À la uneEnquêteJeune Marine N°256

Le Rhosus : Plus qu’un cas d’école, un scénario de film catastrophe bien réel…

Retour sur l’odyssée du navire ayant acheminé la cargaison de nitrate d’ammonium qui a détruit le port de Beyrouth le 4 août 2020. Les différentes enquêtes menées notamment par les journalistes d’investigation de l’OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project) (1) et les journalistes libanais montrent un imbroglio digne d’un roman d’espionnage où se mêlent les déviances du transport maritime se diluant dans un monde aux frontières floues entre les affaires, la géopolitique, la corruption, avec l’aide d’intermédiaires peu recommandables.

Le 4 août 2020, vers 18 heures, une double explosion dans le hangar N°12 a ravagé le port de Beyrouth, détruit une partie des quartiers de la capitale libanaise situés à proximité faisant 204 morts, 9 disparus, plus de 6500 blessés et des dégâts évalués à plus de 3 milliards de dollars. À l’origine de l’explosion, la soudure d’une porte d’accès au hangar restée ouverte, après la constatation de vols dans ce  bâtiment. L’échauffement a entraîné un début d’incendie dans un stock de feux d’artifice qui a servi de détonateur aux 2750 tonnes de nitrate d’ammonium entreposées depuis 2014. Cette cargaison de nitrate d’ammonium n’aurait jamais dû être dans ce fameux hangar N° 12, si le Rhosus n’avait pas fait son ultime escale à Beyrouth le 20 novembre 2013, pour compléter sa cargaison avant de franchir le canal de Suez, et si les autorités libanaises avaient procédé à une mise en sécurité de cette matière dangereuse.

Porte du hangar de stockage de nitrate d'ammonium © DR

Le nitrate d’ammonium

Les sacs de 1000 kg portaient l’indication «Nitropril HD». C’est un produit de substitution de la marque déposée Nitropril, un nitrate d’ammonium granulé poreux de qualité supérieure. Il est utilisé comme explosif commercial dans les mines et les carrières. La fiche de sécurité du produit original indique qu’il «Peut exploser sous confinement et à haute température, mais pas facilement détoner. Peut aussi exploser en raison des détonations à proximité.» Une évaluation de la sécurité d’un fabricant australien fixe l’équivalence en TNT (explosif militaire) du Nitropril en vrac dans des sacs à 15%. 2 750 tonnes de Nitropril sont ainsi l’équivalent de 412,5 tonnes de TNT. Les sacs stockés dans le hangar N°12 du port de Beyrouth étaient d’une concentration de 34,5%, mais comme l’indique cet article, il ne restait dans le hangar qu’environ 700 à 1000 t de nitrate le 4 août 2020. (3)

Le Rhosus a été livré en octobre 1986 par Tokuoka Zosen K.K. à Naruto, au Japon, en tant que drague Daifuku Maru n° 8 pour la compagnie maritime japonaise Daifuku Kaiun KK. Après une vingtaine d’années d’exploitation pour différentes compagnies asiatiques et sous divers noms, il est acquis en août 2008 par la société Briarwood Corp, enregistrée au Panama, qui le renomme Rhosus. Après conversion et  allongement de  la coque de 53 à 86,6 mètres, il prend le pavillon géorgien en 2009 puis moldave en 2012, exploité comme cargo dans le bassin méditerranéen, avec un port en lourd de 3226 t. Entre 2008 et 2013, pas moins de 31 contrôles ont été effectués à son bord. Le navire est détenu à huit reprises par les autorités du port en Algérie, Espagne, Bulgarie, Roumanie, Turquie, Ukraine, et même au Liban, en juin 2013, à Saïda, où les autorités exigent des réparations pour 17 défaillances avant de l’autoriser à reprendre la mer.

RHOSUS à Sanlucar de Barrameda sur le fleuve Guadalquivir, 29 juillet 2012 © Juan Dofer

Avant de  comprendre le scénario du drame, nous allons essayer de reconstituer le chapelet de sociétés et d’intermédiaires qui sont intervenus pour cet ultime voyage du Rhosus.

