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Les enjeux et l’attractivité économique d’un port dans le grand jeu du commerce maritime mondial.

Visite annuelle de l'Ecole de Guerre à Rouen et au Havre

Pour la seconde année consécutive après l’intermède COVID, les officiers de marine élèves de l’École de Guerre ont visité les ports de Rouen et du Havre, les 4 et 5 avril 2023, dans le cadre d’une semaine de séminaire organisé avec le Centre d’Études Stratégiques de la Marine (CESM). Ce séminaire a pour objectif de présenter un panorama des enjeux stratégiques et des activités économiques liées à la mer. Il a réuni les 52 stagiaires Marine de la 30ème promotion de l’École de Guerre, dont une douzaine d’officiers étrangers. accompagnés d’une trentaine d’auditeurs civils du CESM qui y suivent le cycle annuel de formation aux enjeux navals et maritimes.

Les participants à cette semaine ont assisté à un panel de conférences abordant un large spectre de thèmes actuels autour du maritime : le data, la numérisation, la physique quantique et la décarbonation, la maîtrise des fonds marins, les risques pesant sur les océans ( surpêche, climatique, etc.), les interfaces portuaires illicites ( crimes, trafics, etc.) vues par les Douanes, les actions hybrides en mer (Nord Stream, flotte chinoise de pêche…), L’Asie au cœur des échanges maritimes mondiaux par Paul Tourret, la flotte stratégique par Édouard Louis-Dreyfus, tout juste élu Président d’Armateurs de France, La Marine et l’action de l’État en mer, etc.

Au milieu de cette semaine de conférences, les participants ont été accueillis par le Commandant de la Marine du Havre, le CV Janci et le commandant de la capitainerie de HAROPA/Rouen, Pascal Bonnel, pour une visite embarquée au fil de l’eau à la découverte du port de Rouen, maillon central d’HAROPA, entité publique réunissant les ports du Havre, Rouen et Paris.

Croisements de navires dans le chenal du port du Havre ©JVD Jeunemarine.fr

Le déplacement s’est poursuivi le lendemain par une visite matinale embarquée du port du Havre et plus particulièrement de Port 2000 qui concentre l’essentiel du trafic conteneurs de la Porte Océane. Ils ont pu voir différents navires porte-conteneurs en opérations commerciales, dont le CMA CGM Sorbonne, navire de 20 000 evp d’une série de 9 sisterships propulsés au gaz. Un passage dans le port historique a montré la réalité du développement de l’éolien en mer, avec la présence du Brave Tern. Ce navire spécialisé dans la pose des mâts, nacelles et pales d’éoliennes off-shore, est en opération de chargement d’éléments pour le champ de la baie de Saint-Brieuc, au nouveau quai de l’usine Siemens-Gamesa du Havre.

Le Brave Tern en opération de chargement au quai de l’usine Siemens Gamesa ©JVD Jeunemarine.fr

Les participants ont ensuite été accueillis à l’ENSAM, l’Ecole Nationale de la Sécurité et de l’Administration de la Mer, installée au sein de l’ENSM, l’École Nationale Supérieure Maritime, pour deux tables rondes « Shipping » : la première présentant la situation actuelle du commerce maritime, les enjeux et les solutions pour répondre aux défis économiques et technologiques de la décarbonation du transport maritime. La seconde centrée sur les enjeux d’un port pour continuer à être attractif dans la compétition mondiale.

La première table ronde, animée par Sophie Cros, professeur d’économie à l’ISEL, école d’ingénieurs en logistique, a analysé la situation du commerce maritime mondial.

Les routes maritimes

Ronan Kerbiriou, enseignant-chercheur à l’Université du Havre au sein du laboratoire DEVPORTS, a présenté l’évolution des flux maritimes depuis l’émergence de la mondialisation de l’économie à partir de 1970, démontrant la corrélation entre commerce et transport maritime. Entre 1980 et 2020, les flux du transport conteneurisé ont été multipliés par 18, grâce à une course au gigantisme des navires qui aujourd’hui atteignent une capacité de 24 000 evp, soit l’équivalent d’une distance de 180 km, si on alignait ces conteneurs. Parallèlement à l’augmentation de l’offre de transport, le secteur s’est concentré entre les mains d’un nombre réduit d’opérateurs. En 1980, le top 10 des compagnies maritimes représentait 20% du marché. En 2020, ce top 10 concentre 80% des capacités de transport. Sur le range européen, malgré sa position géographique favorable, le port du Havre ne manutentionne que 3 millions d’evp/an, contre 15 millions à Rotterdam et 12 millions à Anvers.

