Commandant Charcot

Journal de bord – 22 janvier : Stange Sound

Par Nicolas Servel, Chercheur en biologie marine actuellement à bord

Jeune Marine a le plaisir de vous proposer un nouveau volet du « Journal de bord de la première Semi-circumnavigation Côtière de l’Antarctique occidentale par le navire d’exploration polaire Le Commandant Charcot. »

Cette formidable aventure vous est narrée par Nicolas SERVEL, Chercheur en biologie marine actuellement embarqué sur le Commandant Charcot, Président de TALARIA-XR et contributeur pour la revue Jeune Marine : que de talents ! Il nous fait l’extrême honneur de suivre le déroulé avec le Commandant Stanislas Devorsine. 

 

22 janvier : Stange Sound

  • Coordonnées GPS départ : 71°37,4’ S / 79°01,5’ W
  • Coordonnées GPS arrivée : 73°07,1’ S / 79°09,7’ W
  • Distance parcourue : 228,52 NM

Météo :

Carte vents et houle
Carte météo dynamique

 

 

 

 

 

 

 

 

– vent : Force 2 le matin de secteur Sud Est, tombe à 0 dans l’après-midi

– houle : aucune

– glace : à l’entrée du Caroll Inlet, environ 1/10. Entre 3/10 et 4/10 dans le Stange, principalement du brash parsemé de growlers avec des tabulaires échoués de petite taille

Aperçu de l’itinéraire – ©N. Servel – DR

Mais quelle journée ! Stanby à six heures du matin, nous venons de pénétrer dans le Caroll Inlet, ce bras de mer profond et large qui sépare l’île Smiley du continent. Les falaises blanches encadrent le bleu profond moucheté de brash et de growlers. Le ciel est d’un azur limpide. 

Nous visons l’Ile Sims, un étrange confetti rocheux au milieu des plateformes glaciaires. Bientôt, elle apparaît. Surprise : l’île ne devrait pas se trouver là. Elle devrait être près de cinq milles plus au sud. Face à cette crête époustouflante de basalte, je crois voir la voile pétrifiée d’une galère portugaise*. Peut-être cette île mystérieuse qui semble dériver sur les cartes est-elle l’un de ces monstres marins qui peuplaient les récits des marins de jadis.

Nous déployons la flotte. Ce matin, je ne suis pas pilote, alors je débarque avec émerveillement sur la plage de sable noir. Déserte, pensez-vous ? Que nenni. Des cohues de manchots adélies nichent dans les rebonds du terrain, tandis que les phoques crabiers jonchent le rivage sous le regard des skuas et des pétrels des neiges. Les poussins de l’année piaillent bruyamment, plantés comme des cierges duveteux à attendre le retour du parent nourricier. L’odeur âpre et caractéristique des colonies se propage dans la brise. J’empile sur la grève un petit monticule de galets polis par les vagues. Ma mission : déterminer si la mer monte ou descend – et pour cause, il n’existe aucune information marégraphique sur le secteur. Responsable du briefing de débarquement, je passe la matinée les bottes dans l’eau, inspecté par les cortèges des manchots curieux. Alors que notre troupe de passagers et de scientifiques s’affaire, je surveille mon repère. La mer paraît descendre, mais plus elle se retire, et plus elle a tendance à déferler. Si cela fausse un peu mes mesures, j’arrive néanmoins à estimer que l’étiage de basse mer a eu lieu entre 10h et 10h30, et que le marnage oscille entre un mètre et un mètre trente. 

Avant de quitter l’île, je saute dans un zodiac et rejoins trois collègues pilotes pour circumnaviguer l’île. Quel spectacle ! Les millénaires ont dégagé la lave refroidie au cœur de la cheminée, et l’arête basaltique, haute de trois cent quatre vingts mètres, tombe à pic dans les flots ensoleillés. J’enregistre une trace GPS, tandis que le zodiac bimoteur sonde le fond. 

Une fois tout le monde à bord, nous mettons cap à l’ouest avec Le Commandant Charcot pour faire le tour de Case Island. Vers 13h00, nous pénétrons un immense champ de brash. L’étrave écarte les glaçons et nous entraîne dans des eaux peut-être jamais sillonnées. 

Vers 15h00, petite sueur froide. Alors que nous frôlons un lot d’icebergs échoués, le fond remonte brutalement de plus de trois-cents mètres à trente-cinq. Le commandant enclenche instantanément la marche arrière pour casser l’erre. Nous avons plus de dix-mètres de tirant d’eau ; si nous touchons à dix nœuds, les dommages seront catastrophiques. Finalement, le pire est évité, mais avant de persister plus en avant, le commandant décide d’envoyer l’hélicoptère en repérage. Notre objectif est de trouver de la banquise pour débarquer. Au bout de quelques instants, le second capitaine jubile : c’est un succès. Nous reprenons la mer. 

