Ça y est. Nous sommes le treize février et le temps est venu pour moi de débarquer. Entre deux formalités de fin de contrat, je retrouve le commandant dans son bureau. Il m’accueille avec la même convivialité qu’à chaque point que nous aurons effectué ensemble au cours de la croisière. Je tiens à le remercier pour le temps qu’il aura consacré à ce journal de bord. Sa porte m’est restée ouverte même au cœur des journées les plus folles.
À l’occasion de cette collaboration, Stanislas Devorsine m’est apparu comme un commandant passionné, humain, et attentif. Il s’inscrit dans la lignée de ces navigateurs, humbles face aux éléments, qui vouent à l’océan une déférence respectueuse tout en sachant en décrypter les signes. « Nous avons fait un voyage exceptionnel et signé une trace élégante » conclut-il. « Je suis satisfait, car si nous avons parfois bénéficié de chance, nous avons su aussi nous en créer. J’ai en quelque sorte ‘fouetté la calèche’ les premiers jours en espérant faire coïncider les tendances météo avec les tendances glace. Nous avons réussi, et cela nous a ouvert les portes de zones encore inconnues pour nous. Nous avons pu plonger au cœur de l’Antarctique. »
Il poursuit sur la performance du Commandant Charcot : « Ce navire a été conçu pour ça. J’ai été bluffé par son endurance et la constance du confort de navigation. Même dans les conditions les plus exigeantes, il a tenu le niveau de capacité sans fatigue matérielle. Pas une seule fois ai-je eu le sentiment de tirer sur la corde. Au-delà de l’aspect technique, je reconnais une très belle énergie à bord sur le plan humain, avec deux maîtres-mots : confiance et motivation. J’ai perçu un plaisir partagé de servir sur ce navire. Je crois que Le Commandant Charcot prend tout son sens avec ce genre d’itinéraire. »
Nous échangeons une poignée de main et un sourire, puis je fais un détour par la passerelle afin de saluer les officiers. Eux aussi se sont pris au jeu lorsqu’il s’est agi d’enrichir mes chroniques. Ils m’ont accueilli avec bienveillance dans cet environnement de travail feutré qui fait face aux mystères du lointain ; je tiens à leur témoigner ma plus entière reconnaissance.
Lorsque je prends pied sur le quai du terminal RoRo, j’agite une main affectueuse envers l’étrave trapue de celui qui a offert à beaucoup d’entre nous le voyage d’une vie. Siple, Sims, Erebus, Cap Evans, Coulman, et Edisto : ces noms promettent de résonner encore longtemps dans ma mémoire. Durant ces trois semaines d’immersion au sud du Cercle Polaire, nous avons pu toucher du doigt la démesure de l’Antarctique. Ce privilège, bien peu pourront s’en réclamer, et la fierté immense qui m’emplit au souvenir de ce voyage, je l’emporte avec moi sans renoncer à l’espoir de revenir bientôt – ailleurs, probablement, mais qu’importe : sur ce navire, nous trouverons bien d’autres limites à repousser.
En m’éloignant, j’oscille entre mélancolie et impatience – je dirais même une pointe d’excitation naissante à l’idée de disparaître en pleine nature. Marylou, une amie toulonnaise, m’attend à la sortie du port. Au programme : road-trip à travers les Alpes néozélandaises. Une page se tourne, mais une autre apparaît – vierge, nouvelle, prête à être défrichée. Un peu comme ces banquises recluses où, l’espace de quelques heures, nous avons imprimé le sillage du plus exceptionnel des bâtiments sur lesquels il m’ait été donné d’opérer : sa majesté Le Commandant Charcot !
FIN
Nicolas SERVEL