Jeune Marine a le plaisir de vous proposer un nouveau volet du « Journal de bord de la première Semi-circumnavigation Côtière de l’Antarctique occidental par le navire d’exploration polaire Le Commandant Charcot. »
Cette formidable aventure vous est narrée par Nicolas SERVEL, Chercheur en biologie marine actuellement embarqué sur le Commandant Charcot, Président de TALARIA-XR et contributeur pour la revue Jeune Marine : que de talents ! Il nous fait l’extrême honneur de suivre le déroulé avec le Commandant Stanislas Devorsine.
6 février : Cape Adare
- Coordonnées GPS départ : 71°56.0’S / 171°47.8’E
- Coordonnées GPS arrivée : 68°45.1’S / 172°17.6’E
- Distance parcourue : 256,92 NM
Météo :
Couvert
– vent : force 3 secteur sud
– ciel : C, couvert
– mer : 1, plate
– visibilité : D, bonne
– glace : 0 à 4/10
– température : -12°C ressentis
– humidité : 93%
Le matin, nous organisons un débarquement à la manchotière de Cape Adare, départ sept heures. Plus d’un million d’oiseaux se bousculent au pied d’une falaise de basalte. C’est la mégalopole locale : phoques léopards, de Weddell, labbes, pétrels géants… Deux cabanes témoignent, pour l’une du premier hivernage organisé en Antarctique avec la mission Croix du sud sous le commandement de Borchgrevink, et pour l’autre de la mission scientifique de Campbell. Le charme n’opère pas. Une collègue me fait remarquer que la première ressemble à une cabane de jardin. La seconde, réduite à un tas de planches, ne me convainc guère plus.
Il faut dire que ce matin, le réveil aux aurores a été difficile. Je ne suis pas vraiment réveillé et, là où le reste de l’équipe jubile, je hausse un sourcil dubitatif. L’odeur âcre me prend à la gorge et le craquement des cadavres de poussins sous mes bottes accentue la nausée – à moins que ce ne soit la couche de fiente qui colle à mes semelles… Dépité, je suis le témoin du démembrement d’un manchot vivant par une morphe blanche, phénotype rare des pétrels géants. Je vois plutôt une version albinos de ces espèces de dindons maléfiques, et détourne le regard lorsque la colonne vertébrale s’envole avec la tête. Je cherche dans la mer un peu de répit, mais un phoque léopard est en train de déchiqueter un adélie juvénile en le secouant dans des gerbes de sang.
Je ravale une envie de retourner me recoucher fissa dans le confort du Commandant Charcot et me concentre sur les poussins des quartiers riches. Les adultes les plus compétitifs s’arrachent les meilleurs nids, mais le jeu en vaut la chandelle : l’accès facilité au rivage assure aux petits un meilleur nourrissage.
Finalement, je préfère me positionner au landing et gérer les groupes de passagers et d’équipage. Les poussins coursent leurs parents en quête de krill régurgité. Ils piaillent, trébuchent, et se relèvent pour repartir à la charge en déjouant les coups de becs. C’est mignon, et cela me permet de me requinquer un peu. Je me réveille doucement au contact de l’eau glaciale à travers le caoutchouc. Ça va mieux. De l’autre côté du golfe, la chaîne Transantarctique daigne se révéler à nous à l’occasion d’une éclaircie. Je contemple le spectacle somptueux du Mont Minto et ses quatre mille cent mètres d’altitude. Peu sont ceux à avoir eu ce privilège. C’est le point culminant de notre semi-circumnavigation.
Un groupe de poussins m’arrache à la rêverie. Je baisse les yeux sur mes bottes qui pataugent dans une mixture douteuse de fèces, de plumes, et de sang. Naturaliste n’est pas toujours aussi glamour qu’on a tendance à le croire.
Une fois à bord, je prépare ma conférence sur la circulation thermohaline et son rôle dans le climat mondial. Au même moment, la passerelle met le cap au nord-ouest sur les îles Balleny dans une averse de neige et de brouillard. Au dîner, le fumet rance de la manchotière me flotte encore dans les narines. N’emportez que les souvenirs, qu’ils disaient…
Nicolas SERVEL