Jeune Marine N°266Vie de l'école

Une marraine imaginaire

Promotion 1981 – 1982

L’excellent site Web « La mémoire de l’Hydro » recense les parrains, les marraines et les grands-mâts des promotions de l’Hydro du Havre depuis 1961. Madame Sergueiva apparaît donc comme marraine de la promotion 1981 – 1982. Cette dame n’étant pas connue du grand public, ses qualités sont mentionnées : « archéologue soviétique dont l’équipe découvrit un trois-mâts barque figé dans les glaces du Groenland depuis 150 ans ». Etonnant, non ?

Ayant été avec mon ami Gilles Leroy à l’origine de cette invitation originale, je peux en retracer aujourd’hui l’histoire, en exclusivité pour Jeune Marine.

Élèves de celle que nous appelions alors la 4ème année, qui nous permettait de célébrer nos retrouvailles après trois années passées à naviguer comme officiers, auxquelles nous devions encore ajouter une année de service militaire, nous étions bien décidés à organiser des festivités dignes de Poséidon et surtout, de son épouse Amphitrite. Le parrain de la promotion Paquebot Normandie pouvait bien être un éminent membre de la profession, et il le fut (Président le l’Association Nationale des O1MM), mais nous avions d’autres ambitions pour la marraine en cette époque où l’attrait pour la gent féminine n’était pas encore considéré comme une perversion mentale. Ayant passé en revue les belles femmes que nous pourrions convaincre, notre premier choix s’arrêta sur Charlotte Rampling qui nous avait séduits dans Un Taxi Mauve d’Yves Boisset. Elle habitait alors avec son époux Jean-Michel Jarre à Croissy, prés du domicile de mes parents, et, ne doutant de rien, et surtout pas de la célébrité de notre école, je sonnai à sa grille. Je fus gentiment éconduit, non sans avoir aperçu notre idole sur le balcon de sa villa.

Je rentrais donc bredouille à Sainte-Adresse. Ayant épuisé les idées séduisantes mais réalistes, nous convînmes que, faute de candidate, il nous restait à créer une marraine. Les ambitions croissant avec la soirée en proportion des verres absorbés, nous dressâmes le cahier des charges : la marraine devait être un personnage exceptionnel, tant par sa beauté que par l’aventure qu’elle représentait.

Ainsi fut créée Olga Sergueiva. L’épouse russe de notre Grand Mât, avait au Havre une amie, russe elle aussi, élancée, gracieuse et d’une beauté… slave ! Elle accepta immédiatement d’interpréter le rôle que nous lui bâtirions, avec cette désinvolture des gens des steppes que rien ne semble émouvoir. Il nous restait à créer l’évènement qui motiverait son invitation dans les ors de notre grande école (par la surface).

Il fallut de nouveaux punchs planteur (La Plantation) pour irriguer notre imagination qui ne demandait qu’à s’enflammer sous l’effet des vapeurs. Olga Sergueiva serait une géologue (et non une archéologue) soviétique (je rappelle que cela se passait en 1981), dont le niveau de français ne lui permettrait pas d’être taquinée par des auditeurs trop cartésiens. Ayant entrepris des carottages pour des recherches minières dans les glaces du Groenland pour le compte d’une société d’état soviétique, son équipe était tombée sur des espars étonnamment alignés. Poussant plus profondément leurs fouilles, les géologues avaient exhumé un authentique trois-mâts barque figé en position verticale et en parfait état de conservation. Olga était de passage en France pour authentifier le navire qui se révéla être un clipper de l’armement Bordes, un sister-ship du Cambronne dont on ne pouvait encore révéler le nom. Notre scientifique sut expliquer ce curieux phénomène par la dérive des glaciers : ayant été saisi par un morceau de banquise après de terribles tempêtes qui l’avaient drossé vers le nord, il avait été absorbé, digéré puis déplacé par les langues de glace du Groenland. Leur fonte n’était pas encore à l’ordre du jour.

Bien que nous ayons soigné le discours et chapitré la belle Olga, nous nous attendions à un concert de scepticisme. Il n’en fut rien.

Le jour du baptême, celle que nous appelions Olga monta à la tribune dans une splendide robe longue, noire et enveloppante. Le charme de son accent fit le reste. Professeurs, élèves (seul le Bural était dans la confidence) et pilots abdiquèrent tout sens critique pour se consacrer à une admiration quasi-hypnotique. Nous, les géniteurs de cette étonnante géologue, étions les premiers surpris par le naturel et le culot avec lequel elle débita ce beau conte absurde.

La suite se joua en deux temps. Au dîner, le parrain fit une cour assidue à la belle marraine jusqu’à lui demander dans quel hôtel elle descendait à la capitale. Parisien, il se ferait un plaisir de lui montrer la ville… Olga, prise de court, donna le nom d’un hôtel de la Porte Maillot. Deux jours plus tard, le pauvre homme nous faisait part de son étonnement : Madame Sergueiva était inconnue des registres de réservation de l’hôtel en question. Nous lui expliquâmes qu’elle avait été rappelée par son gouvernement pour avoir donné une conférence sans son assentiment.

La conclusion fut encore plus délicate : des inspecteurs de la sécurité sonnèrent deux semaines plus tard à l’appartement de notre Grand Mât dont, je le rappelle, l’épouse était elle-même russe. Les deux pandores souhaitaient en savoir plus sur cette géologue soviétique dont nulle ambassade ne connaissait l’existence et que l’on pouvait soupçonner d’espionnage. Ils eurent quelques difficultés à accepter les explications oiseuses d’une bande de potaches.

Le canular est une vieille tradition étudiante qu’il faut cultiver. Sa préparation qui, pour être sérieuse, demandera un certain travail, apporte autant de plaisir que sa réalisation. Le canular est une forme élaborée d’humour, un humour qui se rit surtout des naïfs et des crédules. Certains canulars sont restés célèbres dans la littérature, telle l’invention du peuple opprimé des Poldèves qui amena des députés leurrés à faire au Parlement des déclarations émues en sa faveur, ou l’apparition du Darkistan, petit pays remuant coincé entre le Tadjikistan et le Turkménistan, et auquel San-Antonio attribuera plus tard la capitale en berne de Zobmou.   

Je suis infiniment reconnaissant au rédacteur de La Mémoire de l’Hydro d’avoir perpétué quarante ans plus tard le souvenir de ce baptême dont je suis presque confus de dévoiler les coulisses. Mais il y a prescription…

 

Eric BLANC

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