ÉconomieJeune Marine N°263Reportage

À la découverte des réalités économiques d’un port de commerce

Visite annuelle de l’École de Guerre au Havre

À l’occasion d’une semaine de formation sur le thème de « La France, puissance maritime et navale », les Officiers de Marine français et étrangers, stagiaires à l’École de Guerre, accompagnés d’une trentaine de cadres de la société civile terminant un cycle annuel de formation aux enjeux maritimes au sein du CESM (Centre d’Études  Stratégiques  de la Marine), ont passé une journée d’immersion sur le port du Havre, le 5 mai 2022, pour approfondir leurs perceptions ou découvrir les réalités concrètes de la mondialisation des échanges sur la logistique portuaire et maritime.

Leur visite du plus grand port français illustre l’intérêt des états-majors pour les enjeux maritimes dans leur globalité. Inversement, c’est l’occasion pour tous les acteurs locaux et de l’axe Seine de témoigner de leur collaboration permanente, entre eux comme avec les milieux de la recherche et de l’enseignement supérieur.

Organisée conjointement par le Commandant de la Marine au Havre (COMAR), la section Marine de l’Ecole de Guerre et le CESM en partenariat avec l’Université du Havre-Normandie, cette journée a permis aux stagiaires de rencontrer le monde économique portuaire de la région havraise et d’en apprécier les nombreuses implications liées aux différentes crises qui, depuis plus de deux ans, perturbent ou transforment  l’économie mondiale.

Le quai du Havre à Port 2000 avril 2022 © JVD jeunemarine.fr

Cette journée « shipping » a commencé pour les stagiaires par une visite de Port 2000 par la mer, à bord de la vedette Ville du Havre, où plusieurs navires étaient en opérations commerciales, notamment le CMA-CGM Trocadéro, troisième de la série des navires propulsés au gaz mis en ligne par la compagnie française, présenté en début de semaine par Emmanuel Delran, premier Commandant  du CMA-CGM Jacques Saadé, lors d’une conférence à l’École de Guerre. 

Mots d’ accueil d’Andréa Duhamel Directrice de l’ ISEL et du CV Janci COMAR Le Havre © EdG MN

Les participants ont ensuite été accueillis à l’ISEL, école d’ingénieurs en logistique, pour assister à deux conférences axées sur l’économie du shipping, réunissant des représentants du monde économique et universitaire de l’axe Seine.

La première table ronde, animée par Yann Alix, délégué général de la fondation SEFACIL, a analysé « le nouvel ordre maritime mondial et ses conséquences logistico-portuaires ».

Le Cycle du Shipping :

Le transport maritime est rythmé par le « cycle du shipping » qui, avec une périodicité de 3 à 7 ans, est un perpétuel recommencement. Le « creux » engendré par une baisse de l’activité économique entraîne une surcapacité navale, d’où une chute des taux de fret. Les prix bas proposés sur  marché SLOT (qui représente environ 20% des marchandises transportées) permettent d’attirer des volumes de marchandises de chargeurs profitant des circonstances. Les taux de fret remontent. Armateurs et banques spécialisées réinvestissent, entraînant des fusions-acquisitions, commandent de nouveaux navires. L’activité atteint à nouveau un « sommet » avec des taux historiquement hauts, des affrètements bien trop rémunérateurs, etc., jusqu’à une saturation du trafic. Le cycle se régule aujourd’hui de lui-même avec des taux de croissance tendant vers 0%, comme en France, alors que l’on prévoyait 7% à la fin 2021. La pandémie du COVID et la crise ukrainienne accentuant les excès de ce cycle sur la logistique mondiale.

Le COVID a mis en quarantaine l’espace « consommation » européen, en même temps que la Chine, usine du monde,  a été incapable de sortir les marchandises au moment où l’Amérique s’est mise à consommer de façon effrénée, entraînant un engorgement des ports de la côte ouest US. 18 mois plus tard, nous sommes toujours dans la résultante de ces phénomènes. Aujourd’hui, Shanghai qui représente 3,8% du PIB de la Chine, soit le PIB de l’Argentine, est sous cloche. Les délais d’attente sur rade s’allongent pour les navires, parfois jusqu’à 5 semaines. 20% des capacités de la flotte théorique mondiale sont gelées sur les mers en attente de traitement par les ports.

