Le commandant Léon porte le nom d’une ancienne principauté de basse Bretagne, mais c’est à Quimper, en haute Bretagne, qu’il est né il y a 52 ans. Après plus de 15 années à caboter en Europe du Nord et aux Antilles aux commandes de tankers de la compagnie ST Management, il vient de terminer son premier voyage depuis son recrutement chez Euronav à la barre du DONOUSSA, un VLCC récent de 300.000 tonnes. Un changement de dimension qu’il évoque à l’occasion de son passage dans les bureaux français d’Euronav, à Nantes.
De Rotterdam à Mascate en 4 mois
Le 5 mai dernier, le commandant Léon se retrouve à quai, au sens propre comme au sens figuré. Il débarque, à Rotterdam, du ST SARA, un tanker de 8000 tonnes qui vient de livrer sa dernière cargaison de fioul lourd. Le tribunal de commerce de Bordeaux a prononcé la mise en liquidation judiciaire de son armateur, ST Management. Après 18 ans au sein de cette compagnie familiale dont plus de 15 comme capitaine, Ronan Léon doit trouver un nouveau projet professionnel. Il n’a pas vraiment d’inquiétude. Il sait que son profil de «capitaine illimité Oil Tanker» est recherché et que la question de l’emploi des seniors ne se pose pas vraiment dans son secteur. Il n’empêche. Il doit faire les bons choix. Après réflexion, il décide de rester dans le pétrole et passe d’une compagnie familiale à un groupe international, avec cette légitime pointe d’appréhension de ceux qui s’apprêtent à vivre un changement. Après un processus de recrutement chez Euronav un peu nouveau pour lui, il franchit une première étape qui le conforte sur la dimension relationnelle. Le 3 octobre 2022, 4 mois seulement après sa précédente navigation, il embarque à Mascate, au Nord du sultanat d’Oman.
De ST Management à Euronav : un changement d’échelle dès la phase de recrutement
«J’ai commencé par une phase d’entretiens en face à face avec la Direction du bureau de Nantes. Très bon contact. J’ai complété avec des échanges par visio conférence avec la direction en Grèce pour vérifier mes compétences. J’ai suivi des formations en ligne et sur simulateur et j’ai fini par des tests psychologiques. Déjà avec le processus de recrutement, j’ai compris que je changeais d’échelle. C’est rigoureux. Adapté à la taille du groupe. Il faut passer les haies.». Rien à voir avec ce qui l’avait conduit au poste de commandant dans sa précédente compagnie. «J’ai gravi les échelons naturellement. Je ne me projetais pas commandant. Ça m’est un peu tombé dessus comme ça, de façon un peu «rock & roll», en 2007, pour remplacer au pied levé un commandant. Je ne faisais pas le malin. Dans cette situation, vous êtes super concentré. Il faut faire attention à tout. Ce métier-là, c’est l’anticipation : se projeter pour imaginer tout ce qui peut se passer à 15/ 20 minutes en temps normal sur un navire plus petit… à deux heures, voire plus, pour un VLCC. C’est quand même une vingtaine de membres d’équipage, une valeur de navire autour de 90 millions d’euros, plus les 2 millions de barils à la valeur du cours du jour et sans compter les risques, notamment environnementaux… Ça me paraît donc normal qu’on vérifie minutieusement mes capacités, malgré mon expérience».
De 8.000 t à 300.000 t : la même culture du pétrole
La culture du pétrole, le commandant Léon l’avait déjà chez ST Management. «Les inspections, par exemple, sont comparables dans toutes les compagnies, mais avec Euronav, on passe dans un groupe plus international, avec des centres de décision en France, en Belgique et en Grèce, une organisation plus structurée, avec plus d’interlocuteurs, plus de bateaux (de plus gros tonnages…). Il faut intégrer des nouvelles méthodes de travail, différents process de contrôle, plus rigoureux, plus lourds…». Un même métier donc, mais avec des responsabilités augmentées et des modalités d’exécution différentes. «Le métier, je le connais, mais c’est un gros changement d’échelle. Une autre gymnastique intellectuelle. J’avais bien en tête mes paramètres de navigation, mais pour passer de la théorie à la pratique, il faut être concentré, parce que «taper» un quai avec un navire comme ça…».
De son propre aveu, le commandant Léon n’a pas rencontré de difficulté particulière pour ce premier embarquement sur ce navire de 330 mètres. «Le commandant que j’ai remplacé m’a tout de suite mis à l’aise (ndlr : au cours de la doublure d’une semaine prévue en cas de recrutement et promotion). J’ai été surpris par la capacité de manœuvre de ce type de bateau, par son état aussi. C’est un bateau récent (construit en 2016), mais particulièrement bien entretenu par un équipage compétent (24 marins). Cela m’a facilité les choses». Les conditions ont même permis à l’équipage de s’entraîner à la réalisation de la manœuvre de Boutakov (un homme à la mer) en plein océan Atlantique. «C’est rarissime de pouvoir faire cet exercice. C’était super de pouvoir le faire pour les jeunes qui étaient à bord».