Interrogé sur les conséquences de la guerre en Ukraine sur ces flux, Ronan Kerbiriou n’a pas relevé d’impact direct pour le port du Havre, mais un vaste programme d’analyse des traces AIS des navires permet de mesurer concrètement l’impact des sanctions appliquées à la Russie. C’est particulièrement vrai en Baltique, où par exemple le port de Klaipeda a vu son trafic reculer de plus de 20 % en 2022, en raison de l’arrêt des exportations d’engrais russe. Dans le sens inverse, ce port est complètement saturé par le trafic des voitures d’occasion à destination de la Russie.

Les flux conteneurs ©Devports

Stratégies et régulations des flux maritimes en 2023.

Philippe Corruble, Avocat chez Stream, professeur à l’EM de Normandie, a présenté la situation actuelle du shipping.

Après les deux années exceptionnelles vécues par les compagnies maritimes, 2023 a commencé par le divorce spectaculaire entre Maersk et MSC, les deux partenaires de l’alliance 2M. L’alliance était devenue difficile en raison de stratégies d’intégration verticale divergentes. Maersk et MSC ont pris des mesures distinctes ces dernières années. Maersk privilégiant le « door to door » en acquérant des entreprises de logistique. MSC raflant inversement tous les navires d’occasion disponibles sur le marché et engageant des commandes de navires neufs en nombre, grâce aux bénéfices dégagés durant la pandémie du COVID. Le modèle de CMA-CGM se rapproche de la stratégie de Maersk en rachetant le logisticien CEVA, en développant une offre de transport aérien fret, etc.

Aujourd’hui, les neuf premiers contrôlent 85 % et les cinq premiers 65 % des capacités, contre 25 % en 2000. Ils font tous partie de trois alliances :

– 2 M : Maersk et MSC.

– The Alliance : Hapag Lloyd, Yang Ming et ONE.

– Ocean Alliance : CMA-CGM, Cosco, Evergreen, OOCL.

L’Europe et la Chine sont des pays de compagnies maritimes. Les États-Unis sont le pays des chargeurs. Pas une compagnie américaine dans le top 20 mondial.

Les compagnies maritimes ont une préférence traditionnelle pour les accords coopératifs, contractuels, flexibles, renégociables et à durée limitée. Mais en parallèle un vaste mouvement de fusions-acquisitions a eu lieu. Aujourd’hui, le problème est la gestion des capacités en période de surcapacité (1), et non les tarifs. Cette régulation doit passer par les autorités de régulation de la concurrence européennes, américaines et chinoises.

Dans l’Union Européenne, le règlement sur les fusions impose l’obligation de notifier les fusions et acquisitions d’entreprises au-delà d’un seuil exprimé en chiffre d’affaires mondial et européen, et d’obtenir l’autorisation de la Commission avant de réaliser l’opération. Elle exige également que l’entité consolidée ne participe pas à plus d’une alliance de transporteurs maritimes. Par exemple, lorsque Maersk a acquis Hamburg Süd, la Commission a posé comme condition d’approbation que Hamburg Süd se retire des cinq consortiums auxquels elle appartenait. Idem pour l’acquisition de Neptune Oriental Lines (Singapour) par CMA-CGM : NOL a dû se retirer de l’alliance G6.

La Commission a concentré son analyse sur les aspects horizontaux et s’est très peu intéressée aux les effets verticaux des opérations de fusion et d’acquisition. L’opération par laquelle CMA-CGM a pris le contrôle de CEVA, n’a suscité aucune opposition de la part de la Commission européenne. Depuis lors, les transporteurs maritimes ont multiplié les acquisitions dans le secteur de la logistique, dans le cadre d’une stratégie visant à leur donner le contrôle des opérations de porte-à-porte.

Aux États-Unis, ça bouge. L’association maritime américaine US Shippers Group Inc. a déposé une plainte de 180 millions de dollars auprès de la Federal Maritime Commission (FMC) contre Maersk, alléguant que le transporteur danois n’a pas rempli ses obligations contractuelles pendant la pandémie de Covid-19. La FMC devrait rendre sa décision initiale sur l’affaire d’ici… août 2023.

Sous la pression de l’administration Biden, le département de la justice américaine (DOJ) a décidé de collaborer plus étroitement avec la FMC, afin de permettre aux autorités de régulation maritime de faire appel à des experts antitrust dans le cadre d’une surveillance mondiale accrue de la concurrence dans le secteur du transport maritime par conteneurs. Maersk partage l’affiche avec Hapag-Lloyd, OOCL Evergreen et d’autres compagnies maritimes dans les différentes enquêtes et procédures en cours, à la suite de la désorganisation complète des flux logistiques durant l’épidémie de COVID-19.