Schéma sociétés liées au dernier voyage de Rhosus © Jeune Marine

 

Un armateur chypriote

Le propriétaire du Rhosus est Charalambos Manoli.  Il est né en 1960 à Famagouste, une ville côtière de l’actuelle partie de Chypre sous contrôle turc. Après avoir étudié la construction navale en Écosse, il est retourné à Chypre pour travailler comme inspecteur de navires, et a ensuite fondé plusieurs compagnies maritimes, de sociétés de classification, d’immatriculation, de manning, etc. de Panama à Chypre en passant par la Géorgie, la Moldavie, etc. PDG fondateur d’Acheon Akti Navigation, compagnie fondée en 2002 à Limassol, il a également cofondé en 1995 Mansoc Shipping Service, société spécialisée dans l’immatriculation des navires et la création de compagnies sous pavillons « exotiques » (Chypre, la Dominique, le Belize, le Cambodge, le Liberia, la Tanzanie, la Mongolie, la Moldavie, la Sierra Leone, Malte, les îles Marshall, les îles Caïmans, la Géorgie, le Honduras, la Jamaïque, le Panama, la République slovaque, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, le Vanuatu). Charalambos Manoli apparaît  parmi les propriétaires de sociétés-écrans révélés dans le scandale des Panama Papers (2) en 2016.

Charalambos Manoli © DR

C’est par l’intermédiaire d’une de ses sociétés enregistrées à Panama, Briarwood Corporation que Charalambos Manoli acquiert le Rhosus en 2008. La gestion du Rhosus passe par Briarwood Corporation Bulgarie, en réalité une simple boîte postale hébergée par Interfleet Shipmanagement, filiale d’une société éponyme chypriote créée en 2007 par Charalambos Manoli,  associé localement à Nikolay Petrov Hristov. Et comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, le Rhosus a ses certificats de classe délivrés par Maritime Lloyd, société de classification géorgienne contrôlée par Manoli et immatriculé sous pavillon moldave via Geoship SRL,  appartenant également à la galaxie de Manoli.

Charalambos Manoli a bénéficié de l’aide d’une banque libanaise en 2011 pour couvrir l’achat d’un autre navire. Cette dette va réapparaître en 2014 dans la suite de l’histoire.

Dans un autre domaine, Manoli est surtout connu à Chypre pour son rôle dans le football local. De 2014 à 2017, il a dirigé l’Anorthosis Famagusta FC, l’une des équipes les plus populaires du pays. En 2015, il s’est présenté sans succès à la direction de la Fédération chypriote de football.

Un affréteur russe

Pour son dernier voyage entre Batoumi, en Géorgie, et Beyrouth, le Rhosus est  sous affrètement coque nue par Teto Shipping Chypre, filiale de Teto Shipping société immatriculée aux Îles Marshall, appartenant à Igor Gretchushkin, homme d’affaires russe.  Ce dernier est régulièrement en affaires avec Charalambos Manoli, affrétant au coup par coup des navires.

Oligarque de Khabarovsk, Igor Gretchushkin a été condamné pour vol aggravé au milieu des années 2000 en Extrême-Orient russe, pour des raisons qui restent obscures. Entre 2006 et 2013, il a été secrétaire de deux sociétés enregistrées à Chypre : Lyncott Enterprises et Hogla Trading, qui fournissaient des services d’affrètement de navires et des services maritimes. Il apparaît en tant que dirigeant d’entreprise dans des sociétés dirigées par d’autres : un homme de paille ?  Igor Grechushkin est né en août 1977 dans la ville portuaire de Vanino, à l’extrême est de la Russie, où vit toujours sa famille élargie. Il a fréquenté l’Académie d’administration publique d’Extrême-Orient. M. Grechushkin et sa femme Irina vivent tous deux à Chypre depuis plusieurs années. Il semble qu’il voyage souvent entre l’île et Moscou.

Il est directement responsable de l’escale imprévue à Beyrouth, à l’origine de la catastrophe.

Un courtier anglo-ukrainien

Les 2750 tonnes de nitrate d’ammonium ont été commandées par l’intermédiaire de Savaro Limited UK, qui semble être une structure commerciale de trading à usage unique pour cette transaction. Elle est liée à la société de trading ukrainienne Savaro, basée à Dnipro. Vladimir Verbonol, son directeur, a affirmé n’avoir aucun lien avec la cargaison. On retrouvera cependant en 2015 cette société à Beyrouth tentant de récupérer la cargaison.