Au niveau européen, ce sont 4 milliards de tonnes de marchandises annuelles, soit 16% du trafic mondial qui transitent dans les ports, représentant 640.000 emplois directs avec le transport maritime, avec un poids plus important dans les pays baltes ou aux Pays-Bas.

Depuis la crise de 2008, les nombreuses fusions-acquisitions et les alliances ont abouti à une forte concentration du transport maritime. En 2010, 30% de la capacité mondiale était offerte par le top 10 des compagnies maritimes. Aujourd’hui 90% de la capacité se concentre sur 10% des armateurs, dont 65% pour les 4 premiers.

L’impact et les solutions au niveau du port du Havre

On compare la capacité d’un port avec le nombre réel de conteneurs manutentionnés. Le Havre capte bien les offres de services, mais ne capte pas assez de marchandises. Bénéficiant d’une position géographique favorable, Le Havre n’est pas le premier port à l’import qu’il devrait être. Sur 2100 escales annuelles de porte-conteneurs, 700 escales sont passées précédemment par Anvers. Anvers est le premier port de la région parisienne. Les délais d’acheminement  depuis la Chine jusqu’à la sortie du port du Havre sont passés de 50 à 118 jours. Pour revenir à une situation normale, il faudrait avoir deux fois plus de conteneurs et deux fois plus de navires : impossible. Le Havre a été moins impacté pour les temps d’attente des navires que les autres ports européens. À Anvers, certains navires restent à quai pour servir de  stockeurs flottants, car les terminaux sont pleins. Au Havre, les taux d’occupation sont de 97% à 98%, ce qui fait tourner les terminaux en mode dégradé.

Le redémarrage de l’activité du port de Shanghai, où actuellement 230 navires attendent de charger pour l’Europe, va entraîner dans 4 à 6 mois un nouvel engorgement des ports européens. Pour gérer cette situation future, les manutentionnaires doivent augmenter la capacité de traitement de nos terminaux. Augmenter le recrutement, en collaboration avec le syndicat des dockers. Trouver des solutions de stockage au-delà des limites de nos terminaux, en créant des points de déposes pour réceptionner le plus tard possible les conteneurs à l’export, et faciliter l’enlèvement des conteneurs à l’import.  Ces solutions sont développées pour faire face aux aléas  actuels des trafics, notamment asiatiques. À moyen terme, il faut investir dans des portiques dernière génération et les nouvelles technologies (IA).

amphithéâtre de l’ISEL © EdG MN

L’autre défi du Havre est de se repositionner comme premier port à l’import en améliorant les dessertes terrestres pour massifier la marchandise. Aujourd’hui, 87% des conteneurs au Havre passent par la route. On essaye de développer la barge et le train, comme nos concurrents. Anvers et Rotterdam inondent la région parisienne et le marché européen, par ces corridors. La création d’ HAROPA  va permettre plus d’agilité dans ce domaine-là.

L’impact sur la logistique mondiale

Les conséquences maritimes de la pandémie du COVID sur les chaînes logistiques mondiales vont bien au-delà du simple  transport des marchandises.  L’offre de services et les tarifs ont toujours été adossés à la demande entre l’Asie et l’Europe pour atteindre une dizaine de services en flux tendus. La réduction du nombre d’acteurs par la rationalisation des offres de services au sein de trois grandes alliances a entraîné une offre réduite au moment où au printemps 2020 le COVID désorganisait les flux. Les transit-time ont doublé, 1 navire sur 3 a un retard de 7 à 10 jours sur son programme. Aux USA, les temps de déchargement montent à 12 jours, soit le transit Asie côte ouest. Les importateurs anticipent donc les commandes, qui gonflent les volumes transportés, les taux de fret et les stocks. La presque totalité des  navires sur le marché de  l’affrètement étant utilisée au moins jusqu’en 2023, les alliances suppriment des escales ayant moins de volumes, au détriment de l’économie de certains pays. Cela peut aller jusqu’à ruiner la compétitivité des pays producteurs par exemple de vêtements comme le Bangladesh, Sri Lanka ou l’Inde.