Au fur et à mesure que nous nous enfonçons dans le Stange Sound, nous rencontrons des tabulaires échoués par dizaines. Contrairement aux icebergs, fruits du vêlage mécanique des glaciers, les tabulaires sont des morceaux de plateforme fracturés par l’eau de fonte en surface du système. Celle-ci s’infiltre dans les faiblesses de la plateforme et l’érode par le cœur. Avec le réchauffement climatique, un autre phénomène vient s’amorce : sous l’impulsion du renforcement des vents d’ouest, les eaux circumpolaires profondes, entre trois et quatre degrés centigrades, font incursion sous les plateformes et les fissurent par le pied.

D’ailleurs, nous y voilà. Devant nous, une barrière immaculée de vingt mètres de haut ferme le sound. C’est la première fois que je pose mon regard sur l’une des légendaires plateformes de l’Antarctique. Ces plaques plus grandes que des pays, épaisses de plus de cent mètres, flottent au-dessus de profondeurs insondables. Littéralement. Après l’incident que nous avons de justesse évité, Le Commandant Charcot ne peut plus progresser à l’aveugle. Je rejoins Gaël, l’officier expédition, dans le zodiac bimoteur. Nous nous positionnons à trois encablures en avant du navire et entamons la sonde au pied de la plateforme. Nous longeons les falaises en slalomant dans le champ de glaçons. Chaque minute, j’annonce la profondeur à la passerelle qui nous talonne. Le fond est à plus de quatre-cents mètres ; nous progressons à dix nœuds. Par moment, nous perdons la sonde au-dessus d’un abysse. Au bout de dix milles, nous y voici : Lucas n’a pas menti, les phoques crabiers et de Wedell se reposent par dizaines sur la lisière de la banquise. Quelques adélies se frayent un chemin entre les dormeurs indolents, et, cerise sur le gâteau, nous apercevons un empereur. Quelques baleines de minke nous saluent de leur aileron : c’est carton plein ! 

La passerelle positionne le navire en dérive contrôlée près de la banquise et nous débarquons l’équipe qui va tester la sûreté de la glace. Ensuite, nous amenons les scientifiques qui extraient des carottes. Les passagers ainsi que des membres d’équipage se joignent à nous pour une randonnée dans la neige entre les phoques et les icebergs figés par le gel de la mer. L’opération se termine vers 21h, dans une lumière sublimement déclinante filtrée par les altocumulus. Aucun accroc à dénoter, si ce n’est une marcheuse épuisée que je ramène en pulka* au site de débarquement. Des membres de l’équipage nous accompagnent et nous rions de la mésaventure. 

Une fois le dernier zodiac sécurisé dans l’aft hangard*, je retrouve l’équipe en passerelle. Les cadets corrigent le trait de côte et les limites de la plateforme sur les cartes marines. Pour le retour, nous n’avons qu’à réitérer le même parcours, et si le Commandant Charcot repart à treize nœuds dans le brash, Loïc, l’OSSEO qui est de quart, garde un œil vigilant sur la mer. Ici, tout n’est que mouvement. Vents et marées redistribuent sans cesse la glace : on ne traverse jamais deux fois le même paysage. 

C’est peut-être l’un des aspects qui me fascinent le plus. Chaque instant visuel est unique. Il disparaît ensuite, remplacé par un nouvel assemblage de contours et de lignes de fuites. Il n’y a rien de plus graphique au monde que l’Antarctique. La glace réinvente tous les angles et toutes les formes de la géométrie. Elle passe des rondeurs fluides aux arrêtes biseautées et polies. Elle dérive, se fragmente, se retourne. Elle fixe les couleurs et étalonne le polychrome du paysage. Elle s’illumine d’un éclat froid lorsqu’elle s’immisce entre l’ardoise du ciel et de la mer. Elle étincelle si un rayon l’accroche. Nous l’observons depuis la passerelle. Le soleil est bas sur l’horizon. Au loin, le pic de Sims Island jure en contraste sur la bannière cuivrée de l’horizon. 

*galère portugaise : siphonophore aussi appelé physalie

*pulka : traineau inuit tracté à la main pour transporter du matériel

aft hangard *hangar transversal au pont 4 doté de portes de bordées et de palans

 

Nicolas SERVEL

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