Une cargaison géorgienne

La cargaison a été fournie par une usine de Rustavi Azot, qui produit environ 500 000 t/an d’engrais azotés. Cette cargaison a probablement été achetée à un faible prix par Savaro, car en 2013 Rustavi Azot est criblée de dettes et doit vendre une partie de son stock aux enchères.

Un client mozambicain

Le nitrate d’ammonium était destiné à la société mozambicaine, Fabrica de Explosivos, spécialisée dans les explosifs civils, vendus aux compagnies minières d’Afrique australe. C’est du moins la façade. Selon l’OCCRP, la société est aussi soupçonnée de trafic d’armes illégal et de fourniture d’explosifs à des organisations terroristes.

Antonio Cunha Vaz, porte-parole de Fabrica de Explosivos, a déclaré que l’usine avait commandé le nitrate d’ammonium par l’intermédiaire de Savaro Limited. Comme la cargaison n’est jamais arrivée au Mozambique, ils ont simplement passé une autre commande. Elle avait obtenu de la Banco Internacional de Mozambique une lettre de crédit de 700 000 dollars, lui permettant de payer la marchandise à la réception.

L’usine est détenue à 95 % par la famille de feu l’homme d’affaires portugais Antonio Moura Vieira, par l’intermédiaire d’une société appelée Moura Silva & Filhos. Elle fait partie d’un réseau d’entreprises ayant des liens avec l’élite dirigeante du Mozambique.

Une cargaison complémentaire libanaise

L’escale imprévue à Beyrouth a été décidée par Igor Gretchushkin, afin de compléter le chargement avec des engins de recherche sismique devant être rapatriés du Liban vers la Jordanie. Gretchushkin a été sollicité par la société libanaise Cogic Consultants, dirigée par Georges Kamar, pour le compte de l’entreprise jordanienne Geophysical Services Center (GSC) qui termine un chantier de prospection commandé par le ministère de l’énergie libanais. Ces engins, lors du chargement, sont à l’origine de la déformation des panneaux de cale ayant entraîné la première saisie du navire par les autorités portuaires libanaises.

La traversée de Batoumi à Beyrouth

Le 23 septembre 2013, le Rhosus appareille du port de Batoumi en Géorgie à destination de Beira au Mozambique chargé de 2750 t de nitrate d’ammonium. Il est géré a minima par Igor  Gretchushkin depuis  2012. En août 2013, à la suite d’une inspection à Séville où il est immobilisé notamment pour des problèmes d’alimentation électrique de secours, la société de Manoli, Acheon Akti Navigation sert d’intermédiaire pour louer un nouveau groupe électrogène de secours auprès d’Aggreko. Cette facture impayée va refaire surface parmi les diverses créances à l’origine des saisies conservatoires du Rhosus dans le port de Beyrouth.

Juste avant le départ, l’ensemble de l’équipage est relevé, passant de 12 à 10 membres,  ukrainiens et russes. Le navire fait une escale à Tuzla en Turquie pour embarquer un nouveau commandant russe, Boris Prokoslev. Il se dirige ensuite vers Le Pirée pour souter et charger des provisions que l’armateur exploitant ne peut payer. Le navire est saisi quelque temps en attendant qu’Igor  Gretchushkin  trouve de l’argent en urgence. La promesse d’une seconde cargaison à charger au Liban permet à l’armateur d’envoyer son navire à Beyrouth et d’assurer ensuite les frais de passage du canal de Suez. Mais les créances grecques vont également le rattraper au Liban.

Le 20 novembre 2013, le chargement des engins de chantier sismique en pontée, à destination d’Aqaba en Jordanie, commence dans le port de Beyrouth. Dès que le premier engin est posé sur les panneaux de cale, ces derniers se déforment entraînant une perte d’étanchéité de la cale. L’équipage fait stopper le chargement. Après inspection du navire par les autorités libanaises, le navire est immobilisé en raison de la perte de son certificat de navigation (étanchéité des panneaux de cale) et de plusieurs défaillances techniques.

