À la uneJeune Marine N°254

Droit au rapatriement et Covid-19 : des challenges inédits relevés… des incertitudes restent

Par Anne-Cécile BANNIER-MATHIEU et Frédérique HEURTEL

 

Frédérique HEURTEL

Diplômée d’HEC Paris et de Paris I, Frédérique est collaboratrice au sein du cabinet Stream et exerce en droit du travail, plus particulièrement maritime, tant en conseil qu’en contentieux.

Anne-Cécile BANNIER-MATHIEU

Avocate de formation en droit maritime et diplômée de l’École de Management de Normandie,  Anne-Cécile est fondatrice de la société Argos Consulting, spécialisée dans l’élaboration et la gestion de projets spécifiques dans le domaine maritime, ainsi que de l’éthique des affaires.

Dans notre article précédent nous relevions combien l’exercice du droit au rapatriement des marins était mis à mal par le COVID-19, laissant des milliers d’entre eux dans l’incertitude la plus totale, sans possibilité de rapatriement. C’est dans ce contexte que les différents acteurs de la communauté maritime internationale (OMI, OIT, ITF, ECSA, INTERTANKO, les P&I Clubs etc) ont travaillé de concert pour apporter des réponses aux nombreux challenges, tant techniques que juridiques, qui leur étaient donnés de relever.

Les solutions trouvées, à l’échelle internationale et nationale, l’ont été grâce notamment à un dialogue social de qualité instauré entre armateurs et partenaires sociaux.

Sur un plan international d’abord, l’OMI a prévu dans sa lettre circulaire publiée le 5 mai dernier (n° 4204/Add.6) des mesures et procédures générales visant à s’assurer que les changements d’équipages puissent avoir lieu en toute sécurité pendant la pandémie de COVID-19. D’un point de vue national ensuite, armateurs et syndicats (réunis en intersyndicale) ont œuvré via notamment la tenue de plusieurs cellules interministérielles de crise pour faciliter les déplacements des marins de la flotte de commerce et de la pêche. Si des solutions pratiques ont été trouvées, de nombreux challenges restent néanmoins à relever par la Communauté maritime, notamment s’agissant du respect de la durée maximale d’embarquement de 12 mois prévue par la Convention du Travail Maritime.

Hasard du calendrier ou volonté du gouvernement d’apporter d’utiles précisions dans le contexte sanitaire actuel, le Gouvernement français a pris, le 20 mai dernier, l’Ordonnance n°2020-599 portant mise en œuvre de la Convention sur le travail dans la pêche et d’amendements à la Convention du travail maritime. Rappelons que c’est la loi d’orientation des mobilités (L. n° 2019-1428 du 24 décembre 2019, art. 135) qui, dès le mois de décembre dernier, a autorisé le gouvernement à transposer par ordonnance, dans un délai de 12 mois, deux directives européennes ; l’une d’elles faisant application des amendements de 2014 à la Convention du Travail Maritime (Dir. n° 2018/131 du 23 janvier 2018). Cette ordonnance crée une nouvelle section dans le Code des transports (« Responsabilité de l’armateur autre que de pêche »), qui détaille les obligations des armateurs en matière de garanties financières décès, incapacité de longue durée, et surtout en cas abandon.

Dans son contenu général, cette ordonnance n’est pas vraiment révolutionnaire : il s’agit d’une retranscription quasiment littérale des dispositions de la Convention du travail maritime et de la directive européenne du 23 janvier 2018. Elle en reprend quasiment mot pour mot les termes en matière de couverture des garanties, de conditions de mise en œuvre et de résiliation.Classiquement, elle s’applique aux navires battant pavillon français, ainsi qu’aux navires battant pavillon d’un Etat étranger et naviguant dans les espaces maritimes relevant de la juridiction ou de la souveraineté française, « sous réserve des engagements internationaux de la France et des compétences reconnues aux Etats par le droit international » (C. transp., art. L. 5000-3). Peu de nouveauté donc, puisque depuis l’entrée en vigueur de la Convention du Travail Maritime au mois d’août 2013, les armateurs souscrivent auprès des P & I Clubs l’ensemble des garanties couvrant ces risques tant s’agissant des cas de décès et d’incapacité, que d’abandon. Notons que l’ordonnance du 20 mai 2020 précise que les gens de mer peuvent présenter l’ensemble de leurs réclamations relatives au paiement des indemnités directement aux assureurs.

Certains points de cette ordonnance méritent toutefois de s’y attarder. D’abord, le nouvel article L 5533-15 du Code des transports, transpose la définition de l’abandon au sens de la Convention du Travail Maritime. Le gens de mer est ainsi considéré comme abandonné lorsque l’employeur ou l’armateur (i) ne prend pas en charge les frais de rapatriement, (ii) ne pourvoit pas à l’entretien et au soutien nécessaires (comprenant une nourriture convenable, un logement, l’approvisionnement en eau potable, le carburant nécessaire à la vie à bord du navire et les soins médicaux nécessaires, y compris à terre) ou (iii) ne verse pas le salaire pendant une période d’au moins deux mois. Le bénéfice de la garantie financière couvrant l’abandon est alors ouvert au marin pour lequel l’un de ces critères est rempli. Cette définition de l’abandon est conforme à ce qui est prévu par la Convention du travail maritime. Elle est toutefois intéressante car elle diffère de celle du délit d’abandon, qui existait déjà dans le Code des transports et dont les conditions sont plus strictes. Le délit d’abandon suppose ainsi, notamment, qu’une mise en demeure préalable de l’armateur ou de l’employeur du marin par l’administration soit restée sans effet (C. transp., art. L. 5571-1). Le Code des transports comporte donc désormais deux définitions de l’abandon qui coexistent en matière civile et en matière pénale.

