La transition énergétique dans le maritime n’est pas aussi simple que la mono-transition opérée dans l’automobile. Chaque armement doit trouver LA solution qui sera la plus adaptée à son besoin immédiat mais aussi à la trentaine d’années de vie du navire : ils ne pourront pas changer d’orientation tous les ans. Nous avons donc rencontré pour cela Bertrand CRISPILS, Responsable Transition Energétique de Brittany Ferries, qui nous explique tout le cheminement et les solutions mises en oeuvres par l’armement breton.
Aymeric Avisse : Bonjour Bertrand, tu es C1NM promo 1990 à Nantes et aujourd’hui Responsable Transition Energétique de Brittany Ferries, peux-tu nous présenter ton parcours ?
Bertrand CRISPILS : Bonjour Aymeric. J’ai navigué à différents postes d’officier, essentiellement sur des transporteurs de gaz liquéfié (GPL pleinement réfrigéré) jusqu’en 2002. J’ai alors participé au suivi de construction de plusieurs navires gaziers, GPL et GNL, en Corée du Sud puis à Saint-Nazaire. J’ai ensuite intégré le groupe TOTAL, occupant entre autres un poste de spécialiste marine dans la branche « Exploration et production », où là encore j’ai été impliqué dans plusieurs projets gaziers. En 2012, j’ai intégré la Direction Technique de Brittany Ferries, où des projets de navires au carburant GNL étaient à l’étude. Après quelques années passées comme Ingénieur d’Armement à la gestion technique des navires en service, je me suis concentré sur les problématiques liées à l’arrivée de GNL carburant, que ce soit sur les aspects sécurité, technique, compétences, logistique, contractuel… et les perspectives liées aux carburants alternatifs.
J’ai désormais la charge de piloter la stratégie de la transition énergétique des activités maritimes, en coordonnant les actions des entités concernées dans la Compagnie.
Aymeric Avisse : Nous nous rencontrons aujourd’hui pour parler du futur et du verdissement : peux-tu expliquer votre problématique de verdissement sur votre flotte de navires ?
Bertrand CRISPILS : Aujourd’hui, tout le monde est conscient des enjeux climatiques et de la nécessité, dans tous les domaines, d’adapter ses activités pour limiter les effets du réchauffement climatique.
L’OMI et l’Union Européenne ont donné un cadre pour accompagner cette transition dans le domaine maritime. Ce cadre oriente clairement les actions des armateurs sur deux axes. Le premier axe, ce sont les solutions de réduction de consommation d’énergies d’une part, qui conduisent à des mesures d’efficacité énergétiques et d’optimisation de l’exploitation des flottes. Le second axe concerne l’adoption d’un mix énergétique qui doit réduire l’intensité d’émissions de gaz à effets de serre, sur l’ensemble de sa chaîne de valeur, par l’adoption de nouveaux carburants ou sources d’énergie.
Les problématiques sont nombreuses, et la multitude des pistes possibles, aux niveaux de maturité très variables, rend l’équation assez complexe.
Nous sortons d’un monde maritime où le fioul a longtemps constitué la source d’énergie universelle. Nous sommes convaincus qu’il n’y aura pas de solution universelle dans l’avenir. Nous devons donc, pour chaque cas d’exploitation, imaginer la solution la plus adaptée. Ainsi, des options pertinentes pour des lignes courtes comme le transmanche, ne sont pas applicables à nos lignes longues comme les lignes d’Espagne. De la même manière, les solutions les plus adaptées pour nos navires ropax ne peuvent pas être calquées sur celles des armateurs de long-courriers.
La durée de vie de nos navires, autour de 30 ans, impose une réflexion sur le renouvellement de la flotte. Quels choix techniques matures permettent les meilleures performances environnementales à ce jour, tout en étant améliorables dans le futur, pour suivre l’ambitieuse trajectoire de décarbonation ? On doit désormais considérer les navires neufs comme évolutifs pendant leur durée de vie, en anticipant les innovations technologiques et la progression du cadre réglementaire. Un casse-tête intéressant !
Enfin, on ne peut pas passer sous silence l’aspect économique de la nécessaire transition énergétique. Quelles que soient les solutions utilisées, elles généreront un surcoût significatif pour les investissements et l’exploitation. Nous devons nous assurer que ces charges supplémentaires sont soutenables.