 

Très rapidement, les saisies conservatoires demandées par des créanciers vont définitivement bloquer le navire à quai. Dès décembre 2013, deux souteurs, Bunkernet et Danbunkering, pour une dette d’environ 300 000 dollars d’impayés, l’autorité du port de Beyrouth pour les frais d’escale, Aggreko pour la location du groupe électrogène, etc. Les autorités libanaises, alertées sur la dangerosité de la cargaison, consignent l’équipage à bord. Igor  Gretchushkin  disparaît des écrans radars, ne pouvant honorer ni les salaires, ni l’approvisionnement du navire, ni les créances. Une partie de l’équipage est finalement rapatriée, mais le Commandant russe et trois Ukrainiens vont devoir rester à bord jusqu’en août 2014, dans des conditions difficiles, vendant le carburant pour se nourrir et se payer les services d’un cabinet d’avocats qui va obtenir une décision de justice pour les rapatrier.  Igor  Gretchushkin  va brièvement réapparaître pour financer le retour des quatre marins.

Équipage de Rhosus, juillet 2014 © Facebook l’Association des marins ukrainiens

Une dette de Manoli refait surface

Une des saisies conservatoires sur le Rhosus émane de la banque libanaise FBME, pour un crédit de 4 millions de dollars dont a bénéficié Charalambos Manoli via la filiale chypriote de la banque, pour financer l’achat en octobre 2011 du navire Sakhalin. Très rapidement la société du Belize appartenant à Manoli, Seaforce Marine Limited, propriétaire du Sakhalin, manque des échéances de remboursement. Manoli propose alors le Rhosus comme garantie supplémentaire. En mai 2012, FBME engage une procédure judiciaire entraînant le gel des biens immobiliers de Manoli à Chypre. À la suite de la faillite de la banque FBME en 2014, les documents bancaires montrent que la dette courrait toujours pour un montant de 962 000 dollars en octobre 2014. La banque a démenti tout lien entre ce prêt et la garantie offerte par le Rhosus. Alors pourquoi cette procédure de saisie conservatoire ?

Faillite de la banque FBME

Fondée par la famille libanaise Saab, la FBME a effectivement fait faillite après avoir été sanctionnée à la mi-2014 par le gouvernement américain. L’institution financière enregistrée en Tanzanie opérait principalement via sa succursale à Chypre. Parmi les clients de FBME, selon le Trésor américain, figurait un financier du Hezbollah, ainsi qu’un associé du groupe militant chiite libanais et sa société en Tanzanie. Un autre client de FBME était une société-écran présumée pour les efforts syriens d’acquisition d’armes de destruction massive. La FBME véhicule donc une image de marque sulfureuse, alimentée parfois par le jeu géopolitique du Moyen-Orient. Certaines informations affirment que cette banque était connue pour faire pression sur les emprunteurs pour qu’ils rendent service à certains de ses clients, dont le Hezbollah libanais. Ce parti politique est incontournable au Liban, contrôlant le port de Beyrouth que nous allons retrouver en filigrane dans la gestion de la cargaison durant son stockage à terre jusqu’à l’explosion du 4 août 2020.

Gestion calamiteuse de la cargaison par les Libanais

Le gouvernement libanais est alors plusieurs fois averti de la dangerosité de la cargaison immobilisée à bord du Rhosus. Le 21 février 2014, le colonel Joseph Skaff, officier des Douanes, avertit sa hiérarchie sur cette cargaison qui met en péril la sécurité publique. Il décédera en 2017, dans des circonstances jamais élucidées.

Le 2 avril 2014, lors d’une  inspection du navire, les contrôleurs constatent que le navire risque de couler à quai. Le 27 juin2014, un juge autorise le passage en cale sèche du Rhosus, « après avoir déchargé et stocké la cargaison dans un lieu jugé convenable, sous la protection du ministère des Transports et des Travaux publics ».

