fournir des équipements. La suite découla sans doute de cette phrase prononcée avant même de l’avoir méditée. Il organisa le pillage de son propre navire. L’opération dura trois jours au cours desquels tout ce qui pouvait être réutilisé ou revendu fut démonté et transbordé : compresseurs d’air, pompes, radars, VHF et quantité d’autres équipements disparurent dans un compartiment machine sombre et exigu et dans un entrepont surchargé. Aucune pièce en bronze ou en cuivre n’échappa à la razzia. Les sièges du PC et la couchette du commandant vinrent meubler une sorte de carré aux parois duquel pendaient des tapis. Il y avait dans les yeux des pillards invités une lueur d’avidité. Ils semblaient eux-mêmes surpris par l’aubaine, peut-être même déçus d’obtenir un tel butin sans la moindre menace ni le plus discret coup de couteau. Quand les Omanais comprirent qu’Adam avait vraiment conduit seul ce gros navire, ils lui marquèrent le respect qu’appelle en ces pays un homme doué de pouvoirs surnaturels. Le ton changea. Le mousse le servit désormais en premier. Le patron du boutre le fit asseoir à ses côtés et le consulta avec une déférence qui ne manquait pas de noblesse. La présence de Lin, sérieux comme un marabout aux côtés de son commandant, achevait de parer celui-ci d’une aura mystérieuse.
Bas sur l’eau, poussé par un moteur à la peine, le boutre appareilla. Adam se tenait aux côtés du patron dans l’antique passerelle qui lui parut plus spacieuse que le nid de pie du « Pride of Future ». Le vieux bateau vibrait doucement en se frayant un sillage dans les eaux bleues du Golfe d’Aden. Adam venait de couper les fils de son destin et de les rabouter avec un nœud de chaise. Les secrets de la Mer Rouge l’attendaient. La cale du boutre contenait des ballots de haschich, des perles de contrebande et quelques caisses de Kalaschnikov.
Eric BLANC