CabotageJeune Marine N°258

Relancer le cabotage national : une urgence

Par Eric Blanc

Le Plan de Relance publié par Bercy en septembre 2020 affiche trois grandes priorités : agir en faveur du climat, renforcer la résilience de notre économie, laquelle passe par le maintien d’un savoir-faire national et d’une forme d’indépendance logistique, et agir en faveur de l’emploi.

Relancer une logistique de distribution maritime au sein du pays répond à toutes les attentes d’un tel cahier des charges, et bien au-delà : diminuer d’un facteur 6 les émissions de CO2 liées au transport de distribution quand celui-ci s’effectue par la mer plutôt que par la route, ouvrir un marché de constructions neuves aux chantiers navals, substituer aux camionneurs exilés des marins formés en France et réveiller l’économie de régions portuaires aujourd’hui sinistrées.

Dans les deux articles précédents, nous avons acté de l’absence de redistribution par cabotage (« feedering ») sur les côtes françaises et de la vitalité de cette forme de navigation dans les pays d’Europe du Nord.

Pour clôturer ce dossier de manière constructive, nous proposons un plan d’action en 6 étapes, qui pourrait inspirer les prochaines décisions du CIMer (Comité interministériel de la Mer). Celui-ci place en priorité première pour 2021 l’adoption d’une stratégie nationale portuaire. Les objectifs affichés de cette stratégie pour 2050 sont (Dossier de presse CIMer janvier 2021)

  • L’augmentation de la part de fret conteneurisé à destination de la France, manutentionnée dans nos ports (en évitant son détournement vers Anvers ou Rotterdam).
  • Le doublement du nombre d’emplois directs et induits liés à l’activité portuaire.

Notons que le CIMer considère les 66 ports de commerce français comme la « clé de voute de la souveraineté nationale en matière d’approvisionnement », mais semble ignorer que leur grande majorité dépérit au profit des grands pôles portuaires. Quels que soient les rapports étatiques et les avis d’experts que l’on consulte, force est de constater que l’idée de privilégier la redistribution d’un conteneur par la mer entre Le Havre et Brest plutôt que par la route, est la grande absente des réflexions. Lorsque l’idée émerge, sa rentabilité économique face à la route est immédiatement mise en doute. Soyons clairs : il n’y aura pas d’évolution vers une solution raisonnable sans la volonté politique de l’initier et de la soutenir.

1. Créer une structure paritaire de coordination

Les Allemands disposent de la plateforme SPC (ShortSeaShipping Inland Waterway Promotion Center) et les Norvégiens de SPC-N (Shortsea Promotion Center Norway). Toutes deux ont pour objectif de promouvoir le transport fluvio-maritime dans la chaîne logistique et d’aider à le substituer au transport routier. Elles se veulent des structures de rencontre entre acteurs publics et privés, des entités de conseil aux logisticiens en quête de solution maritime et des sites d’information. Le site de SPC-N renvoie vers Shortsea Schedules qui référence les liaisons existantes entre tous les ports européens.

Ces expériences confirment qu’un transport multimodal ne peut naître qu’autour d’une table ronde à laquelle s’assoient tous les acteurs concernés : chargeurs, armateurs, transitaires, sociétés de transport routier, représentants des ports. L’organisation d’une filière organisée de cabotage de distribution en France passera par la création d’une telle structure paritaire.  

La vocation du Cluster Maritime est de développer les synergies opérationnelles au sein de la filière maritime française. Comme de nombreux acteurs institutionnels, le Cluster Maritime français mise sur l’innovation et conduit un projet de transition éco-énergétique. Même en s’appuyant sur des technologies éprouvées et du seul fait du concept logistique, un plan « cabotage national de distribution » devrait trouver sa place dans un tel projet. Ayant valorisé et situé les flux à organiser, il reviendrait au Cluster Maritime d’identifier les acteurs intéressés par le développement de ce plan national et de les fédérer dans une structure paritaire.    

2. Déterminer les flux de fret interrégionaux transférables vers le cabotage national

Les flux interrégionaux concernent 3 catégories de marchandises (les conteneurs, les pondéreux et les liquides, essentiellement combustibles) correspondant à 3 types de navires et deux modes de navigation qui peuvent être conjugués : la navigation maritime et la navigation fluviale.