Savaro se manifeste

Finalement les 2750 tonnes de nitrate d’ammonium sont débarquées à l’automne 2014 et stockées dans l’hangar N°12. Seuls 800 sacs sont encore en bon état. Le reste a été abîmé lors de la traversée ou pendant le déchargement. Début 2015, la société de trading Savaro Limited, propriétaire de la cargaison, engage une action par l’intermédiaire d’un avocat libanais pour connaître les conditions de stockage et si le produit est encore commercialisable. L’experte mandatée confirmera l’ « état lamentable » de la marchandise, l’impossibilité de comptabiliser le nombre de sacs entreposés (sacs d’une tonne), et la dispersion de bille de nitrate, sans mentionner la dangerosité du produit et des conditions de stockage en pleine zone portuaire à proximité de la ville. Ce rapport convainc Savaro à ne pas tenter de récupérer son bien.

Stockage de nitrate d’ammonium © DR

Les Douanes libanaises prennent l’affaire en main

Après 18 mois de tergiversation entre la justice libanaise et le ministère des Transports, les Douanes se saisissent du dossier. En pareil cas, les Douanes organisent une vente aux enchères. Mais le directeur des Douanes, Badri Daher, souhaite tirer profit de cette marchandise en la réexportant ou en la vendant à une société libanaise d’explosifs, la Lebanese Explosive Compagny appartenant à Majid Chammas & Co, sur les conseils de l’armée. En effet, une analyse du produit confirme alors qu’il s’agit d’un nitrate dans sa forme pure, concentré à 34,7% d’azote.

Badri Daher s’obstine auprès du tribunal des référés, afin d’être couvert dans cette opération de revente. Finalement les Douanes abandonnent en 2018, n’ayant pas eu de décision de la justice en leur faveur. À la même époque, le Rhosus coule le long de la jetée extérieure du port de Beyrouth, à l’emplacement où il avait été amarré fin 2014. (Sur les photos satellites du port après l’explosion du 4 août, on distingue l’épave du Rhosus encore couchée  sur le fond, NDLR)

La direction du port aux abonnés absents

Le port ne semble pas se préoccuper des conditions de stockage, de la ségrégation et de la protection incendie inexistante dans le hangar N°12. À l’image de toute l’administration libanaise, le port  est contrôlé par une sorte de mafia locale composée d’officiers de haut rang, de directeurs de douanes, d’administrateurs et de responsables de la sécurité. Chaque responsable est nommé par le dirigeant politique de sa communauté qui offre à ses hommes immunité et protection. Le port produit d’immenses quantités d’argent et les pots-de-vin sont le pain quotidien de tous ceux qui dirigent ce « show ». Étant donnée cette corruption, il est clair que l’expertise scientifique sur le nitrate d’ammonium stocké ne compte pas pour grand chose. De nombreux officiers de ce port n’ont aucune compétence pour les tâches qu’ils accomplissent et sont nommés, par favoritisme et par le biais de relations politiques. Il sera évidemment très difficile de trouver les véritables responsables.

Un rapport de la Sécurité de l’État en janvier 2020 évoque une « matière liquide du genre nitroglycérine hautement inflammable » entreposée aux côtés «des matières dangereuses utilisées pour la fabrication d’explosifs». Il met en garde contre le risque d’un incendie «dont les conséquences seraient une explosion majeure qui détruirait presque entièrement le port». Le rapport identifie aussi un autre risque : celui que la marchandise soit volée pour fabriquer des explosifs. Une porte du hangar non gardé a disparu. L’officier a l’origine de ce rapport a été l’une des premières personnes mises en prison après l’explosion. Bizarre !!

Explosion au port de Beyrouth, 4 août 2020 © Capture d‘écran vidéo forensic-architecture.org

Combien de tonnes de nitrate ont effectivement explosé ?

Les experts s’accordent à dire que ce ne sont pas les 2 750 tonnes, qui ont explosé le 4 août 2020, « mais seulement quelques centaines », précise un chimiste. La taille de l’explosion équivalait à seulement 700 à 1000 tonnes de nitrate d’ammonium, se rapprochant des 800 tonnes qui ont explosé dans le port chinois de Tianjin le 12 août 2015. Une hypothèse qui tend à confirmer que le stock était exploité par certaines parties – comme le Hezbollah ou éventuellement des mouvements islamistes – » mais pourrait aussi s’expliquer par l’ancienneté du stock. «Il est probable qu’une partie se soit décomposée avec le temps et la chaleur», affirme un chimiste ».

