Jeune Marine a le plaisir de vous proposer un nouveau volet du « Journal de bord de la première Semi-circumnavigation Côtière de l’Antarctique occidental par le navire d’exploration polaire Le Commandant Charcot. »
Cette formidable aventure vous est narrée par Nicolas SERVEL, Chercheur en biologie marine actuellement embarqué sur le Commandant Charcot, Président de TALARIA-XR et contributeur pour la revue Jeune Marine : que de talents ! Il nous fait l’extrême honneur de suivre le déroulé avec le Commandant Stanislas Devorsine.
25 janvier : Golfe d’Amundsen
- Coordonnées GPS départ : 71°22,1’S / 95°58,1’ W
- Coordonnées GPS arrivée : 74°06,5’S / 110°02,6’ W
- Distance parcourue : 229,7 NM
Météo :
– vent : force 4 secteur sud
– météo : ciel dégagé
– mer : 3, vaguelettes
– visibilité : D bonne (10 NM), puis E très bonne, (40 NM)
– glace : entre 1/10 et 2/10 hors tabulaires
– température : -15 °C ressentis
– humidité : 53%
Aujourd’hui, nous explorons les eaux étonnamment libres du Golfe d’Amundsen. C’est dans cette baie immense que James Cook, en 1774, devint le premier homme à franchir le 70ème parallèle sud, dépassant même la ligne des 71 degrés avant d’être arrêté par les glaces. À deux heures du matin, nous reculons d’une heure d’UTC-5 à UTC-6, la troisième fois depuis notre départ. Nous parvenons jusqu’à l’Ile Clark, que nous envisagions comme notre terminus, cependant, face à cette petite coupole de glace seule et inaccessible, le commandant préfère envoyer l’hélicoptère afin de repérer un archipel situé au sud-est. Le pari paye, et nous voilà en route pour les îles Brownson, jamais visitées à notre connaissance. Le bimoteur nous devance pour faire une trace en multibeam : là encore, aucune hydrographie. Cette fois, c’est Flavien, un cadet, qui accompagne l’officier expédition.
Pour occuper nos passagers, je donne une conférence sur l’histoire des découvertes en Antarctique et sur le système juridique du traité. Après un déjeuner expéditif, je saute sur un zodiac, et les opérations se déroulent sous un soleil éclatant qui peine tout de même à réchauffer la brise par ces 74°14 de latitude sud. Nous débarquons dans les rochers dans le dévent des îles, sans aucune information sur la marée. À la rasbaille, comme on dit chez moi en Provence.
Nos guides ouvrent la randonnée ; le commandant se joint à eux. Quant à moi, j’offre à huit membres d’équipage une croisière en zodiac entre les effleurements de granit poli et les colonies de manchots. La possibilité que nous soyons les premiers en ces lieux émoustille, mais les îles de Brownson finissent tout de même par rabrouer notre enthousiasme. Lorsque les randonneurs atteignent le pic de l’île, quelle n’est pas leur surprise de tomber sur une borne métallique de l’US Geological Survey datant de 1991-1992 ! Les scientifiques ont même laissé un vieux chiffon que les guides ramènent au navire. Qu’à cela ne tienne, nous sommes assurément le premier navire à passagers à s’aventurer jusqu’ici.
Une fois les opérations terminées, le commandant met le cap au 254, et nous nous immisçons dans un fabuleux labyrinthe entre les tabulaires géants. Quelques traces de la NOAA* quadrillent le fond du golfe, mais nous ne pouvons nous y tenir, poussés hors de toute cartographie par les murailles rutilantes des icebergs. Florence et le commandant s’envolent pour repérer les portes. Au retour, ce dernier reprend les commandes et nous engage entre le gigantesque B22A, un tabulaire de près de 3 000 km2, et la péninsule de Bear.
Au loin, le Mont Murphy se dresse sur notre travers bâbord du haut de ses 2465m. Sur la carte, les distances semblent ridicules, mais dans sa démesure, le fond du Golfe d’Amundsen pourrait contenir deux fois la Corse. Au pied du Mont Murphy s’écoulent Thwaites et Pine Island, les légendaires « glaciers de l’Apocalypse », à l’écoulement le plus rapide du continent. Les scientifiques les surveillent comme l’huile sur le feu, car une combinaison de socle rétrograde et de ligne d’échouage sous le niveau de la mer, assaillie par des veines remontantes d’eau circumpolaire chaude, menace le monde d’une augmentation du niveau marin de près de cinq mètres. Si la mer fait intrusion sous l’inlandsis occidental, alors c’est un dôme de plus de quatre mille mètres d’épaisseur et de 600.000 km2 que Thwaites et Pine Island vomiront dans l’océan Austral.
L’humidité est tombée à son plus bas depuis notre départ. Je le ressens. J’ai la gorge et la peau desséchées. Au fur et à mesure que nous nous éloignons de la mer de Bellingshausen, zone la plus tempérée et humide du continent, l’atmosphère change. L’Antarctique est après-tout le lieu le plus aride de la planète. Vers 11h, je fais une entorse à ma routine et délaisse la passerelle, appelé par les profondeurs du navire. Ce soir, c’est crew party.
*NOAA : National Oceanic and Atmospheric Administration – organisme météo des États-Unis
Nicolas SERVEL