Aymeric Avisse : Votre armement s’est donc tourné vers la solution du GNL pour ses bateaux neufs, et peut-être en refit des plus récents, en quoi cette solution était pour Brittany Ferries la meilleure ?
Bertrand CRISPILS : Le renouvellement de notre flotte ne peut pas attendre que les « meilleures » technologies soient disponibles. Comme je viens de l’expliquer, au moment de prendre une décision d’investissement, il faut choisir une solution adaptée à l’exploitation prévue et dont la mise en œuvre en sécurité et avec fiabilité est garantie. On doit aussi s’assurer que des possibilités d’évolution vers de meilleures performances environnementales existent.
C’est le cas du GNL, solution très mature techniquement, et dont la fourniture est disponible. Il faut rappeler que nous devons également répondre à d’autres contraintes d’émissions locales (SOx, NOX, particules fines…) et que le GNL est à ce titre une des meilleures solutions actuelles.
Au niveau des émissions de gaz à effet de serre, nous sommes pleinement conscients que leur réduction est insuffisante par rapport aux enjeux du réchauffement climatique. Nous travaillons donc à la substitution progressive du GNL par du bio-méthane (issu de la biomasse), puis d’e-méthane (synthétisé à partir d’hydrogène renouvelable), permettant tous deux des émissions de gaz à effet de serre considérablement réduites.
Ceux-ci répondent bien au double objectif : être le plus « éco-performant » possible aujourd’hui, tout en étant capables d’évolutions adaptées aux enjeux climatiques.
Aymeric Avisse : Vos navires récemment reçus et baptisés mais aussi les prochains sont des navires quasiment de grande série fabriqués en Chine, ces chantiers asiatiques deviennent une référence en matière de navires gaz : est-ce cette qualité que vous êtes allés chercher chez eux ?
Bertrand CRISPILS : Le choix de la Chine n’est pas vraiment le nôtre, mais celui de l’armateur suédois STENA à qui nous affrétons les navires (nous lèverons les options d’achat dès que possible). Il permet effectivement de construire rapidement plusieurs navires performants et de très bonne qualité sur la base d’un design initial unique. C’est le programme « E-Flexer ». A ce jour, il totalise 12 navires, destinés à 4 armateurs différents. Les chantiers européens n’ont pas de disponibilités pour des projets de telle ampleur.
Concernant l’aspect GNL, nous sommes les seuls armateurs à avoir commandé ces navires en « version GNL ». Comme tu l’imagines, les exigences de sécurité et d’environnement de tels systèmes nous ont conduits à contrôler ces sujets au plus près, quelles que soient les compétences connues ou supposées des constructeurs. Même depuis notre position d’affréteur, nous nous sommes profondément impliqués dans le design et l’approbation des systèmes spécifiques au gaz.
J’en profite pour ajouter que nous sommes extrêmement satisfaits des navires livrés, que ce soit au niveau de leurs performances, leur fiabilité, leur confort et niveau de finitions.
Aymeric Avisse : L’association professionnelle des Armateurs de France a avancé des chiffres très ambitieux sur ses objectifs de décarbonations avec notamment -30% des émissions à l’horizon 2035 notamment grâce au slow-steaming : est-ce un objectif tenable dans votre calendrier ?
Bertrand CRISPILS : Ces objectifs sont en cohérence avec les trajectoires de décarbonation du transport maritime encadrées par les règlements de l’OMI et de l’Union Européenne. Même si toutes les solutions à moyen et long terme ne sont pas identifiées, nous nous donnons les moyens d’adapter notre flotte et nos opérations pour exploiter nos navires en conformité avec ces règles. Tu sais que les prochains navires que nous recevrons bénéficieront, en plus de la motorisation GNL, d’un système d’hybridation électrique performant et de grande capacité (plus de 11MWh de batteries). Ce système permettra de fonctionner en mode « zéro émission » sur tout le domaine portuaire, manœuvres d’arrivée et départ comprises, réduisant ainsi significativement l’ensemble des émissions atmosphériques.
Tu mentionnes également le slow steaming qui consiste en fin de compte à adapter la vitesse des navires pour délivrer la meilleure efficacité énergétique. Pour un opérateur de ferries, le sujet est plus complexe que pour un opérateur de cargo transocéanique. Cela étant dit, nous construisons les schémas d’exploitation des navires en cherchant à optimiser la consommation des navires, tout en s’assurant que les horaires répondent aux attentes de nos clients. Par exemple, la vitesse des traversées Angleterre-Espagne est passée en quelques années d’environ 25 à 17 nœuds.
