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Portrait au vitriol des grands ports français : un livre qui dérange !

Que le transport maritime soit en crise ou en pleine croissance, les grands ports français sont toujours à la traîne de leurs concurrents européens (1). Et si la solution venait d’un changement de cap radical du management portuaire? Un début de réponse dans cet entretien avec l’auteur du « Clan des Seigneurs ».

Paul-Antoine Martin © DR


 Jean-Vincent DUJONCQUOY : Paul-Antoine Martin (2), merci d’avoir accepté de répondre aux questions de Jeune Marine. Vous avez publié en début d’année « Le Clan des Seigneurs » qui dresse un tableau accablant et peu flatteur de la gestion des ports français au travers d’un vécu « in situ ». Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs et nous résumer le cheminement qui vous a conduit à écrire «Le Clan des Seigneurs » ?

Paul-Antoine MARTIN : Ingénieur et non fonctionnaire, j’ai travaillé depuis 30 ans pour moitié dans le privé, au sein de multinationales (Shell et Suez) où j’ai appris la rigueur, l’exigence, la performance, puis, pour l’autre moitié, dans le portuaire. En étant membre du directoire d’un GPM pendant 12 ans et DG intérimaire pendant plusieurs mois, j’ai participé de fait aux processus décisionnels d’un GPM, aux réformes, aux relations avec les instances de gouvernance, avec le ministère, avec l’UPF, etc.

C’est en constatant trop souvent le fort décalage avec ce que j’avais vécu dans le privé, ainsi que l’omerta planant dans le milieu portuaire, que l’idée de ce livre a germé en moi dès 2013. Il m’a semblé nécessaire de témoigner, en plaçant les résultats des ports français dans la perspective des situations vécues, surréalistes, grotesques ou révoltantes, décrites dans mon livre (à la manière des « faits caractéristiques » de Taine). N’étant plus dans l’univers portuaire, j’ai considéré de ma responsabilité de rendre publique cette situation qui pèse sur notre pays.

Certains directeurs de port ont pu dire que ce livre était une « vengeance » ou qu’il était « télécommandé par une autorité de l’État pour modifier radicalement le recrutement des directeurs de port ». Est-ce la réaction la plus juste à avoir après lecture de ce livre ?

©DR

Jean-Vincent DUJONCQUOY : Derrière le système de caste que vous dénoncez, ne pensez-vous pas que l’origine du problème est dans la répartition des rôles entre les dirigeants des ports, tous du secteur public et membres du corps des Ponts, et un syndicat majoritaire disposant de pouvoirs dépassant largement ses compétences et sa réelle représentativité ?

Paul-Antoine MARTIN : Une caste est un groupe social fermé, profitant de privilèges spéciaux, et animé d’un esprit d’exclusive à l’égard de ceux qui n’en font pas partie. Je décris dans mon livre l’accaparement du secteur portuaire par une caste, le corps des ponts, que je nomme « Le clan des seigneurs ». Une visite sur le site du ministère des Transports montre que chaque niveau hiérarchique est tenu par un membre du corps des ponts (idem au cabinet du ministre, et pour tous les postes de DG de GPM). Cette situation n’est pas nouvelle. Cet accaparement, car c’est bien de cela qu’il s’agit, poserait beaucoup moins question si les ports français n’étaient pas à la traîne des ports européens. Or, toute caste organise le statu quo, instaure une grande bienveillance en son sein, et assure la protection de chacun de ses membres. Dans ces conditions, les ports sont affectés d’un statu quo aliénant dans un monde en profonde mutation.

Ce clan trouve, en miroir et à sa ressemblance, un autre clan au sein des salariés. Celui-ci fonctionne de façon similaire, exigeant le statu quo de ses avantages qu’il estime fragilisés par le déclassement constant des ports. C’est ainsi qu’une boucle délétère s’est refermée sur les ports et les a enlisés. Les années passant, on pourrait finir par croire avec une dose de cynisme que chaque clan y trouve un intérêt, lui offrant l’opportunité de renvoyer la responsabilité sur l’autre.

