CroisièreJeune Marine N°270

Croisière sous contrainte : un laboratoire d’innovations

Même si ce constat déplaît à nos esprits nourris de pacifisme, la guerre a toujours été un moteur de progrès technologique. Quand il a fallu se défendre ou attaquer, survivre ou renverser la table, les hommes se sont montrés plus inventifs que dans des époques sereines, ou ont accéléré sous la pression d’évènements mortifères des développements déjà en gestation. La nécessité de ravitailler l’Europe en guerre conduit les Américains à concevoir la construction en série des Liberty ships et de leurs cousins pétroliers, le radar est développé par les Britanniques pour leurs navires de guerre et l’Allemagne lutte contre les pénuries en développant de multiples « ersatz », dont les carburants de synthèse. Plus largement, la recherche de la suprématie par les armes stimule l’inventivité, et les équipements font ainsi le va-et-vient entre le monde militaire et l’univers civil : les drones dont nous nous amusions deviennent des armes redoutables, et les exosquelettes conçus pour des soldats robotisés équipent les bûcherons.

 

MSC WORLD EUROPA en escale à Marseille © Vincent BACCELLI DR

 

Et si la guerre qui s’est ouverte contre le dérèglement climatique devenait propice à des innovations positives ? Si un secteur de pointe placé sous la contrainte devenait un laboratoire d’innovations, lesquelles profiteraient ensuite à des secteurs moins exposés ou moins créatifs ? La croisière réunit aujourd’hui tous les critères pour être au premier plan des développements dans le domaine des transports maritimes : elle doit défendre son modèle économique et sociétal face aux milieux qui critiquent le consumérisme, le tourisme de masse et ses effets potentiels sur l’environnement ; il lui faut prendre en compte la sensibilité environnementale de ses clients et communiquer sur sa compréhension des attentes associées ; elle dispose du nerf de la guerre avec des capacités lourdes d’investissement mais vit aussi dans un monde concurrentiel qui pousse ses acteurs à demeurer à la pointe. Pour que l’offre d’un armement soit la meilleure, il doit innover sans cesse en profitant d’un effet d’échelle, pour certains, et d’un effet de niche luxueuse pour d’autres.

L’industrie réagit souvent à des campagnes médiatiques et d’opinion. Si nous considérons la chronologie, les croisiéristes ont su anticiper, car le tumulte s’est amplifié depuis 4 ans, quand il en faut plus de 10 pour innover techniquement. L’image simpliste comparant les nuisances d’un paquebot à celles d’un million de voitures, s’est imposée dans les médias depuis quelques années, rebondissant d’articles en déclarations sans qu’aucun copieur patenté n’en communique les hypothèses ou n’en vérifie la véracité. Comme toutes les idées caricaturales, celle-ci a la vie dure puisqu’un sénateur a encore posé en son cénacle une question sur le sujet, le 8 juin de cette année, confondant allègrement les émissions des navires à quai avec celles du grand large, en s’appuyant bien sûr sur des données déjà périmées. La profession n’échappe pas à la désinformation, et les réseaux ont ainsi réussi à faire passer les remous sableux d’un paquebot battant en arrière par faibles fonds sur les côtes de l’Uruguay, pour un rejet pirate d’eaux usées.

Avitaillement GNL à Marseille sur le MSC WORLD EUROPA © Vincent BACCELLI DR

Quand le plus fort de l’assaut a eu lieu, concentrant ses feux sur le port de Marseille, les armes du secteur étaient déjà en cours de développement, plus ou moins prêtes à être déployées. Sans cette menace médiatique et bientôt politique, une menace qui a déstabilisé d’autres industries, les professionnels auraient-ils réagi ? Peut-on considérer que ce risque, que certains ont vu venir à temps, a stimulé une évolution technologique qui s’avère aujourd’hui raisonnable et possible ? L’industrie nucléaire hier, l’industrie automobile aujourd’hui, vacillent sous les critiques plus ou moins justifiées, et doivent faire leur mue, sans pouvoir définir le point d’équilibre entre la prise en compte des questions environnementales et la viabilité économique, laquelle est indispensable pour financer la continuité des innovations espérées. Il est incontestable que la menace stimule l’inventivité, et qu’elle contraint le monde des entreprises à réinvestir une part de ses profits pour assurer sa défense et son avenir.

