ArticlesCommandant CharcotCroisièreInterviewJeune Marine N°267Vie à bord

PORTRAIT : Lucas ESTROGES, Second Capitaine du Commandant Charcot

S’il est un poste étrange sur un navire, c’est bien celui de second. Il vous faut les épaules d’un commandant – vous êtes le visage de la discipline et de la bonne tenue du navire – mais il vous faut aussi l’humilité de ne pas l’être. Ce costume, Lucas Estorges le revêt avec subtilité et élégance. Plutôt discret et taciturne en passerelle, il sait être jovial et chaleureux une fois dans son bureau. C’est notre premier contrat ensemble et il m’intrigue. J’ai voulu connaître son parcours pour comprendre comment on devient second capitaine du plus extraordinaire navire d’exploration polaire.

Marseillais de naissance, Lucas as toujours connu la mer. Chez les Estorges, on se transmet la passion de père en fils. « Mes meilleurs souvenirs d’enfance sont en mer » me confie-t-il. C’est donc tout naturellement qu’il rejoint la première promotion de la nouvelle ENSM en 2011 pour une formation d’officier polyvalent. Il effectue son premier embarquement avec la SNCM, puis rejoint la CMA-CGM. Du Moyen-Orient à l’Amérique Latine, de l’Europe à l’Asie, il sillonne le monde sur les porte-conteneurs. C’est que Lucas est un aventurier dans l’âme – cela va s’avérer déterminant.

Entré cadet et sorti officier, le plus souvent en machine, il retourne faire sa 5ème année à Marseille et obtient son DESMM en 2016. La voie royale de la CMA-CGM s’ouvre à lui, néanmoins, cette perspective échoue à le séduire. Il a soif de défis, de navigations aux confins de l’extrême. Les eaux glacées semées d’embûches des pôles le font rêver. Ponant s’illustre par ses croisières d’expédition en Antarctique sur la série Boréal ; il contacte le responsable des recrutements. « Je l’ai quasiment harcelé toute ma cinquième année » plaisante-t-il. « Je l’appelais tous les trois jours, mais aucun poste ne se libérait. Finalement, deux mois avant que j’obtienne mon diplôme, j’ai enfin eu une réponse différente. »

Aubaine ? Cela dépend. Lucas n’a aucune expérience de la croisière, alors Ponant lui propose de revenir en tant qu’élève. Il sourit : « J’ai d’abord refusé. » On peut le comprendre. Pour un jeune officier destiné au commandement, c’est un sacrifice difficile et un coup pour l’orgueil – seulement voilà, Lucas n’est pas un garçon orgueilleux. L’appel de l’aventure a raison de ses réticences, et le voilà parti en Antarctique pour sa première saison : six mois sur Le Lyrialsous le commandement de Rémi Genevaz. 

À lui de faire ses preuves. Après tout, il a déjà tous ses diplômes ! « Il m’ont vraiment bien accueilli » se souvient-il. « Finalement, j’ai fait deux mois en tant qu’élève, puis quatre comme officier. A posteriori, j’ai reculé pour mieux sauter. » En réalité, cette phrase est sûrement à Lucas ce que l’espiègle Pourquoi Pas ? fut jadis au Commandant Charcot.

Le Commandant Charcot en Antarctique pendant l’été austral 2022-23 – Coll. © Nicolas SERVEL

Au fil des années, Lucas prend du galon. Repéré par Etienne Garcia, commandant légendaire s’il en est, il est promu second capitaine en 2019 à bord du Boréal. Le commandant Garcia lui touche mot du projet extraordinaire que Ponant développe en Norvège : un navire d’exploration polaire unique au monde, qui se nommera Le Commandant Charcot. S’il le souhaite, Lucas y a sa place… oui, mais pas comme second capitaine. « Pour Le Commandant Charcot, Ponant a créé un nouveau poste qui n’existe pas ailleurs dans la flotte, celui de First Officer.  J’avais le choix : rester comme second capitaine sur les classes VI, ou bien accepter ce pas en arrière et rejoindre l’équipage du fleuron de la flotte. »  Vous l’aurez deviné, Lucas n’a pas hésité à renoncer à une demi-barrette au nom de l’aventure.

Commence alors une batterie de formations digne d’un astronaute. Il part en Finlande se familiariser avec les azipods, ces nacelles orientables qui assurent la propulsion au navire et croquent dans la banquise comme dans du beurre. Il perfectionne aussi sa connaissance des glaces, part en stage de soutage à bord du gazier Global Energie, apprend à piloter les motoneiges, obtient la qualification d’officier d’appontage pour les opérations héliportées, et effectue la formation de survie en milieu polaire à Tignes. Il assiste enfin aux essais glace du Commandant Charcot au Groenland, avant de prendre son premier poste en 2020 au lancement du navire. Finalement, il passe second en 2022, et la boucle est bouclée.

À ma question sur les spécificités techniques du navire amiral de Ponant, il répond : « j’avais toujours appris que la meilleure façon de naviguer dans la glace était de l’éviter. Ici, c’est tout l’inverse. On cherche le contact, ce qui veut dire qu’il faut apprendre à en analyser en temps réel l’épaisseur, la nature, et la dérive, ainsi qu’anticiper le comportement du navire. On passe de l’état liquide à l’élément solide, et on navigue parfois dans des intermédiaires. La neige, le vent, la houle, tous ces facteurs jouent sur notre performance, en modifiant les forces de pression et de friction que subit le navire. Être à la barre du Commandant Charcot, c’est composer avec beaucoup d’incertitude, ce qui requiert beaucoup de stratégie. » 

Je le crois. Je l’ai observé aux commandes dans les banquises du Georges VI. Je l’ai senti concentré, le bras sûr et le geste précis – et de le voir ouvrir sa trace dans des eaux inconnues, je me dis qu’il est allé au bout de son rêve, celui d’un garçon audacieux mais capable de se réinventer pour relever les défis les plus fous.

Nicolas SERVEL

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