Aristote aurait écrit : « il y a trois sortes d’hommes : les vivants, les morts et ceux qui vont en mer ». Et il y deux sortes de métiers : les métiers d’opportunité et les métiers de vocation. Huissier de justice, expert-comptable ou inspecteur des impôts appartiennent à la première. Aucun adolescent ne peut prétendre avoir eu à leur sujet la moindre révélation. Les métiers de vocation pénètrent dans l’esprit par le rêve, l’imagination, la lecture et les images qu’ils suscitent. Une fois ancrés dans le cerveau gauche, celui dont on prétend qu’il abrite les émotions et non la rationalité, ils taillent la route jusqu’à l’obtention d’un sésame, brevet, apprentissage ou expérience, qui transformera le rêve en une réalité professionnelle sans doute plus terre-à-terre – pourrait-on dire mer-à-mer ? – mais non dénuée d’affectif.
Rêver.
D’où nous vient cette attirance ? Certains regardent de leur fenêtre appareiller des navires vers le large ou ont entendu des récits familiaux, d’autres veulent faire de l’océan leur métier, fascinés par l’horizon liquide, d’autres enfin ont vibré en lisant Jack London ou Joseph Conrad. Reconnaissons qu’un porte-conteneurs n’a qu’une lointaine parenté avec le Dazzler ou le Narcisse, et pourtant, les filets d’eau que fend l’étrave ou un roulis accentué relient un peu de rêve aux dures réalités. Peu importe la manière dont ces germes de rêves vont évoluer, découverte de l’univers des machines ou passion pour les manœuvres, ils auront germé et maintiendront un souffle de motivation face à l’adversité.
Cette vision peut paraître romantique et pourtant, seule une vocation ancrée permet d’accepter les contraintes d’un métier qui demeure très spécifique. Vous noterez que les métiers à vocation sont par nature plus exigeants : résistance psychique chez les médecins, courage physique et endurance chez les policiers et les militaires, résultats incertains face aux efforts consentis pour les paysans. Le métier d’officier de marine marchande ne fait pas exception, avec ses absences prolongées, ses évènements de mer, la chaleur et le bruit, sa cohabitation forcée, des escales sous la pression du temps et des retours espérés parfois contrariés. Une jeune femme ou un jeune homme qui choisirait cette voie par opportunité commettrait une erreur, car les premières difficultés rencontrées, non compensées par la force de la vocation, lui feraient regretter son option.
Un métier de vocation offre certaines fiertés qu’il ne faut pas nier ou moquer tant elles ont force de reconnaissance. Ces fiertés sont souvent la concrétisation du rêve tel que l’imagination l’avait illustré. Si le vigneron voit son cru reconnu, si le médecin vient de sauver une nouvelle vie, si le pilote a réussi un atterrissage compliqué, le jeune officier ressent un pincement de cœur lors de son premier quart, de sa première manœuvre et plus tard, de son premier commandement. Revenant à Dieppe après de (très) nombreuses années, j’ai revécu une scène de jeunesse en retrouvant le chenal : depuis le gaillard d’avant du Karukera qui appareillait en plein mois de juillet, je considérais la foule des touristes qui regardaient sortir du port ce beau bateau blanc. Pour ces terriens, ces vacanciers, j’étais un marin, celui qui part. Je dirigeais à 19 ans ma première manœuvre à l’avant d’un cargo en partance, et mon rêve d’adolescent se réalisait.
Partir.
Le navigant s’oppose au sédentaire, car quand ce dernier rentre chez lui chaque soir, le destin du premier est d’appareiller, plus ou moins loin et plus ou moins longtemps. Seul celui qui part peut arriver : arriver sur une côte qu’il découvre au petit matin, dans un port dont le chenal s’ouvre, à un quai sur lequel des silhouettes inhabituelles s’agitent. Et seul celui qui part peut revenir : revenir au pays, revenir à la maison, revenir vers les siens. Le sédentaire reste. Il ne connaît pas ce cycle et ses pulsations, faites d’émotions, de tristesses et de joies. Bien sûr, l’époque n’est plus au statut de découvreur et d’aventurier ; les voyages au long cours ont perdu de leurs saveurs et de leurs couleurs, et les escales se sont réduites comme peau de chagrin. Mais pour celui que démangera une légitime curiosité, quelques tramps accostent encore en des lieux inhabituels, des supply offshore œuvrent dans des estuaires reculés et de nouveaux navires de croisières explorent les plus beaux sites du globe. Si la tradition évoquait l’appel du large, le désir d’appareiller demeure l’aiguillon de celle ou celui qui met son sac à bord. Ces départs vers la haute mer pour une destination inconnue nous relient encore, malgré les évolutions technologiques qui rétrécissent le monde et se passent des étoiles, aux destins des premiers aventuriers. Partir, arriver, revenir, un cycle qui rythme les années, loin du métropolitain, loin des embouteillages et des contraintes citadines.
Agir.
Les jeunes gens qui ont répondu à cet appel de la mer, vont découvrir pendant leurs études puis lors de leurs embarquements le vaste éventail des techniques qu’ils doivent maîtriser. Ils quittent alors le domaine du rêve adolescent pour plonger dans l’action, et ce feu ne va plus les quitter. Même si l’enfer de la bureaucratie, dont on croit qu’elle gère un monde plus sûr et plus vertueux, règne désormais à bord, le métier propose chaque jour de nouveaux défis à ceux qui doivent résoudre en équipe et loin des spécialistes, les problèmes que posent une usine et ses multiples équipements. La débrouillardise est certes requise, mais une débrouillardise qui s’appuie sur un solide socle de connaissances et sur les acquis d’une riche expérience. Dans quel métier peut-on découvrir en un seul lieu toutes les facettes de la technique : thermique, fluidique, électronique, informatique, logistique… ?
Là encore, cette profession d’exception diffère de tant d’activités où la routine règne. Quand un bureaucrate fait défaut, un autre bureaucrate pourra peut-être le remplacer ou ses missions attendront qu’il revienne à sa table. Quand un pilote de ligne s’enrhume, un collègue sera appelé pour prendre la relève. Au large, le marin n’a pas le choix : quels que soient ses états physiques et ses états d’âme, il assume car ni le navire ni son équipage ne peuvent se passer de lui et de ses actions. Grandeurs et servitudes. Mais quand il remâchera sa fatigue ou sa lassitude, un regard vers le large le convaincra qu’il a fait le bon choix et que cet horizon, symbole de liberté, a cent fois plus de valeur qu’un quai de métro au petit matin ou qu’une pizzeria à l’heure de midi, quelque part sur le parvis de la Défense. Alors, il replongera dans l’action, au cœur des machines dont le vrombissement devient familier ou à la passerelle où un trafic dense requiert son attention.
Un métier d’exception.
Un métier d’exception par tous ses aspects historiques, actuels et futurs. Un métier qui ne cesse d’évoluer et de se réinventer tout en restant fidèle aux fondamentaux. Comment pourrait-il relever tous les défis qui l’attendent sans être ancré dans un héritage séculaire ? N’annonce-t-on pas le retour en force de la voile, certes transformée par la technologie, mais toujours sujette à la rose des vents ? Non, on n’embrasse pas une telle profession par hasard ou par défaut. Si nous sommes critiques face aux tentatives de banalisation de l’ENSM et aux discours niveleurs sur la formation d’ingénieur, ce n’est pas par nostalgie ou repli clanique, mais parce que la formation doit prendre en compte la forte spécificité de notre métier.
Eric BLANC
Rendez-vous le 9 novembre à 12h20 à l’Atelier : « Attirer, former, faire évoluer les marins… vers des officiers stratégiques ? » :