Commandant Charcot

Journal de bord : 31 janvier – Île de Ross

Par Nicolas Servel, Chercheur en biologie marine actuellement à bord

Jeune Marine a le plaisir de vous proposer un nouveau volet du « Journal de bord de la première Semi-circumnavigation Côtière de l’Antarctique occidental par le navire d’exploration polaire Le Commandant Charcot. »

Cette formidable aventure vous est narrée par Nicolas SERVEL, Chercheur en biologie marine actuellement embarqué sur le Commandant Charcot, Président de TALARIA-XR et contributeur pour la revue Jeune Marine : que de talents ! Il nous fait l’extrême honneur de suivre le déroulé avec le Commandant Stanislas Devorsine. 

 

31 janvier : Île de Ross

  • Coordonnées GPS départ : 77°43.6’S / 177°34,6’W
  • Coordonnées GPS arrivée : 77°44.36’S / 166°12’E
  • Distance parcourue : 274 NM

Météo :

Grand beau

Carte des vents
Carte météo

 

 

 

 

 

 

 

 

– vent : force 3 secteur sud

– météo : A, grand beau temps

– mer : 1 à 0, vaguelettes à d’huile

– visibilité : E – excellente

– glace : 0/10 à 6/10

– température : -10°C ressentis

– humidité : 60%

 

Aperçu de l’itinéraire – ©N. Servel

Journée de folie ! Nous longeons toujours la barrière de Ross, mais dès le matin, le pic étincelant du Mount Terror indente l’horizon cyan parfaitement dégagé. Ce volcan de trois-mille-deux-cents mètres se dresse en héraut de Ross Island, saint des saints de l’Antarctique. L’histoire des épopées polaires s’est écrite et continue de s’écrire sur cette île antichambre. Ross, Scott, Shackleton et tant d’autres y établirent leurs camps pour autant de missions aux noms ô combien légendaires : Nimrod, Croix du Sud, Discovery, Terra Nova…

À dix heures, Cape Crozier apparaît. Des centaines de milliers de manchots Adélie nichent sur ces pentes offertes aux vents catabatiques. Dans les failles qui s’ouvrent à la charnière entre la plateforme glaciaire et le versant oriental de l’île, les empereurs ont élu domicile. C’est sur leurs traces que Wilson vint en 1911 accomplir ce qu’il nomma la pire expédition du monde.  Bowers, Cherry-Garrard, et lui traversèrent l’île à pied pour atteindre la colonie dans une nuit sans fin à plus de cinquante degrés en dessous de zéro. Leur but : prélever trois œufs. Malgré les semaines éprouvantes à combattre le froid, ils revinrent saufs à la cabane de Cape Evans, où Scott les attendait avec le reste du Terra Nova. Ils faillirent mourir pour la science, ils moururent pour la gloire. Dommage, celle-ci ne les attendait plus au pôle, déjà cueillie par Amundsen.

Cape Evans, c’est d’ailleurs là que nous allons. Nous contournons Mount Terror. Surgit derrière lui Erebus, le seigneur de la Mer de Ross, dragon au souffle fulminant. Au faîte de ses trois-mille-sept-cent-quatre-vingt-quatorze mètres, ce dôme de glace garde un trésor énigmatique : un chaudron de lave en fusion qui ne tarit jamais ! Aujourd’hui, il se dévoile intégralement sur fond d’azur, spectacle inestimable autant par sa rareté que par sa puissance esthétique.

Nous contournons le large cône du Mount Bird, troisième volcan de l’île, et pénétrons dans une zone banquise morcelée. Nous passons entre le roc impressionnant de l’Ile Beauport saluant au passage une nouvelle colonie de manchots Adélie au Cap Bird. C’est ce détroit à demi-englacé que choisit Le Soléal pour croiser notre route. Ce navire frère de la flotte Ponant nous arrive de la Nouvelle-Zélande. Nous sortons tous sur les coursives saluer les collègues.

Coll. ©Nicolas SERVEL

Nous remontons au sud. Sur notre tribord, Bird et Erebus vomissent leurs cascades de séracs jusqu’aux eaux lisses du Sound de McMurdo. La mer est d’huile, à peine troublée par quelques orques et des rorquals de Minke. Les volcans qui s’y reflètent esquissent une symétrie hypnotisante. Bientôt, nous arrivons en vue de la coulée pyroclastique où l’expédition Terra Nova, jadis, établit son quartier général.

 

 

Une ceinture de plaques de banquise dérivante s’étend entre Le Commandant Charcot et la côte. Le commandant Devorsine décide de nous approcher le plus possible et d’écarter un passage à la force du courant que brassent les azipods – quitte à s’aventurer dans une zone à la profondeur incertaine. « C’est tout ce qu’on aime » sourit-il. « La glace nous pousse hors de la zone cartographiée. La météo est avec nous. Pas de vent : pas de dérive. Nous allons pouvoir approcher à deux nœuds. Ça nous laisse un pied de pilote. »  Le fond remonte par paliers ; nous avançons au pas. Le bimoteur nous précède avec la sonde multi-faisceaux. Une fois l’accès ouvert, nous mettons trois zodiacs à l’eau et partons pour le scout.

Le débarquement est parfait : une plage de sable noir léchée par des eaux calmes et translucides. La cabane, préfabriquée en Angleterre, se tient à quelques mètres du rivage dans un état de conservation déconcertant. On la croirait toute neuve ! Avec une émotion poignante, Florence, la Cheffe d’Expédition, déverrouille le cadenas. Cet espace est classé ASPA* par le traité de l’Antarctique. Pas plus de quarante âmes peuvent concomitamment approcher la cabane, et huit seulement ont le droit de s’y tenir de concert. Les bottes sont ôtées sur le pas : hors de question d’importer de la neige.