Début janvier 2021, une enquête du FBI a évalué le stock restant au moment de l’explosion a environ 500 tonnes.

Zone dévastée par l’explosion à Beyrouth © Capture d‘écran vidéo forensic-architecture.org

Des liens aux frontières de la légalité

Ce lien avec le Hezbollah libanais et ses connexions vers les mouvements islamistes semble un peu exagéré dans la couverture médiatique de cette catastrophe qui a frappé durement la capitale du Liban. C’est le jeu politique au Moyen-Orient avec l’Iran, Israël, les États-Unis, la Turquie, la Syrie, etc.

Par contre l’enquête de l’OCCRP révèle des connexions troubles autour du destinataire de la cargaison au Mozambique. La Fabriqua de Explosivos est dirigée depuis 2012 par Nuno Vieira, associé dans une autre société avec Jacinto Nyusi, le fils du président mozambicain Filipe Nyusi. En 2012 également, Nuno Vieira fonde Mudemol, un fabricant de munitions et d’explosifs avec l’aide de Monte Binga, fonds d’investissement public mozambicain et les services secrets du pays.  Filipe Nyusi était alors ministre de la Défense. Monte Binga a été depuis l’objet d’un signalement des Nations Unies pour avoir enfreint les sanctions internationales en honorant des contrats militaires avec la Corée du Nord.

Une autre société copropriétaire de la famille Vieira partage la même adresse que l’usine de Beira : ExploAfrica. Elle a fait l’objet d’une enquête par les autorités sud-africaines et portugaises pour avoir obtenu des armes d’origine américaine et tchèque, qui se sont retrouvées ensuite dans les mains de braconniers de rhinocéros et d’éléphants dans les parcs nationaux d’Afrique du Sud. Investcon, la société-écran sud-africaine utilisée pour acheter ces armes est liée à Bachir Suleman, installé à Maputo et qualifié de « baron de la drogue » par le gouvernement américain.

Depuis fin 2017, le Mozambique subit des incursions venant de Tanzanie de groupuscules islamiques armés dans la Province de Cabo Delgado, menés par le groupe Ansar al-Sunnah qui a prêté allégeance à l’État islamique en juillet 2019. Cette région renferme de grandes réserves de gaz qui sont exploitées depuis 2010. On retrouve au Mozambique les mêmes maux qui ont fragilisé le Liban : favoritisme, corruption, clientélisme, révoltes, mouvements extrémistes, trafics en tout genre, etc.

L’enquête judiciaire libanaise est toujours en cours. Elle va durer certainement plusieurs années sans toutefois garantir de vérité. En attendant, plus de 25 personnes sont emprisonnées au Liban, ayant occupé des postes subalternes ou ayant alerté les autorités durant ces sept dernières années. Le juge a même délivré un mandat d’arrêt international contre Boris Prokoslev, le dernier commandant du Rhosus, victime collatérale d’une catastrophe annoncée, qui, à plus de 70 ans, pensait profiter enfin de sa retraite dans la station balnéaire de Sotchi sur les bords de la mer Noire.(4)(5)

 

Jean-Vincent Dujoncquoy 

Mise à jour: 17/01/2021

 

1. OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project) est une association basée aux États-Unis qui coordonne l’action de journalistes d’investigation de 34 pays d’Europe, d’Afrique, du Moyen-Orient, des États-Unis et d’Amérique latine. Leurs investigations sont publiées pour être mises à disposition des journalistes, des gouvernements, des parlementaires, des ONGs, et de la justice.

2. Les « Panama Papers » désignent la fuite de plus de 11,5 millions de documents confidentiels issus du cabinet d’avocats panaméen Mossack Fonseca, détaillant des informations sur plus de 214.000 sociétés offshore ainsi que les noms des actionnaires de ces sociétés. Si dans la législation de la plupart des pays, les sociétés offshore ne sont pas illégales en elles-mêmes, c’est leur usage comme sociétés-écrans dans l’évasion fiscale ou le blanchiment d’argent qui l’est.

