Commandant Charcot

Journal de bord – 26 janvier : Terre de Marie Byrd

Par Nicolas Servel, Chercheur en biologie marine actuellement à bord

Jeune Marine a le plaisir de vous proposer un nouveau volet du « Journal de bord de la première Semi-circumnavigation Côtière de l’Antarctique occidental par le navire d’exploration polaire Le Commandant Charcot. »

Cette formidable aventure vous est narrée par Nicolas SERVEL, Chercheur en biologie marine actuellement embarqué sur le Commandant Charcot, Président de TALARIA-XR et contributeur pour la revue Jeune Marine : que de talents ! Il nous fait l’extrême honneur de suivre le déroulé avec le Commandant Stanislas Devorsine. 

 

26 janvier 2023 : Terre de Mary Bird

  • Coordonnées GPS départ : 74°06,5’S / 110°02,6’W
  • Coordonnées GPS arrivée : 73°17,1’S / 125°37,3’W
  • Distance parcourue : 311,01 NM

Météo :

Carte des vents
Carte météo

 

 

 

 

 

 

 

 

– vent : force 4 secteur sud

– météo : ciel dégagé

– mer : 2 (plate) entre les tabulaires puis 3 (vaguelettes)

– visibilité : E très bonne (120 NM)

– glace : entre 1/10 et 5/10

– température : -5 °C ressentis

– humidité : 64%

Aperçu de l’itinéraire – ©N. Servel

Cette journée du 26 janvier 2023 restera pour toujours gravée dans ma mémoire. Hier soir, ou plutôt tôt ce matin, c’était Crew Party au bar de l’équipage. Vers 2h15, je reviens en passerelle. J’avais mis un réveil pour ne pas manquer le passage du Waypoint 11. Lorsque je débouche en passerelle depuis les entrailles du navire, le choc esthétique est puissant. La lumière est rasante ; l’ombre du Commandant Charcot glisse sur des dômes de poudreuse rosissante. Les recoins baignent dans un violet clair qui fonce et s’enrichit de bleu sur les fronts à l’obombre. Avec leurs façades rectilignes jusqu’à l’infini, les tabulaires se prennent pour des Versailles d’or et de cuivre, et les coupoles de la Péninsule Bear s’irisent de mille reflets par-delà les à-plats indigos de la Mer d’Amundsen.

À la manœuvre, je retrouve Valentin et Titouan. Sur la carte, nous traçons un sillage fantaisiste au gré des portes, entre les lambeaux de plateforme éparpillés autour de nous. Dans ma cabine, je me refuse à fermer les rideaux, et emporte au sommeil ces images auxquelles nul mot ne saura rendre grâce.

Le matin, je retourne en passerelle travailler sur la carte marine ornée que nous mettrons en vente au bénéfice de la vie de bord. Delphine, le médecin de bord, participe au projet avec Mélissa, la cadette. Les tabulaires ont disparu, et les eaux libres nous ouvrent un passage sans embûches. Avant quatorze heures, malgré les cent-vingt milles qui nous séparent, le Mont Siple apparaît dans le lointain avec ses trois-mille-cent-dix mètres d’altitude. Il sera notre amer, étant donné qu’il constitue notre prochaine étape. Les officiers sont confiants : nous trouverons de la fast ice* autour de l’Ile Siple, que nous devrions atteindre dans la soirée.

Nous nous affairons donc, chacun à sa tâche, et le navire avale les milles dans la bande de mer ouverte coincée entre la côte et la ceinture de banquises dérivantes située sur notre tribord. Vers 21h00, le commandant appelle tout le monde sur les ponts.

Nous venons d’entrer dans la banquise qui entoure l’île. Tout est blanc, zébré de saphir. Un univers de lignes droites, de perpendiculaires, de perfection géométrique. La glace s’étend de chaque bord dans une horizontalité absolue. Le vent a sculpté son empreinte à la surface. Les vaguelettes pétrifiées intiment au paysage un mouvement dynamique, entraînant le regard. De gigantesques tabulaires prisonniers des banquises s’alignent savamment et multiplient les plans de la composition. L’œil en est incroyablement satisfait, et peinerait à se détourner sans le point vers lequel convergent toutes les lignes de fuite.

