Jeune Marine a le plaisir de vous proposer un nouveau volet du « Journal de bord de la première Semi-circumnavigation Côtière de l’Antarctique occidental par le navire d’exploration polaire Le Commandant Charcot. »
Cette formidable aventure vous est narrée par Nicolas SERVEL, Chercheur en biologie marine actuellement embarqué sur le Commandant Charcot, Président de TALARIA-XR et contributeur pour la revue Jeune Marine : que de talents ! Il nous fait l’extrême honneur de suivre le déroulé avec le Commandant Stanislas Devorsine.
7 février : Îles Balleny
- Coordonnées GPS départ : 68°45.1’S / 172°17.6’E
- Coordonnées GPS arrivée : 65°18.5’S / 164°41.9’E
- Distance parcourue : 359,56 NM
Météo :
Couvert
– vent : Force 6 d’est le matin, force 10 de sud est l’après-midi.
– ciel : G, neige
– mer : 4 à 5, modérée à forte
– visibilité : mauvaise
– glace : 0
– température : -1°C
– humidité : 89%
Au cours du premier tiers de la journée, nous faisons route vers les Balleny dans des conditions piètres. Notre espoir de contempler l’archipel mystérieux se réduit avec la visibilité. À peine une poignée de fous – une cinquantaine – a débarqué sur ces cailloux couverts de glace qui crèvent les flots en plein cercle polaire. Je m’active en passerelle afin de terminer la carte marine ornée. J’en profite pour garder un œil sur le brouillard qui obture l’horizon à moins de trois encablures.
La première île, Sturge, est la plus importante. Nous passons à côté sans rien apercevoir, ce qui en soi émoustille nos imaginations. Nous la savons proche, alors nous scrutons les volutes tourbillonnantes jusqu’à ce que nos yeux méprennent quelque fluctuation dans l’épaisseur des nébulosités pour l’ombre d’un relief.
Les oiseaux marins se font de plus en plus présents. Rémi, un collègue ornithologue, décèle un pétrel des Kerguelen. Des vols de prions et d’albatros à sourcils noirs rejoignent les océanites tempêtes. Les terres sont résolument proches. Peut-être aurons-nous plus de chance avec Buckle et Young, les deux îles septentrionales.
Le temps se dégrade à mesure que nous nous rapprochons. Le blizzard souffle contre le navire une neige cinglante qui recouvre rapidement les espaces exempts de dégivrage. L’Océan Austral vire à la serpentine, ce sinistre vert-noir des gros temps. La houle se creuse et les griffes du vent qui forcit l‘entaillent jusqu’à l’écume. « Cinquante nœuds constants » annonce le commandant. Peu de temps après, l’anémomètre grimpe à soixante-cinq nœuds établis. Les rafales à plus de soixante-dix nœuds fouettent la proue du navire.
Une masse blanche surgit du brouillard. Deux tours ruinées à la dérive se dressent dans le halo inquiétant des embruns. Les lames explosent ; des mains d’écume jaillissent et se referment sur l’iceberg. C’est l’océan qui sort ses phalanges naufrageuses.
Les bourrasques ébranlent la passerelle et sifflent à la jointure des portes. Le commandant opère un demi-tour pour nous offrir un instant de contemplation. Avec le premier et le navigation, nous sortons sur le nid de corbeau enneigé. Je pense aux Cook, Bellingshausen, et autres téméraires des temps jadis. Depuis le confort du Commandant Charcot, je ne peux que deviner les frayeurs qui naquirent à la vue de ces voiliers de glace poussés par les tempêtes. Depuis notre départ, l’Antarctique n’avait jamais été aussi lugubre. Glaçant, certes, mais oh combien sublime !
Derrière le crénelage de l’iceberg, une aiguille de basalte pointe vers le ciel un doigt accusateur. C’est le Monolithe de l’Ile Sabrina. Les rocs battus par la houle s’alignent avec un air de Kerguelen. Nous continuons. À seize heures trente, nous frôlons à nouveau un iceberg. Nous l’estimons à plus de quatre-vingts mètres de haut. S’ensuit la passe entre Buckle et Young. Nous ne voyons ni l’une ni l’autre, pourtant elles sont bien là. Sur la carte, une trace OLEX unique fait office de compas. La carte, elle, esquisse un chenal peu profond entre deux zones qui n’ont jamais été hydrographiées. Le commandant ralentit à huit nœuds pour pouvoir utiliser la sonde. Le navire reçoit le vent par le travers, et nous prenons dix degrés de dérive.
Pourtant, pas question de dévier de la route. D’ailleurs, coup de stress : la position de la côte au radar ne correspond pas à la carte. Le commandant corrige la trace avec prudence, mais finalement, il semblerait que ce soit le compas GNSS qui est mal calibré. Nous quittons les Îles Balleny et traçons cap au nord vers la Nouvelle-Zélande dans des soixantièmes déferlants qui s’assagissent avec la fin de la journée.
Nicolas SERVEL