3. Voir l’enquête publiée le 17 novembre 2020, réalisé par le cabinet Forensic Architecture associé à des experts en exploitant les informations ouvertes sur cette catastrophe apporte des éléments très instructifs sur l’origine de l’explosion et les dégâts: forensic-architecture.org

4. Le 12 janvier 2021, Interpol a diffusé trois notices rouges concernant Igor Grechushkin, Boris Prokoshev et Jose Moreira, un homme d’affaires portugais qui avait inspecté la marchandise dans l’entrepôt libanais en 2014. Ces notices rouges ont été émises par Interpol, à la demande du procureur général de Cour de Cassation, le juge Ghassan Khouri, selon l’agence de presse libanaise NNA.

5. Selon le journal L’Orient-le jour,  » L’enquête fait du surplace depuis des semaines, face aux ingérences de divers responsables politiques, au grand dam d’une large frange de la population qui réclame une enquête indépendante. Les appels à une enquête internationale ont été rejetés par les autorités libanaises« . L’enquête diffusée sur la chaîne télévisée al-Jadeed le 12 janvier 2021 a mis en cause trois hommes d’affaires syriens, George Haswani, Imad et Moudallal Khouri, révélant leur implication dans l’acheminement vers le port de Beyrouth de la cargaison de nitrate d’ammonium. Selon l’investigation menée par le journaliste Firas Hatoum pour al-Jadeed, Savaro Limited, la société responsable de l’achat et de l’acheminement du nitrate d’ammonium en juillet 2013, serait en réalité une entité fictive servant de paravent à Hesco Engineering and Construction Company (Hesco) dont M. Haswani est le propriétaire

Historique d’accidents marquant avec le nitrate d’ammonium

Le 21 septembre 1921, à Oppau, en Allemagne, un silo d’une usine BASF contenant 4000 tonnes d’un mélange de nitrate et de sulfate d’ammonium explose dans des circonstances mal identifiées. 561 personnes sont tuées, et la majeure partie de la ville est détruite.

16 avril 1947, Le liberty-ship Grandcamp de la Transat, chargé d’environ 2000 t de nitrate d’ammonium, explose dans le port de Texas-City, soufflant une grande partie de la ville et entraînant la mort de plus de 580 personnes. L’ancre du navire, pesant près de deux tonnes, est retrouvée à 2,6 kilomètres du lieu de l’explosion.

28 juillet 1947 : le cargo Ocean Liberty, chargé de quelque 3000 tonnes de nitrate d’ammonium et de matières inflammables, prend feu et explose dans le port de Brest, ravageant la ville et provoquant un mini raz de marée. Ressenti jusqu’à une vingtaine de kilomètres de là, le souffle de l’explosion fait pleuvoir sur la ville des morceaux de métal en fusion, causant la mort de 26 personnes et blessant des centaines d’autres. Plus de 4000 immeubles et maisons sont touchés.

23 janvier 1953, le cargo finlandais Tirrenia, chargé de 4 000 tonnes de nitrate d’ammonium, prend feu, explose puis coule au large de Port-Soudan.

21 septembre 2001, à l’usine AZF dans la banlieue sud de Toulouse où quelque 300 tonnes de nitrate d’ammonium en vrac sous un hangar, ont subitement explosé, causant la mort de 31 personnes, et en blessant près de 2500. La déflagration fut entendue à plus de 80 km à la ronde.

12 août 2015, 173 personnes perdent la vie à Tianjin, dans le nord-est de la Chine, après l’explosion d’un entrepôt contenant plus de 2400 tonnes de produits chimiques, dont 800 tonnes de nitrate d’ammonium. Les incendies provoqués par la catastrophe ne furent maîtrisés qu’après plusieurs jours et huit explosions supplémentaires, coûtant la vie à 104 pompiers chinois.

Parfois la chance sourit aux sauveteurs, comme dans ce sauvetage il y a trois ans. Le 13 août 2017, début d’incendie dans une cale du vraquier Cheshire au large des Canaries, alors qu’il transitait de la Norvège vers la Thaïlande avec une cargaison de 40.000 tonnes de nitrate d’ammonium. Réussite totale du sauvetage par la société RESOLVE Salvage & Fire, une filiale de la société américaine RESOLVE Marine Group, qui va ramener discrètement le Cheshire dans le port espagnol de Motril où le navire sera déchargé.

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