Quand la pression s’exerce ainsi, qu’elle soit légitime, de bonne foi ou fallacieuse, ce mécanisme vertueux se met en marche pour développer les réponses technologiques adéquates, les mettre en œuvre et les vulgariser au profit d’autres secteurs.

Notre propos ici n’est pas de publier un catalogue des développements en cours, développements que Jeune Marine a régulièrement l’occasion de vous présenter plus en détails. Ils touchent la propulsion, le fonctionnement à quai, le traitement des déchets et des eaux usées, la réduction des pertes alimentaires et toutes les formes d’économie d’énergie pour ces plateformes ludiques où se concentrent des milliers de vacanciers. Lorsqu’on parcourt les documents émis par les chantiers et par les armateurs, en faisant la part de la communication et celle des réels progrès (l’éclairage par LED du MSC Europa, c’est bien, mais…), et les articles consacrés aux nouvelles approches, on est impressionné par le foisonnement des pistes explorées et par leur synergie. La réponse n’est pas univoque, et l’optimisation des coques s’associe aux piles à combustibles, aux systèmes véliques et aux nouveaux carburants pour composer un cocktail moins énergivore et dont quelques idées connaîtront des développements plus efficaces que d’autres.

Avitaillement GNL à Marseille sur le MSC WORLD EUROPA © Vincent BACCELLI DR

Symboles visibles car volumineux, les paquebots sont donc sous les feux de la rampe, priés par des clients, dont certains (pas tous) souhaitent partir en croisière en toute bonne conscience, de réduire leur impact environnemental. Ils lancent des recherches tous azimuts, lesquelles pourront bientôt profiter à des secteurs moins critiqués mais pourtant confrontés aux mêmes problèmes : en présentant la technologie d’oxydation hydrothermale des déchets organiques développée par Leroux & Lotz pour les paquebots des Chantiers de l’Atlantique, Les Echos mentionnaient son utilisation possible dans les hôpitaux pour remplacer en partie l’incinération des déchets en éliminant les agents infectieux.

Financée par un marché du loisir qui reste étonnamment dynamique, la R&D du secteur est en effervescence et ne peut plus ralentir sans renier les promesses des armateurs souhaitant séduire leur clientèle. En matière d’inventions, Jules Verne n’est jamais loin, car seuls les chercheurs imaginatifs peuvent espérer bouleverser un jour nos habitudes au profit d’une planète qui s’essouffle. Une ONG japonaise, Peace Boat (mais pourquoi une ONG ?), planche ainsi sur un paquebot plus vert que bleu, d’une capacité de 2000 passagers. Du côté de l’énergie, rien de bien nouveau, sinon, la possibilité pour les croisiéristes de se mettre à l’ombre sous 6000 m² de panneaux solaires. Par contre, la recherche de l’autosuffisance poussera les marins à se faire jardiniers, avec un potager sur 5 étages, alimenté par les déchets organiques et les eaux grises, qui permettra de capter une partie du CO2 émis à bord tout en produisant des légumes frais pour la restauration.

Gageons que l’idée du jardin potager séduira bientôt les stations de ski et les parcs géants de loisir, et qu’au slalom entre des serres chauffées par l’énergie de frottement de la glisse, succèdera un grand huit au ras des poireaux. Mais pourquoi pas ? Il est vrai que si toutes les rhétoriques guerrières (voir notre introduction) pouvaient s’éteindre entre des salades et des carottes, notre monde serait plus calme. Mais serait-il aussi créatif ?

 

Eric BLANC

MSC WORLD EUROPA en escale à Marseille © Vincent BACCELLI DR
CORSICA linea recrute... DES OFFICIERS PONT & MACHINE CORSICA linea recrute... DES OFFICIERS PONT & MACHINE

Nos abonnés lisent aussi...

Bouton retour en haut de la page