Les contraintes du management à bord
Le commandant Léon a le goût de la transmission et la fréquentation des générations qui arrivent le stimule : «Honnêtement je vois des jeunes motivés avec un haut niveau de connaissances techniques. Il faut les confronter avec la pratique et c’est intéressant». Il a aussi sa manière bien à lui d’envisager l’encadrement. «J’essaie d’être un commandant accessible, y compris aux questions personnelles, même si je sais faire comprendre à partir de quel moment je considère que certaines questions doivent me remonter ou pas». Même s’il constate que la fonction de commandant s’est beaucoup désacralisée par rapport à ses débuts, ce changement d’époque lui va bien. Il correspond autant à l’air du temps qu’à son tempérament. «Sur un navire, c’est le management de l’équipe qui prend désormais le plus de place. Ce n’est pas forcément la partie du métier que je préfère. Je fais confiance. Je communique quand c’est nécessaire. Je vais à l’essentiel. J’essaie d’être toujours à jour de tout, toujours au vent de ma bouée : un coup d’avance pour ne pas être pris au dépourvu. Chacun sa check list et j’essaie de retenir la pression qui vient de la terre. J’essaie d’être constant pour être lisible, pour ne pas déstabiliser les gens. Même si je peux concevoir que de bousculer ça peut aussi stimuler, mais ça ne me correspond pas».
Un métier d’ingénieur ?
Avec l’expérience, le commandant connaît les difficultés du métier. Mais il reste passionné. «Je continue à apprendre des choses. Et franchement, quand je me compare avec mes copains ingénieurs, je ne suis pas à plaindre : des réunions jusqu’à pas d’heure, des séminaires, des déplacements, une grosse pression de la hiérarchie avec des n+1 directement sur votre dos… Aujourd’hui, les métiers de l’industrie sont des métiers difficiles, victimes aussi de la mondialisation. Ce n’est pas évident. Au moins chez nous, les choses sont claires, avec des progressions de carrières rapides, des bons salaires, des responsabilités, un métier aux multiples casquettes qui permet d’éviter la routine et six mois de congés par an et beaucoup d’autonomie.»
Malgré tout, lui qui n’envisageait pas de faire autre chose qu’un métier sur l’eau, comprend que l’éloignement peut refroidir. «Il y a toujours une grosse évaporation des élèves qui quittent la navigation à cause de ça. Déjà, à mon époque, c’était pareil. Le métier de marin peut refroidir, mais je ne comprends pas, pour autant, cette propension nouvelle de l’école à se présenter d’abord comme une école d’ingénieurs. Il y a effectivement une vraie dimension technique dans nos métiers. Par exemple, je suis toujours bluffé par le gigantisme de ce type de navire. Une visite des machines, avec un ouvrier mécanicien qui descend dans la chemise du piston et disparaît complètement, ça fait toujours quelque chose… Mais la partie navigation représente quand même l’essence du métier. Même s’il ne faut pas survendre le dépaysement et qu’on connaît souvent mieux les aéroports que les ports, il y a quelque chose d’unique et de belles carrières à faire dans la marine marchande.»
Réflexions sur les plannings d’embarquements
Le commandant qui a goûté aux avantages de rotations courtes (tous les deux mois) a dû se réhabituer à des séquences de 80/80 jours. «La durée des embarquements peut être un vrai frein. Objectivement, par exemple, il y a une relation de cause à effet entre la durée d’embarquement et le taux de divorces, mais il n’est pas toujours possible de réduire la durée sur les longs cours. Ça fait partie du package». Néanmoins, il apprécie le véritable effort chez Euronav, pour réduire les dépassements – déjà – mais aussi pour assurer les relèves plus rapidement. «On sent une attention à tenir compte de la vie de famille. Mon premier débarquement s’est fait dans le sud du Golfe de Guinée, au large de la Namibie, entre Noël et le Premier de l’an. Les embarquants avaient eu le temps de déballer leurs cadeaux et moi j’étais à la maison le 30 pour préparer le réveillon. Bravo au crew !». Avec l’équipe à terre, il parle aussi de son souhait de travailler en binôme. «Franchement, il y a un vrai confort à bien connaître celui qui vous remplace. Les passations se préparent à l’avance. Le jour J, elles s’effectuent en deux temps trois mouvements et ça limite les incertitudes sur les délais de remplacement. Si on y arrive, c’est bien». Ces questions de conditions d’embarquement sont une des raisons qui lui avaient, un temps, fait envisager le secteur du gaz, qui adopte plus facilement ce type d’organisation. «Ça fait partie des variables auxquelles on est sensible. C’est vrai. Mais finalement, je me méfie de la conjoncture. Je me suis dit qu’il pouvait y avoir plus un effet yoyo. Et c’était même avant les à-coups géopolitiques du moment. Pour moi, le pétrole reste un secteur d’avenir. Je pense que le transport maritime va encore s’intensifier. Ça m’intéresse même de voir comment il va évoluer, notamment avec les nouveaux systèmes de propulsion auxiliaire, comme par exemple, les rotors Flettner qui permettraient d’économiser 10% de la consommation des navires sur la partie conso d’énergie à bord».
Une perspective qui laisse songeur le commandant Léon. En attendant, l’ancien jeune lieutenant toujours passionné de voile, qui a navigué jadis sur le BELEM, s’apprête à remonter à bord du DONOUSSA avec autant de passion, rasséréné par son premier embarquement. « Mais je vais rester concentré. Je sais qu’à bord, il peut toujours y avoir des aléas ». Il y a aussi des constantes, comme le plaisir, toujours renouvelé, de voir le jour se lever sur l’eau du haut de la passerelle, avec sa tasse de thé : « On a quand même un beau bureau » se réjouit-il. Depuis les fenêtres de ceux d’Euronav où se termine cet entretien, il contemple les bâtiments de l’ENSM Nantes, son ancienne école. Un heureux hasard qui lui permet de mesurer le chemin parcouru en bientôt 30 ans de carrière, au temps où il ne s’imaginait même pas commandant.