Commandant Charcot

Journal de bord – 12 février : Lyttleton

Par Nicolas Servel, Chercheur en biologie marine actuellement à bord

Jeune Marine a le plaisir de vous proposer un nouveau volet du « Journal de bord de la première Semi-circumnavigation Côtière de l’Antarctique occidental par le navire d’exploration polaire Le Commandant Charcot. »

Cette formidable aventure vous est narrée par Nicolas SERVEL, Chercheur en biologie marine actuellement embarqué sur le Commandant Charcot, Président de TALARIA-XR et contributeur pour la revue Jeune Marine : que de talents ! Il nous fait l’extrême honneur de suivre le déroulé avec le Commandant Stanislas Devorsine. 

 

12 février : Lyttleton

  • Coordonnées GPS : 43°36.3’S / 172°42.5’E
  • Distance parcourue : à quai

Météo :

Carte des vents
Carte météo dynamique

 

 

 

 

 

 

 

 

– couverture : ensoleillé, partiellement nuageux

– température : 19 centigrades

 

Dans la nuit, pendant que nous admirons les étoiles avec l’équipe d’expédition, la passerelle se met en ordre de bataille. Nous approchons de la passe qui ouvre l’accès au port de Lyttelton, blotti au fond de sa caldeira. « C’était un passage très marmar, avec le pilote, le chenal, les balises…» me décrit après coup le commandant Devorsine. « Le retour à la civilisation. »

Au réveil, je découvre un paysage baigné d’une lumière douce. L’océan libre a disparu, remplacé par une ceinture de collines verdoyantes où s’accrochent des maisons tons pastel. Un cargo libérien embarque une cargaison de grumes au terminal RoRo, tandis qu’un paquebot de la compagnie Viking appose sa longue silhouette écrue sur le fond de la baie. Il me semble démesuré – un sentiment insolite depuis Le Commandant Charcot. Une grande douceur ressort de cette aquarelle matinale.

Le commandant attire mon attention sur un vieux remorqueur à vapeur amarré de l’autre côté de l’entrée du bassin principal. C’est le Lyttelton. Construit à Glasgow en 1906, livré l’année suivante, le vétéran esquisse un clin d’œil au Commandant Charcot. Eh oui, lui aussi est haubané à l’Antarctique par un filin insoupçonnable tressé d’histoire. C’est lui qui servit le Nimrod en 1908 lorsque Sir Ernest Shackleton tenta une première fois d’atteindre le pôle Sud. Le Nimrod fut remorqué jusqu’aux premières banquises mille-six-cents milles au sud par le Koonya afin de conserver ses réserves de charbon pour le retour. Le Lyttelton, lui, continua d’assurer les manœuvres dans la caldeira plus de soixante ans durant, jusqu’en 1971. Il profite désormais de sa retraite, ne sortant qu’occasionnellement pour des promenades en mer.

Le Commandant Charcot passe la journée en bunkering. Loïc, l’OSSEO, garde un œil sur les ballasts. « Il n’y a pas de fond et la marée descend. Si je ne compense pas l’avitaillement, nous allons nous poser dans la vase. » Au-delà de ce risque immédiat, le commandant surenchérit : « le cyclone Gabrielle est attendu le quatorze (sacrée Gabie, pile à l’heure pour la Saint-Valentin). Il y a douze mètres d’eau dans le chenal et nous prendrons la houle de face. » Avec dix de tirant d’eau, le commandant ne veut prendre aucun risque. Le chef et le second se lancent dans de savantes simulations. Le verdict tombe : « Ça passe si on renonce à remplir les cuves d’eau potable. On enverra la désalinisation dès qu’on se sera sortis de là. »

Pendant ce temps, l’autorité portuaire nous refuse le droit de débarquer sur le quai d’approvisionnement. Le second est contraint d’organiser des navettes en tender vers la marina située de l’autre côté du port. C’est Gaël qui pilote ; quant à moi, j’accompagne les passagers comme traducteur le temps d’une excursion vers l’International Antarctic Center. Ce campus d’interprétation fait face au siège de la base militaire américaine et du United States Antarctic Program. C’est d’ici que s’envolent les gigantesques avions cargos du pont logistique dont le terminus n’est autre que la base de McMurdo. Mais qu’elle me semble loin…

Je dois avouer un certain déphasage dans mes interactions avec les personnes que nous rencontrons à terre. Je n’ai pas encore réaligné mon rythme mental sur celui du monde extérieur. En quelque sorte, je n’ai pas franchi cette convergence multi-dimensionnelle derrière laquelle se retranche l’Antarctique et qui l’isole des frénésies terrestres. D’ailleurs, cette distorsion ne fait que s’amplifier durant la découverte du centre de soins pour les manchots pygmées. Qu’ils aient été mutilés par un crétin à jet ski ou par une hélice de hors-bord, la réalité est que l’IAATO est résolument derrière nous. Dans ce grand sud d’où nous venons, où la nature est reine, le privilège d’évoluer est réservé à une élite instruite et sensibilisée. Pas de place pour les casse-cous, les impulsifs, et les irresponsables : là-bas la bêtise tue.

Coll. ©Nicolas SERVEL

Nous nous prêtons à l’exercice avec un certain hébétement lorsque la guide – Gabrielle, décidément ! – nous invite dans le simulateur de blizzard. Un vent artificiel refroidit cette sorte de frigidaire géant à dix-huit degrés en dessous de zéro. Avec les passagers, nous échangeons des regards amusés. « C’était ça tous les jours sur les ponts extérieurs, non ? » remarque une Franco-Américaine. Je hausse les épaules. La guide semble si fière de son simulateur, je vois qu’elle ne comprendrait pas si nous lui expliquions que nous trouvons ce joujou farfelu. L’impression enfle en moi d’avoir voyagé une décennie ou deux à travers un espace-temps étrange, à des années lumières de ces peluches à l’effigie de manchots made in China qui s’alignent sur les étagères de la boutique. Je me souviens de chaque saison en Antarctique. Ce sentiment n’est pas nouveau, mais jamais je ne l’avais ressenti avec autant d’intensité.

Nicolas SERVEL

CORSICA linea recrute... DES OFFICIERS PONT & MACHINE CORSICA linea recrute... DES OFFICIERS PONT & MACHINE

Nos abonnés lisent aussi...

Bouton retour en haut de la page