Rompant avec cette impressionnante rigueur orthogonale, le Mont Siple dresse face à nous son dôme volcanique englacé. Il semble tout droit sorti d’un roman de Jules Verne, gouvernant au zénith d’étendues infinies. Nous fendons ces déserts. L’étrave déchire les floes ; les crevasses fusent et nous précèdent, libérant le bleu roi. Je croise le regard d’un empereur qui nous observe, médusé, glisser de part en part de son champ de vision. Les larmes me gagnent. Jamais je n’ai ressenti une émotion si bouleversante devant un paysage.

Ainsi, nous pénétrons dans la glace des glaces : la banquise côtière dérivante. « La proximité du trait de côte arrive de pair avec la présence de hauts fonds. Les tabulaires échoués s’érigent en obstacles à la dérive de la banquise et génèrent des pressions monstrueuses dans le champ de glace » explique le commandant. « C’est de la pure navigation glace. Nous devons deviner les vecteurs de la force de pression en lisant les crêtes de compression. On regarde si elles sont fraîches, la netteté des arrêtes et la présence de neige. On cherche aussi l’inclinaison des floes. Ce n’est pas l’épaisseur qui peut bloquer le navire. Aussi puissant soit-il, Le Commandant Charcot peut se retrouver immobilisé dans quatre-vingts centimètres de glace. » Effectivement, nous traversons des floes particulièrement comprimées : à pleine puissance, nous sommes quasiment à l’arrêt !

Coll. ©Nicolas SERVEL

Nous nous lançons à la recherche de la plaque de banquise idéale. Elle doit être solide, et ne présenter ni de fissure apparente ni de lac de fonte à la surface qui viendrait l’hydro-fracturer. Si la neige est tombée sans vent, elle risque d’être molle, donc nous cherchons les sastrugi* et les queues de comète autour des bourguignons encerclés par la glace. Finalement, le commandant trouve la plaque qu’il cherchait, au franc-bord net, et aux traces de manchots peu profondes, signe que la neige est compacte. De beaux reliefs ponctuent le paysage et promettent quelques buts de balade. Malgré la foule coagulée à la passerelle en d’autres temps si calme, le commandant et le second tankent le navire à la lisière de la fast ice.

La manœuvre d’entrée est pour le commandant le moyen de tester les capacités du navire. « On va y aller doucement, pour n’ouvrir que l’empreinte de l’étrave et ne pas fissurer le floe. » À six nœuds, sans puissance, Le Commandant Charcot rentre dans la banquise comme dans du beurre. La force de poussée nous stoppe au bout de cinquante mètres, puis le commandant remet la propulsion pour nous enfoncer tout à fait. « C’est une première. Le Commandant Charcot possède une puissance importante, mais également une précision d’orfèvre » détaille Stanislas Devorsine. « Le dessin de la carène et l’efficacité de la propulsion sont sans commune mesure. »

Un collègue qui observe les alentours à la jumelle pousse un cri de jubilation. A quelques dizaines de mètres, une autoroute* relie la polynie à une colonie où des dizaines d’empereurs attendent la mue. « Il y en a au moins cent ! » Un Adélie qui passe par là nous repère et fonce vers nous à toute allure. Ce n’est qu’au dernier moment qu’il prend réellement la mesure du Commandant Charcot. Non, nous ne sommes pas un iceberg. Le compère se ravise et se propulse sur ses pattes en un cent-quatre-vingts qui arrache des éclats de rire à tout le navire.

Coll. ©Delphine GRANIER

Le second fait abaisser la coupée à même la glace ; l’expédition leader envoie l’équipe sonder la banquise alentour. A la perceuse, nos experts s’assurent de la solidité des couches. Un pouce se lève : les conditions sont optimales. Nous passerons la nuit ici. Au petit matin, nous pourrons débarquer. Lorsque je ferme les yeux, je ne peux m’empêcher de penser aux empereurs qui se blottissent juste dehors. Si proches. C’est comme si je pouvais ressentir les battements de cœur de l’Antarctique.

Nicolas SERVEL

*fast ice : banquise intègre rattachée à la côte

* sastrugi : micro-dunes imprimées par le vent dans la neige

*autoroute a manchots : trace que suivent un grand nombre de manchots

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