Jean-Vincent DUJONCQUOY : Ce système de cogestion public-syndicat a montré ses limites dans le maritime, notamment dans les compagnies Sealink et SNCM. Pourquoi l’État conserve-il ce modèle de gestion pour les ports, alors que nos principaux concurrents, notamment sur le range Nord européen, ont prouvé qu’une gestion, héritée d’une tradition hanséatique, par les autorités locales est plus performante ?

Paul-Antoine MARTIN : Tout d’abord, tant que le contribuable paie et ne prend pas conscience que cette situation est très préjudiciable à l’économie française, à l’emploi et à la réindustrialisation, cette cogestion stérile (mais encore faudrait-il qu’il y ait « gestion ») peut s’éterniser. Quelle entreprise supporterait une croissance quasi nulle dans un contexte en très forte croissance depuis des décennies ? Le commerce maritime mondial s’est ainsi accru de 230% entre 1985 et 2021, alors que les ports français se sont développés de 10% sur la même période.

Je vois trois raisons pour répondre à votre question.

La première est la probable résistance de l’Etat à céder la gestion d’un outil stratégique au fonctionnement du pays. On pourrait le comprendre, cependant la double tutelle (Transports + Bercy) opérée par l’Etat sur les GPM est-elle pour autant efficace et pertinente ? Existe-t-il un directoire de GPM qui réponde par l’affirmative à cette question ? J’ai vu bien plus souvent des discussions stériles sur des points de détails, des débats interminables sur des questions réglementaires, que de vraies visions stratégiques assurant un usage pertinent de l’argent public. Bref, les tutelles semblaient plus vouloir justifier leur présence aux réunions qu’assurer l’essentiel de leur mission. Voici un exemple criant d’absence de vision stratégique : comment la tutelle Transports a-t-elle pu laisser, pourtant sous son contrôle, SNCF Fret et les GPM s’ignorer alors que le développement de l’un passait évidemment par celui de l’autre ? Il a fallu attendre que le fret ferroviaire atteigne un niveau catastrophique pour qu’une première réaction ait lieu en 2010. Et 10 ans plus tard, la prise de conscience est encore bien tiède. Que de temps perdu et de dégâts !

La seconde est le très probable conflit social majeur qui découlerait de l’annonce d’une décentralisation des GPM. Sans perspective de croissance solide et crédible, il paraît illusoire d’imaginer un tel projet et de le présenter aux salariés des GPM.  

Imaginons une troisième raison qui n’est probablement pas négligeable. La décentralisation des GPM pourrait déposséder le corps des ponts du secteur portuaire, ce qui signifierait une perte d’opportunités de carrières pour de nombreux hauts fonctionnaires.

Quand le cogestionnaire est mécontent, il sait le faire savoir, parfois avec de l’imagination. Illuminations nocturnes du siège d’HAROPA au Havre ©Jeunemarine.fr

Jean-Vincent DUJONCQUOY : Lors des Assises de l’Économie de la Mer à Lille en 2022, Xavier Bertrand, Président de la Région des Hauts de France, a clairement demandé à l’État le transfert du port de Dunkerque vers sa Région. Il y a eu une fin de non-recevoir de la part d’un haut fonctionnaire du ministère (un X-Ponts). Pour vous, quel serait le modèle idéal de gouvernance pour remettre les ports dans le bon sens ?

Paul-Antoine MARTIN : Je pense que le problème se situe davantage au niveau du fond que de la forme. Modifier le mode de gouvernance avec les mêmes états d’esprit ne changera rien. Il faut collectivement passer du mode administration au mode gestion. Les points suivants sont donc essentiels.

