Derrière la première mondiale de la mise en place des fondations gravitaires en béton sur le champ éolien de Fécamp pendant l’été 2022, il y a de nombreuses professions qui se sont investies discrètement pour apporter leurs contributions à cette réussite.
Les 71 embases ont donc rejoint leurs positions au large de Fécamp à la suite d’une opération de logistique exceptionnelle et spectaculaire associant le monde du BTP à celui du shipping. Tous les services portuaires, capitainerie, lamanage, remorquage et pilotage ont été intégrés à l’opération.
Une intégration en amont.
Face à une page blanche, il a fallu très en amont s’intégrer dans le processus décisionnel du consortium responsable de la construction et de la mise en place de ces embases (Bouygues TP, SAIPEM et Boskalis). Dès septembre 2018, une première réunion d’information sur le projet de construction et de transfert de ces structures a eu lieu en présence du pilote responsable des questions nautiques au sein de la station de pilotage du Havre.
La première réunion de travail entre le consortium et les services portuaires a eu lieu en septembre 2020, pour un objectif de réalisation des transferts en 2022. C’était la rencontre entre deux mondes très différents, où chacun a dû écouter et apprendre de l’autre. Chaque partie y a exposé ses objectifs, ses méthodes et ses limites opérationnels.
Pour SAIPEM et Boskalis, le but était de sortir 72 embases (nombre réduit ensuite à 71) construites sur le quai de Bougainville, à l’aide de trois barges, en passant par l’écluse François-1er, dans les plus brefs délais à partir du printemps 2022. Pour la capitainerie et le pilotage, il fallait assurer la sécurité des infrastructures, du convoi et la fluidité du trafic portuaire.
Rapidement, le pilotage s’est retrouvé de facto le chef d’orchestre de la partie nautique de cette opération, plus particulièrement Cédric Lechevallier, pilote en charge des questions nautiques et Pavel Pereira, président de la station de pilotage du Havre-Fécamp. Une trentaine de réunions ont eu lieu afin de définir en fonction des caractéristiques des embases (5000 tonnes pour 50 mètres de haut) la procédure de manœuvre des barges, le nombre de coques de remorqueurs Boluda disponibles sur le site du Havre, les moyens de Boskalis dédiés aux opérations de transfert, etc.
Les trois barges prévues étaient des barges off-shore destinées à la mise à l’eau de jackets. Affrétées à partir de septembre 2021, elles ont été adaptées à l’opération dans un chantier en Turquie. En tenant compte de l’équipement de ces barges, le pilotage , lamanage et remorquage ont travaillé sur l’emplacement des treuils, les amarres, l’implantation des bollards et chaumards pour capeler une patte d’oie à l’avant, renforcer la partie arrière en prolongeant le pont principal afin de pouvoir pousser à l’aide d’un remorqueur, etc. L’ensemble du matériel installé à bord était de la récupération dans l’off-shore au Texas ou ailleurs, souvent surdimensionné par rapport à la taille des barges, ce qui n’a pas facilité ensuite le travail des lamaneurs. La première barge est arrivée fin mai 2022 au Havre.
Préparation en interne
La commission technique du pilotage avec les pilotes instructeurs au simulateur ont développé différents scénarios de manœuvre pour sortir les barges, chargées chacune de 3 fondations gravitaires en béton.
Rapidement, la procédure proposée par SAIPEM et Boskalis, qui utilisait un remorqueur de haute-mer (RHM) en traction dès l’appareillage du quai de Bougainville a été écartée, en raison notamment du risque d’engager avec la remorque de mer les rails de roulement des portes de l’écluse François-1er lors de la phase de sortie à l’aval. Le transfert a été séparé en deux étapes. Déhalage du quai de chargement et le franchissement de l’écluse à l’aide de trois remorqueurs portuaires Boluda. Changement d’attelage au quai d’Asie, avec prise en charge du convoi par un RHM de Boskalis.