Opération de ravitaillement de navire sur rade – zone de mouillage du Havre © Aymeric AVISSE DR
Opération de ravitaillement de navire sur rade – zone de mouillage du Havre © Aymeric AVISSE DR

Ensuite, le nouvel article L. 5533-16 du Code des transports, prévoit que la garantie financière de l’armateur doit couvrir « toutes les dépenses proportionnées et justifiées engagées par le gens de mer abandonné ». La question que nous nous posions dans notre article précédent trouve ainsi un début de réponse : la garantie souscrite par l’armateur ne couvre pas un rapatriement à n’importe quel coût, les dépenses devant rester « proportionnées ».

Cette notion de « proportionnalité » interpelle toutefois. Elle n’apparaît ni dans la Convention du Travail Maritime, ni dans la directive du 23 janvier 2018, qui précisent quant à elles que la garantie financière doit couvrir « toutes les dépenses raisonnables engagées par le marin, y compris les frais de rapatriement ». La différence est légère, car les termes sont proches. Le gouvernement français a-t-il souhaité franciser le terme « raisonnable », en le rattachant à une notion plus courante de droit français, la « proportionnalité » ? Ce serait étonnant puisque le terme « raisonnable » apparaît déjà à plusieurs reprises dans le Code des transports, où il est d’ailleurs régulièrement couplé avec le terme « proportionné » (par ex., C. transp., art. L. 5241-2-10). Quelle peut donc être la justification d’une telle modification ? La proportionnalité est considérée comme un principe destiné à canaliser l’intensité de l’action de l’autorité publique (S. BERRADA, « subsidiarité et proportionnalité dans l’ordre juridique communautaire » RAE 1998, p.48) ; elle est habituellement comprise comme l’exigence d’une adéquation, entre les moyens employés par l’Administration, le but visé et les intérêts en présence (L. DUONG, « le raisonnable dans les principes du droit européen des contrats » R.I.D.C 3 -2008). Dans ces conditions, on ne peut s’empêcher de se demander si l’insertion de cette notion dans l’Ordonnance du 20 mai 2020, publiée en pleine crise sanitaire, ne serait pas à rapprocher de l’obligation assignée à l’Etat français (en pratique à la Direction des Affaires Maritimes) de rapatrier les gens de mer en cas de défaillance de l’armateur (L 5542-33-1 du Code des Transports) ?

L’on peut penser en effet que la pandémie de COVID-19 qui secoue l’ensemble du monde maritime et fragilise bon nombre d’armateurs tant au commerce que dans l’industrie de la croisière, mais également à la grande plaisance, a révélé combien l’Etat français était exposé au risque financier et juridique que représente le rapatriement (ou le non rapatriement…) de centaines, voire de milliers de marins. En cela, préférer le terme « proportionnel », à celui de « raisonnable», ce serait en quelque sorte s’assurer d’une vision plus mathématique du traitement d’une situation. Ainsi, nul doute qu’en cas de défaillance d’un armateur, la notion de proportionnalité sera à l’origine d’âpres négociations entre gens de mer et Administration. A titre d’exemple, un marin qui demanderait à l’issue de sa période d’embarquement en temps de COVID-19, à être logé en attendant sa confirmation de retour, dans un hôtel 5 étoiles dans un pays aux standards de classification hôtelière inférieurs à ceux pratiqués en France ou qui, solliciterait un rapatriement par un moyen de transport aérien privé mutualisé, pour rejoindre sa famille en difficulté compte tenu de la situation, serait-ce déraisonnable ? Nous ne le pensons pas. Serait-ce proportionnel ? La question reste ouverte pour la seconde situation.

Par ailleurs, l’ordonnance du 20 mai 2020 n’apporte pas de précision particulière quant à la durée maximale d’embarquement. Or aujourd’hui, c’est pourtant bien cette problématique qui reste la plus prégnante, un nombre important de marins étant toujours embarqué alors pourtant que leur durée maximale d’embarquement a été atteinte. A ce sujet, le Panama, représentant 22% du tonnage mondial, a fait savoir dans le cadre d’une Merchant Marine Notice du mois de février 2020, qu’il envisageait de permettre, avec autorisation, que les contrats d’engagement maritime puissent être étendus 3 mois supplémentaires en raison de la pandémie actuelle. Certains marins pourraient donc travailler au-delà de la durée autorisée par la Convention du Travail Maritime, les amenant à atteindre des périodes d’embarquement allant jusqu’à 17 mois. Cette information relayée notamment par l’organisation syndicale britannique Nautilus International a été fortement contestée.

Ce d’autant qu’eu égard à la mise en place des protocoles de l’OMI notamment, la force majeure nous semble difficilement pouvoir être caractérisée aujourd’hui. Si le Panama poursuivait dans ce sens, et dans le cas où la durée maximale de travail des marins, telle que prévue par la Convention du Travail Maritime n’était pas respectée, il n’est pas inutile de rappeler qu’il expose les navires battant son pavillon à des détentions au titre du contrôle par l’Etat du port. Sur un plan national, si la question des durées d’embarquement a été pour partie aménagée via des accords d’entreprise, certains armements n’ont pas conclu de tels accords, renvoyant donc à l’application de l’accord de branche dont la dernière modification date de 1973 ; raison pour laquelle, les partenaires sociaux ont récemment demandé la révision de cet accord sur la durée maximale d’embarquement.

Celle-ci garantit la bonne santé des marins et ainsi, bien entendu, la sécurité du transport maritime et la protection de l’environnement. Il est donc important de continuer à la préserver, et de ne pas laisser s’instaurer une situation, qui, rappelons-le, est la conséquence d’un évènement qui, nous l’espérons, restera exceptionnel.

 

Anne-Cécile BANNIER-MATHIEU & Frédérique HEURTEL

Source
Argos Consulting
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