Quel chemin vers la décarbonation du Maritime ?

Nils Joyeux, officier de la Marine Marchande, co-fondateur de la compagnie maritime Zéphyr & Borée basée à Lorient, a présenté les différents points pour agir sur la réduction des émissions de CO2 dans le maritime (2).

En partant de l’équation de Kaya, appliqué au shipping, on ne peut agir que sur trois éléments : l’intensité carbone de l’énergie, l’efficacité énergétique des navires, ou l’activité même de l’entreprise.

Personne n’a envie de réduire l’activité de son entreprise en développant une stratégie de décroissance. Réduire la vitesse d’exploitation des navires est la solution immédiatement applicable. Mais pour maintenir la régularité d’un service, on ajoute des navires à une ligne pour compenser la baisse de vitesse. C’est le choix actuel de MSC.

Améliorer l’efficacité énergétique d’un navire ne permettra jamais de s’affranchir des énergies fossiles. En jouant sur l’optimisation des carènes, des hélices, l’utilisation d’innovations de rupture, couplées à l’optimisation opérationnelle (logiciels de routage, d’exploitation moteurs, etc.), on n’arrive qu’à une somme de petits pourcentages insuffisante au regard des enjeux..

Reste l’intensité carbone de l’énergie utilisée, c’est à dire capturer le CO2 émis, utiliser des bio-fuels ou la propulsion vélique. Tous les carburants alternatifs proposés (e-méthane, e-ammoniac, e-fuel) sont issus de la molécule d’hydrogène. La transformation de la molécule d’hydrogène nécessite énormément d’énergie électrique, qui se doit être verte, c’est-à-dire issue de l’éolien ou du nucléaire. Le rendement maximum de l’hydrogène plafonne à 15% de l’énergie utilisée au départ de la transformation.

Le transport maritime mondial consomme annuellement 200 millions de tonnes de HFO et 30 millions de tonnes de MGO, soit l’équivalent de 2700 TwH. Si on remplace cette consommation par l’e-méthane, il faudrait environ 194 millions de tonnes d’e-méthane, soit l’équivalent de 5400 TwH. Concrètement, c’est 3,4 fois la production éolienne mondiale, ou l’équivalent de 2500 réacteurs nucléaires. Et uniquement pour le transport maritime, sans les autres secteurs d’activités industrielles, transports aériens, voitures électriques, habitations, etc. Difficilement imaginable !!!

Dans cette perspective, la propulsion vélique est un atout que Zéphyr & Borée, au travers de différents projets, propose comme solution hybride. Après avoir remporté le projet Canopée, navire destiné au transport des éléments de la fusée Ariane 6 entre l’Europe et la base de Kourou (3), Zéphyr & Borée est en négociation finale avec un chantier pour la commande de deux séries de cinq navires destinés à une association regroupant 20 chargeurs, pour être exploités sur les lignes Europe du Nord – côte Est US et Méditerranée – côte Est US.

La seconde table ronde, animée par Aïcha Demarest, responsable de l’agence havraise du groupe RDT, transitaire, a présenté les enjeux d’attractivité pour le port du Havre et les tendances positives déjà à l’œuvre qui animent le cluster des acteurs économiques et maritimes du corridor de l’axe Seine…

L’interface de la manutention.

Louis Jonquière, Président Directeur Général de la Générale de Manutention Portuaire (GMP) et Président de l’Union Nationale des Industries de la Manutention (UNIM) a développé avec passion le rôle et les enjeux de la manutention sur le port du Havre, en essayant de s’affranchir de la mauvaise image de marque véhiculée par les nombreux conflits sociaux nationaux impactant directement l’activité portuaire. L’enjeu principal est d’aller chercher les 40% des conteneurs du marché français qui passent directement par les ports étrangers (50% actuellement, NDLR), en massifiant les pré et post acheminements par voies fluviale et ferroviaire (respectivement 10 % et 5 % contre 85% pour la route). Les manutentionnaires sont à l’interface des flux logistiques.

C’est une activité très capitalistique, nécessitant des investissements lourds dans un environnement juridique particulier. En prenant l’exemple de la lutte contre les trafics illicites, en particulier la drogue sur le port du Havre, Louis Jonquière considère que l’on demande beaucoup aux manutentionnaires : caméras de surveillance, contrôle des accès, personnels, marchandises, etc.

La croisière, interface entre le port et la ville.