Formation sur simulateur
Les modèles de barge ont été digitalisés par Wärtsilä, sur lesquels les pilotes se sont entraînés au simulateur. Plus de 500 heures de formation sur simulateur ont été réalisées par 44 pilotes de la station, permettant d’envisager toutes les solutions, définir des limites de faisabilité en fonction du vent et les scénarios de repli en cas d’avarie. Pendant cette période préparatoire, les capitaines de remorqueurs Boluda ont également partagé leur approche des opérations lors de séances communes sur le simulateur du Pilotage du Havre.
Les procédures mises en place au début des années 2000, avec le passage des navires porte-conteneurs de la compagnie MSC vers le terminal de Bougainville ont été reprises, avec deux pilotes embarqués sur la barge lors de l’étape Bougainville-aval de l’écluse. Un pilote responsable de la manœuvre assisté d’un collègue partageant les bonnes informations fournies par le PPU (Personnal Pilot Unit de Trellengorg) en complément de sa propre vision de la situation. Méthode qui a prouvé sa pertinence.
Opération inédite – Vide juridique
Les nombreuses réunions préparatoires ont fait apparaître un vide juridique quant à la responsabilité du convoi lors de son passage portuaire. Qui était responsable : le propriétaire des barges sans équipage, l’affréteur-chargeur SAIPEM, les pilotes, la compagnie de remorquage, etc. Un travail de fond a été réalisé par le Président de la station qui, via la Fédération Française des Pilotes Maritimes, a travaillé avec un cabinet d’avocats spécialisés, pour appréhender cette problématique permettant de cadrer l’environnement juridique de telles opérations, utilisable par toutes les stations de pilotage devant piloter une embarcation sans équipage. Lors de la réunion de synthèse du risk assessment en janvier 2022, la procédure proposée par le pilotage a été validée à 100%.
Un timing contrarié et contraint
Le 14 avril 2022, en Norvège, la barge SAIPEM 7000 prévue pour la mise en place des fondations gravitaires sur le champ de Fécamp a eu un incident lors d’un test de recertification (périodique de 5 ans) de levage sur l’une de ses deux grues. La SAIPEM 7000 étant indisponible, le consortium a dû se résoudre à affréter une barge-grue à la concurrence, la Sleipnir de Heerema, disponible dans le créneau de l’été initialement prévu. Finalement les opérations de chargement des trois barges ont commencé le 23 juillet, après plusieurs essais de positionnement au poste de chargement depuis la mi-juin.
La première, chargée de 3 embases pré positionnées au quai de l’Asie, a quitté le port du Havre remorquée par le RHM Manta, le 30 juillet, pour le champ éolien de Fécamp.
Adaptation rapide à la réalité.
Après les trois premiers départs, la méthode a été affinée : ajout d’un troisième remorqueur lors des manœuvres entre les quais d’attente et le poste de chargement, abandon de l’arrêt au quai de l’Asie pour le changement d’attelage entre les remorqueurs Boluda et le RHM, manœuvre de nuit à l’écluse validée etc. Confirmation des principes de vitesse et de positionnement établi sur le simulateur.
Le programme des rotations établi initialement par SAIPEM avec la SAIPEM 7000 prévoyait 39 heures de rotation pour le transfert vers le champ éolien de Fécamp et 39 heures pour le chargement de trois embases par barge. Mais la rapidité de pose de la Sleipnir (environ une heure par embase) a très rapidement bouleversé le rythme de transfert, réduisant la rotation à 18/20heures… que les séquences de chargement n’arrivaient pas à atteindre.
La campagne s’est donc divisée en deux parties : jusqu’au 18 août, 41 embases ont été posées. La Sleipnir est partie ensuite sur une opération en Écosse, avant de revenir le 28 août terminer le chantier. Le dernier convoi a franchi les digues du port du Havre le 15 septembre.
Plus de 110 mouvements ont été réalisés avec les trois barges et les RHM de Boskalis avec 100% de réussite pour ces opérations hors du commun. Les pilotes du Havre, aidés par une météo favorable parfois en limite de faisabilité pour le vent, ont la satisfaction d’avoir été des interlocuteurs fiables et performants.
L’expérience de cette préparation très en amont sert aujourd’hui à la préparation de l’accueil du terminal gaz prévu sur le même lieu qui a vu construire les 71 embases d’éoliennes.
©Jean-Vincent Dujoncquoy
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