Au niveau de la logistique européenne, on assiste à une relocalisation vers le Bassin méditerranéen et l’Europe de l’Est pour rapprocher le lieu de production des lieux de consommation. La Turquie en est un exemple. Mais la réindustrialisation de l’Europe avec son corollaire énergétique devra être une décision politique.

Un exemple de décarbonation du maritime :

Pour terminer ce rapide tour d’horizon du shipping, le défi de la décarbonation du transport maritime a été abordé au travers du prisme de l’armement TOWT, jeune armement qui, après avoir durant une dizaine d’années transporté environ 2000 tonnes de fret sur des navires affrétés, se lance dans la construction d’une goélette de 80 m, pouvant transporter environ 1000 tonnes de fret avec une propulsion vélique classique. Depuis 2005, la fiabilité des systèmes de prédiction permet d’envisager une propulsion vélique sur l’ensemble d’un voyage, avec par exemple une vitesse de 10,5 nœuds sur une transatlantique vers la côte US, pour un transit time de 13 jours. Derrière un discours très marketing, ayant séduit de grands groupes industriels pour le label annonçant une réduction de 90% des émissions de CO2 et qui sont un formidable soutien à ce projet, le défi sera de pouvoir sortir de ce marché microscopique en convertissant notre société de consommation « instantanée » au bienfait du temps qui s’écoule pour le plus grand bien de notre planète.

L’Axe Seine : laboratoire du report multimodal.

La seconde table ronde a été un focus sur l’axe Seine, animée par Arnaud Serry, de l’université du Havre Normandie, qui regroupe les ports de la Seine, a un rôle central dans le report modal pour faciliter le passage de la marchandise vers le ferroviaire et le fluvial. 90% de la problématique est à terre et dans l’interface mer/terre. Un rôle également dans la réindustrialisation de la vallée de la Seine, avec la gestion d’un capital foncier important, plus de 10.000 hectares. Les ports doivent sortir de la « rente pétrolière » pour trouver d’autres filières qui permettent une diversification pérenne : éolien, qualité des industries qui s’implantent, soutien aux projets de décarbonation (captage de CO2, hydrogène, etc.).

Une logistique bien gérée permet le report multimodal limitant ainsi l’impact environnemental : un train transportant l’équivalent de 45 poids lourds c’est 3 tonnes de CO2 au lieu de 44 tonnes. Une barge transportant l’équivalent de 125 camions, c’est 36 tonnes de CO2 au lieu de 125 tonnes.

Ce report est freiné par les frais de rupture de charge entre les différents modes de transports.

Les acteurs portuaires privés sont réunis sous la bannière de l’UMEP. Ils veillent à l’avancement des projets d’infrastructures, à la fluidité de la marchandise, aux dysfonctionnements qui créent des tensions avec les personnels, à la rationalisation des procédures avec une dématérialisation à 100%, à la formation et au développement des acteurs économiques qui portent toutes les activités portuaires. Certains, comme SOGESTRAN, sont présents dans le fluvial, le maritime, le stockage et la logistique.

Vue de port 2000 depuis la digue sud lors de la visite terrestre du port© EdG MN

L’après-midi a été consacrée à la visite terrestre élargie de la zone industrialo-portuaire du Havre et des zones naturelles, avec un passage sur les terminaux de port 2000 et des échanges avec des dockers sur les aspects pratiques et humains de la manutention des conteneurs. L’attention des visiteurs était aussi retenue par les  embases gravitaires destinées au champ éolien de Fécamp,  » pyramides du 21ème siècle  » , comme aime le dire le COMAR du Havre pour illustrer l’ampleur des enjeux et objectifs qui fédèrent tout le cluster maritime, portuaire et économique havrais ou de l’axe Seine jusque Paris.

Jean-Vincent DUJONCQUOY

 

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