Terminal de la Pointe de Floride aujourd’hui ©JVD Jeunemarine.fr

Jean-Baptiste Gastinne, 1er Adjoint au maire de la ville du Havre, a présenté le projet du terminal croisière de la Pointe de Floride. Le port du Havre accueille annuellement environ 140 paquebots dont les passagers filent, le temps de l’escale, vers Paris, Giverny, Etretat, les plages du débarquement ou le Mont-Saint-Michel. Aménagé actuellement dans de vieux hangars portuaires, l’accueil de ces passagers ne se fait pas dans de bonnes conditions. Le but de la nouvelle gare maritime est d’offrir aux compagnies maritimes la possibilité de choisir Le Havre comme port de départ de croisière en y effectuant les opérations d’embarquement et de débarquement des passagers dans d’excellentes conditions.

Pour réduire l’impact environnemental de ces escales un branchement électrique à quai aux trois postes est prévu. Les perspectives de prises de part du marché de la croisière par le Havre s’annoncent florissantes. Une promenade végétalisée permettra aux Havrais de parcourir la pointe de Floride en découvrant un point de vue unique sur la ville, et de renforcer le lien entre la ville et son port.

Projet terminal croisière de la Pointe de Floride © HAROPA

Les choix stratégiques du port.

Florian Weyer, Directeur Général délégué d’HAROPA au Havre, a présenté les différentes stratégies mises en place pour élargir les possibilités offertes par le port pour répondre aux enjeux du shipping mondial. Comme l’a rappelé Philippe Corruble dans son intervention, un port doit être multifonctionnel pour espérer capter des trafics. Le rapport de force actuellement est très clairement en faveur des compagnies maritimes. HAROPA doit être capable de proposer du foncier pour attirer l’installation d’activités économiques et industrielles qui indirectement génèrent du trafic portuaire. Le chiffre d’affaires du port est de 375 millions d’euros/an. Environ 54% de ces revenus viennent du foncier, 39% des droits de port, c’est-à-dire payés par les navires, et les 7% restant d’activités annexes.

La politique portuaire depuis les trente glorieuses a été basée sur les hydrocarbures. Depuis 2009, la part du pétrole a chuté de 10 points, ne représentant plus que 39% des droits de port. Cette chute est compensée par l’excellente tenue du trafic conteneurs lié à l’activité mondiale, et à la montée en puissance des droits de port issus des filières dites relais de croissance : ENR, bio-carburants, éolien, etc.

Cette nécessaire diversification passe aujourd’hui par la montée en puissance prévue de l’usine éolienne de Siemens-Gamesa, qui installée sur 37 hectares fournit actuellement les éléments du champ éolien de la baie de Saint-Brieuc. La diversification passe également par des opportunités d’actualité. Les tensions d’approvisionnement en gaz, à la suite du déclenchement de la guerre en Ukraine, et sur décision du gouvernement, vont permettre d’accueillir un FSRU au quai de Bougainville servant de terminal gazier flottant. À partir de la fin septembre 2023, ce terminal temporaire est prévu pour réceptionner 52 escales par an, soit 3,5 à 4 millions de tonnes équivalents à 10% des importations de gaz en France.

À plus long terme, HAROPA a lancé le projet ZIBAC autour de la réduction des émissions de CO2, par capture, stockage, exportation du CO2, et pour favoriser l’installation d’une filière d’hydrogène décarbonée, etc.

Le port est à la croisée des chemins : devenir un gestionnaire de foncier, revenir aux fondamentaux du service aux navires et des compagnies maritimes, porter des projets industriels innovants pour remplacer les activités en déclin ou plus certainement un mélange bien dosé des trois.

Les intervenants et organisateurs des tales rondes réunis avec le CV Janci, COMAR Le Havre, et l’Administrateur en Chef de 1ére Classe Perrier, directeur de l’ENSAM. © JVD Jeunemarine.fr

Le Commandant du port du Havre, Nicolas Chervy, leur a présenté l’activité opérationnelle de la capitainerie et de la zone industrialo-portuaire en les recevant au LH Port Center situé à proximité de l’avant-port. À leur départ en bus vers Paris, les stagiaires ont pu une dernière fois apprécier ces 2 jours à Rouen et au Havre traversant le port, de l’écluse François Ier à la darse de l’océan, et en apercevant une dernière fois les portiques de Port 2000 avant de profiter de la vue sur la zone naturelle le long de la route de l’estuaire et sur la Seine.

Jean-Vincent Dujoncquoy

 

(1) : En 2022 , Yann Alix, universitaire, avait présenté les cycles du shipping.

(2) : En 2022, le Havrais Guillaume Le Grand avait présenté la société TOWT et sa flotte de voiliers de transport.

(3) : le Canopée sera exceptionnellement présent à l‘Armada de Rouen en juin 2023, dont une des thématiques portera sur la sauvegarde des océans, avant de rejoindre Ouistreham pour y recevoir ses 4 voiles.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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