Une fois à l’intérieur, nous subissons un choc : trois pas nous ont ramenés cent-douze ans en arrière. La pièce plongée dans la pénombre sent le bois et la graisse de phoque. Les lits sont faits, les bottes sagement rangées sous les sommiers. Dans la cuisine, les casseroles en fonte commencent à peine à sommeiller. Les tasses s’alignent sous l’étagère chargée de vaisselle, suspendues par les anses. La table, fraîchement débarrassée, est prête à accueillir une équipée de ces gars solides qui n’avaient peur de rien. Leurs skis sont accrochés juste au-dessus de nos têtes : mais où sont-ils ?

Nous explorons dans une atmosphère religieuse. Un recoin accroche mon attention. Des tubes à essais, des fioles, des bouteilles, des alambics : c’est toute la panoplie du scientifique-explorateur qui occupait mes rêves d’enfant que je découvre dans la clarté jetée par la fenêtre. Sur un autre bureau, je trouve un vieux manchot momifié par le temps, puis le squelette d’un chien dont le collier est toujours attaché.

C’est comme une claque. Le spectre de la mort descend sur la cabane. Ils ne reviendront pas, ces hommes dont les éclats de rire se répercutent encore entre les murs de planches. Scott, Wilson, Bowers, Evans et Oates : les cinq partis en novembre 1911 à la conquête du pôle géographique. Personne n’avait atteint cet objectif auparavant, mais ce fut à Roald Amundsen que revint la victoire. On ne peut qu’imaginer le désespoir que ressentirent ceux du Terra Nova. Après des jours à endurer le froid extrême de l’Antarctique, il ne leur restait plus pour choix unique que de rentrer appesantis par le dépit.

Ils ne devaient jamais revenir. Le blizzard les cueillit un à un – d’abord Evans, puis Oates. Scott, Bowers et Wilson périrent de faim et d’épuisement le vingt-neuf-mars de l’an 1912. Je suis pris de mélancolie car l’image me revient de cette photographie de Scott et de ses gars rassemblés autour de la table. C’était le jour de son anniversaire. Rien n’a changé depuis. Tel ce chien d’os qui attend fidèlement que son maître revienne, la vieille bâtisse patiente. Les vivants passent et se succèdent, mais elle fait à présent partie de l’Antarctique. De l’éternel hiver. Le temps s’est arrêté, et la cabane de Cape Evans attend à tout jamais le retour du Capitaine et de ses frères.

Je ressors bouleversé. Aidé par deux collègues, je m’active à mettre en place les équipements de biosécurité dont je suis responsable. C’est à ce moment-là que nous recevons l’appel de la passerelle. Il faut évacuer. Le courant accumule la banquise et le chenal se referme rapidement. Nous levons le camp à toute vitesse. « Un kit de survie par zodiac » lance Florence.

Trop tard. « Standby » nous ordonne la passerelle, tandis qu’ils évitent avec le Commandant Charcot. Ils jouent du propulseur d’étrave dans l’espoir de rouvrir le passage ; le jus met en mouvement les plaques de glace dans toutes les directions. Nous longeons la plage pour nous mettre à l’abri de ce billard imprévisible et regardons les leads s’ouvrir et se fermer à toute allure.

Coll. ©Delphine GRANIER

Naturalistes oblige, nous prenons le temps de nous émerveiller des nuages de cténophores bioluminescents et thecosomata qui flottent entre deux eaux, le temps que la glace se réorganise. Finalement, nous voyons une fenêtre, et tâchons de coordonner les trois zodiacs. Bord à bord, nous appuyons les proues contre le franc-bord d’une plaque de banquise. Pleins gaz, nous l’écartons suffisamment pour nous faufiler en direction du large. De l’autre côté, le bimoteur en fait de même avec Gaël à la manœuvre. Nous nous rencontrons à mi-chemin – seulement le lead se referme aussitôt et nous voilà piégés !

 

« Bon, eh bien on va tester les GSK* ! » plaisante l’un de nous. Toutefois loin de nous résoudre à l’impuissance, nous appliquons la propulsion de nos cinq moteurs contre les plaques de glace. Chaque fois, celles-ci reculent, pivotent, chassent, et déplacent leurs voisines de façon parfaitement imprévisible. Plaque par plaque, nous parvenons à nous créer une voie de retour vers le navire. Victoire !

L’humeur est bonne, en passerelle, malgré le petit coup de stress. « Tout est bien qui finit bien, » se satisfait le commandant Devorsine. « Nous devons jouer avec les limites que nous fixe la glace. Nous reviendrons demain matin. »

Dans la soirée, nous croisons vers le sud jusqu’à la base américaine de Mac Murdo. Avec ses modules gigantesques bâtis sur pilotis, sa chapelle, son quai de glace, et ses radômes, cette colonie au look extraterrestre est un petit peu la capitale de l’Antarctique. Les vols intercontinentaux atterrissent sur une plaque de fast ice et les avions à skis dispatchent les scientifiques en direction de bases proches et lointaines. Pour moi comme pour les autres naturalistes, l’excitation atteint son paroxysme lorsque nous évitons juste devant la base.

Coll. ©Delphine GRANIER

Au moment d’aller me coucher, le commandant me salue : « à après-demain ! » C’est vrai, nous venons de franchir la ligne internationale de changement de date. Ce soir, nous nous coucherons le trente-et-un janvier ; demain, le réveil sonnera le deux de février – avec une heure de moins !

 

*Antarctic Specially Protected Area

*GSK : Group Survival Kit

Nicolas SERVEL

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