Malgré l’absence de liaison à grand gabarit entre Rhône et Rhin ou entre Saône et Escaut, le transport fluvial a vu émerger quelques expériences prometteuses : citons la ligne de transport combiné fleuve-route exploitée par la SNTC Carline qui permet le transit des conteneurs havrais vers Nogent-sur-Seine, en amont de Paris, avec des unités de 1000 à 1500 tonnes, ou le Groupe Soufflet qui transporte 800.000 tonnes de céréales par an sur la Seine. Des convois de 470 EVP descendent le Rhin jusqu’à Strasbourg tandis que des barges de 280 EVP remontent le Rhône jusqu’en Côte-d’Or.

La carte des voies navigables coupe cependant l’hexagone en diagonale et n’offre aucune solution fluviale depuis la façade atlantique. L’ouest et le sud-ouest du pays sont donc des territoires pour lesquels le transport maritime côtier doit se substituer à l’option fluviale. Poitiers doit être desservi par Nantes ou La Rochelle, comme les villes du Morbihan doivent l’être par le port de Lorient.

La recommandation de l’Union Européenne est de privilégier la voie maritime dès lors que la distance de transport est supérieure à 300 km par la route. Cette distance indicative doit être relativisée en fonction de la position des ports et des activités de leur hinterland.

L’Union Européenne a un objectif de transfert de 30% des volumes pour les distances de distribution supérieures à 300 km. Sans avoir réalisé une analyse chiffrée, un objectif de 15% du trafic apparaît un taux prudent à moyen terme (hypothèse basse). Pour les seuls conteneurs, porteurs de marchandises diverses et donc destinées à un marché largement réparti, cette valeur représenterait chaque année plus de 450.000 unités (soit autant de camions évités) depuis les grands ports du nord que sont Le Havre et Dunkerque, soit l’équivalent de 1500 chargements de caboteurs (base 300 EVP).

Les pays scandinaves  ont largement développé le cabotage pétrolier pour desservir les ports secondaires depuis les raffineries (voir le second article sur le cabotage en Europe).  Si les 3 raffineries de la région marseillaise profitent du pipe-line sud-européen pour distribuer leur production, celles de Normandie et de Donges ne peuvent compter que sur la route ou sur la mer pour distribuer leurs produits vers les régions atlantiques. En 2019, la consommation intérieure en produits pétroliers était de 73 millions de tonnes. En se basant sur une hypothèse d’un transfert de 15%, 11 millions de tonnes pourraient être convoyées par la mer depuis les raffineries ou les grands ports vers les ports secondaires du littoral atlantique, ce qui représenterait 2200 rotations de pétroliers de 5000 tonnes de port en lourd.

Le Port de Saint-Malo. © Eric Houri

3. Définir la flotte nécessaire

En se concentrant sur la distribution interrégionale des conteneurs, des unités de 5000 tonnes (300 TEU) semblent optimales avec leur enveloppe de 100 m x 15 m x 6 m. En prenant comme base un trajet moyen sur la façade atlantique, soit 350 milles, on obtient un temps de rotation, chargement compris, de 3 jours (12 nœuds). Une flotte de 15 caboteurs de ce type permettrait donc d’assurer le « feedering » des 450.000 conteneurs le long de la côte allant de Dunkerque à Biarritz dans la limite des 15% de trafic transféré.

Pour la distribution de produits pétroliers, des caboteurs de 5000 tonnes représentent également un compromis intéressant entre volumes unitaires transportés et accès au plus grands nombres de ports et d’estuaires. Selon la même logique et les mêmes calculs, une flotte de 22 caboteurs pétroliers trouverait une justification logistique et environnementale.

Le transport des pondéreux (produits agricoles, engrais, matériaux de construction, charbon) représente aujourd’hui plus de 80% du trafic fluvial. Le transport maritime côtier est particulièrement adapté à ces catégories de marchandises et les flux correspondants, qui dépendent des activités industrielles et agricoles régionales, doivent faire l’objet d’études ponctuelles. Nul ne doute qu’à l’issue d’une telle étude, des caboteurs vraquiers viendraient augmenter la flotte citée plus haut.