La combinaison de l’adoption des technologies actuelles les plus performantes en termes environnementaux et de l’optimisation énergétique des schémas d’exploitation montre notre volonté d’atteindre des objectifs que tu énonces.
Aymeric Avisse : De nouvelles énergies impliquent de nouvelles compétences, qu’en est-il du recrutement et de la formation des officiers ? Avez-vous adapté votre organisation de travail ?
Bertrand CRISPILS : Oui. C’est un vrai sujet, souvent sous-estimé. Là encore, je reviendrais sur notre expérience de la transition au GNL. Dans un environnement spécialisé, comme chez un armateur méthanier par exemple, l’adoption des connaissances, des bonnes pratiques et de la culture liée à l’exploitation du gaz sont acquises par une part de formation complémentaire et beaucoup de compagnonnage.
Nous avons fait le choix de faire évoluer les compétences de notre personnel navigant plutôt que de recruter du personnel extérieur. Nous savions pouvoir compter sur le sérieux et le professionnalisme de nos équipes, mais sans expérience préalable du gaz naturel, il a fallu construire des solutions de formation adaptées et compenser l’impossibilité de compagnonnage. Notre service formation a mis en place des modules de formations réglementaires ajustés aux spécificités de nos navires et de nos opérations. Nous avons aussi organisé de longues sessions de familiarisation, dans lesquelles nous pouvions discuter et approfondir différentes situations pratiques, d’organisation, de méthodes de maîtrise des risques… Nous avons également investi dans un outil de simulation numérique, sorte de copie virtuelle des systèmes de stockage et de transfert de nos navires, pour entraîner et préparer les équipes aux opérations concrètes. Depuis, avec deux soutages par semaine sur chacun de nos navires, nos équipages ont acquis une compétence solide.
Nous avons considéré essentiel d’accompagner de la même manière les équipes supports à terre : direction technique, direction flotte, service qualité, direction financière…
Avec l’arrivée prochaine des navires hybrides électriques, nous adoptons une démarche similaire pour faire évoluer la compétence des personnels à l’exploitation des batteries, systèmes et propulsion électrique.
Aymeric Avisse : Le objectifs à 2050 sont encore plus ambitieux, avez-vous déjà pensé au coup d’après et au futur pas si éloigné du ferry transmanche ?
Bertrand CRISPILS : 2050, c’est à la fois lointain si on compare aux évolutions des 25 dernières années, et proche par rapport à la durée de vie des navires. Il faut être à la fois déterminé au changement, mais humble au regard des solutions possibles. Tout le monde aimerait détenir la boule de cristal qui permette de faire dès aujourd’hui les choix les mieux adaptés à cette échéance !
En termes d’évolutions technologiques, si on considère les perspectives actuelles, nous pensons que l’électricité jouera un rôle majeur sur les lignes courtes. Il faut bien garder à l’esprit que la majorité des carburants futurs durables devraient être produits à partir d’énergie électrique décarbonée. Dans une perspective de maîtrise globale de l’énergie, on aura toujours intérêt, lorsque ce sera possible, à utiliser l’électricité plutôt que n’importe quelle forme d’énergie dont elle sera issue.
Les évolutions attendues sur le stockage de l’hydrogène (LOHC par exemple), la marinisation des piles à combustible, et d’autres innovations futures enrichiront évidemment les options possibles.
Là encore, toutes ces innovations et nouvelles sources d’énergie auront un coût. Elles devront d’accompagner de toutes les solutions de réduction de consommation disponibles si elles se révèlent adaptées : assistance vélique, réduction des frottements hydrodynamiques, optimisation de rendement…
Nous travaillons activement sur tous ces sujets, pour faire coïncider au mieux la trajectoire de décarbonation, le calendrier d’évolution de notre flotte et la maturité des innovations technologiques adaptées.
Sans a priori ni chapelle, nous nous inscrivons dans une trajectoire souple et évolutive.
Aymeric Avisse : Merci Bertrand, je crois que tu as du travail pour un bon petit moment ! Nous te souhaitons tous nos voeux de réussite dans ce fabuleux challenge, à bientôt !