4. Etablir un plan national de construction de caboteurs (effet de série)

Sans remonter à l’histoire des Liberty mais en se remémorant les séries de cargos jumeaux que les chantiers nord-allemands ont produit dans les années 80-90, on peut rappeler l’intérêt économique et technique d’une standardisation appliquée à plusieurs navires assurant des missions identiques. L’erreur serait, à mon sens, de tomber dans un travers français de high-tech et de prototypes. Dans un plan « cabotage national de distribution », il faut privilégier le concept de distribution et non son vecteur. Le réalisme économique et son pendant, le planning, doivent nous orienter dans un premier temps vers des plans et des technologies simples et éprouvés. Tous les acteurs d’une filière gagnent à travailler avec des navires standardisés.

Les derniers chantiers navals français n’ont dû leur survie qu’à des constructions haut-de-gamme ou de niche. Revenir aux fondamentaux en mettant en chantier des navires simples et économiques, indispensables à la logistique nationale, maintiendrait des compétences dites « résilientes » et créerait des emplois industriels.

5. Financer de manière paritaire la construction et les débuts d’exploitation

Le modèle économique de la filière reste son talon d’Achille. Construire des bateaux dans des chantiers français et les exploiter sous pavillon français a un coût pour lequel une simple logique concurrentielle n’apportera aujourd’hui aucune démonstration de rentabilité. Seule une impulsion paritaire Etat – Régions – Entreprises permettra de compenser cette vision court-termiste en valorisant ses apports en matière d’environnement, d’emplois et d’indépendance.  

Les prix pratiqués dans les chantiers asiatiques permettent d’extrapoler le prix d’un caboteur standardisé de 5000 tonnes construit dans un chantier français (+ 30%). L’ordre de grandeur devrait se situer autour de 10 millions d’euros, en tablant sur l’effet de série. Le financement de 37 unités (15 porte-conteneurs + 22 pétroliers) réclamerait donc pour sa partie construction 370 millions d’euros, somme à laquelle il faudra ajouter l’organisation de la filière et des aménagements portuaires, lesquels devraient rester modestes pour accueillir de petites unités.

Comme le montrait notre reportage sur les armements de cabotage des pays du nord, leurs flottes appartiennent à des entrepreneurs privés qui ne semblent pas dopés aux subventions mais qui s’intègrent dans une chaîne logistique organisée. Le rôle d’un « plan national cabotage » sera d’abord de donner aux entrepreneurs de la visibilité en organisant la filière et en travaillant à concrétiser le transfert des marchandises de la route vers la mer afin de garantir du fret sur le long terme.

Miser sur l’entreprenariat en organisant une filière rationnelle ne gomme pas le surcoût d’un investissement national tel que cité plus haut. Il est peu probable que des armements puissent convaincre leurs calculettes d’assumer un tel investissement dont la rentabilité serait précaire. Il appartiendra à une structure d’investissement paritaire telle que BPIFrance de soutenir un tel plan qui ne représenterait que trois millièmes du Plan de Relance Verte doté de 100 Milliards d’euros sur 2 ans.

Rappelons également que l’Etat finance en partie certaines lignes aériennes intérieures et que les Délégations de Service Public Maritime sont aussi soutenues par l’Etat et les collectivités. Créer des emplois nationaux et contribuer au plan de décarbonation en modernisant la logistique  de distribution régionale, mériteraient bien un coup de main.     

6. Explorer des nouvelles technologies de propulsion

Des projets passionnants de nouvelles propulsions nautiques voient actuellement le jour et progressent grâce à l’énergie de leurs promoteurs, parmi lesquels des officiers de marine marchande décidés à s’engager pour réduire les émissions du transport maritime. Le vent fait son grand retour, porté par des technologies aptes à le combiner de manière optimale avec d’autres sources d’énergie. Jeune Marine s’en fera prochainement l’écho. Tout en s’appuyant sur des concepts simples et éprouvés  pour initier rapidement la filière attendue de cabotage de distribution et ne pas compromettre son essor par des développements technologiques ambitieux, une seconde phase pourrait être définie qui améliorerait encore le bilan carbone du « feedering » en adoptant la propulsion vélique mixte.

Encore quelques années, et gageons que nos jeunes confrères passeront chaque semaine au large de Sein et d’Ouessant à bord de caboteurs tirant des bords !

 

PS : mes remerciements à Jean-Marie Rota (UNIC MARINE) pour ses conseils et pour son aide.

 

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