  1. L’entité qui a en gestion les ports doit avoir une véritable stratégie pour eux.

La nouvelle « stratégie nationale portuaire » (SNP) adoptée en 2021 est bien formulée, mais elle aurait dû l’être il y a plus de 20 ans. Bien sûr, mieux vaut tard que jamais. Cependant, il suffit de visiter un port du Benelux ou d’Allemagne pour mesurer le retard considérable de nos GPM. Pire, ce retard s’accroît année après année. Nos ports ont tragiquement manqué d’anticipation, se laissant vivre sous l’ombrelle rassurante de l’Etat. C’est toute la différence entre administration et gestion. Aucune remise en question n’a jamais eu lieu, aucun bilan rétroactif à 5 ou 10 ans non plus sur les investissements. Alors on recommence, toujours avec les mêmes personnes, les mêmes schémas, et des objectifs ronflants qui font plaisir à ceux qui y croient. Cette SNP atteindra-t-elle le même niveau de réussite que les précédentes ? Il ne suffit pas de formuler une stratégie, encore faut-il s’en donner tous les moyens, avec objectivité, puis la porter avec rigueur. Sinon, elle est, au mieux, une incantation.

  1. Chaque acteur doit faire ce pour quoi cette entité l’a nommé.

Cela semble une évidence, mais j’ai vu trop de complaisance fraternelle ou corporatiste, de renvois d’ascenseur, de routine confortable ou de câlineries d’ego. Cela n’a jamais produit ni compétence ni performance. Les ports en sont rongés depuis des décennies. Il est indispensable que le directoire soit challengé avec intelligence par les services de l’Etat et le conseil de surveillance. C’est leur rôle. Cela devrait éviter des investissements inutiles, ou mal pensés, coûteux et grandioses, parfois sans justification commerciale réelle ! Quel GPM n’en a pas ? Quant au conseil de développement, il doit être une force de propositions, et non être bâti pour ne servir à rien, tout en offrant un lot de consolation pour qui a besoin de s’en prévaloir en ville. Enfin, pour ce qui est des directoires, il est parfois regrettable que le directeur général rechigne à s’entourer de collaborateurs compétents, craignant l’éventualité d’un putsch ! (C’est du vécu !)

Le sujet est trop urgent pour s’autoriser des pratiques que seul un insolent succès pourrait absoudre. Je réponds donc à votre question, non en dessinant les contours d’une gouvernance « idéale », mais en alignant quelques qualités indispensables en de telles circonstances : sens du service de l’Etat, courage, exigence, travail, performance, humilité, honnêteté, et exemplarité. Il n’y a pas d’autre voie.

Jean-Vincent DUJONCQUOY : L’un des principaux enseignements de votre livre est la démonstration que derrière un système « élitiste » se cache la médiocrité qui conduit à la corruption empêchant toute volonté de modernisation et de stratégie. Quelles seraient pour vous les mesures d’urgence à prendre pour sortir les ports français de cette spirale mortifère ?

Paul-Antoine MARTIN : Le système élitiste, comme il existe en France avec les grands corps d’Etat, peut finir par produire une fausse élite. C’est le propos de mon livre. Lorsqu’un diplôme marquant l’excellence sert à s’approprier de droit des secteurs entiers gérés par l’Etat, favorisant l’entre-soi, le corporatisme, l’irresponsabilité et l’impunité institutionnalisés, on ne peut que constater le dévoiement d’un système qui participa jadis à donner sa grandeur à la France.

Comme je le décris, les ports ne sont pas épargnés. J’ai en tête cette parole d’un DG de GPM, membre du corps des ponts, évoquant un poste de DG de GPM à pourvoir : « Nous avons encore un copain à caser. Ce sera pour lui ». Cet état d’esprit ne promeut pas ce dont les ports ont besoin, à savoir un esprit de conquête, d’innovation et une vision stratégique, mais des amis.

Entre-soi, corporatisme, irresponsabilité et impunité ne pourront jamais rien produire d’autre qu’un rétrécissement de l’ouverture d’esprit, une absence de curiosité et de courage, une complaisance, une pratique d’auto-amnistie, et au final un « ronron » paisible sur une trajectoire de carrière garantie. En un mot, la médiocrité. L’évolution des ports depuis 40 ans parle d’elle-même. Aujourd’hui, ils peinent à faire le plein des trafics captifs de leur territoire. Il y a peu, j’ai entendu un DG de GPM exprimer que le tonnage n’était pas un bon indicateur d’activité ! La solution serait-elle donc de casser le thermomètre ?

Passe nord du port de Marseille © Mathieu Burnel

Comment les ports ont-ils pu négliger la logistique terrestre ? Pourquoi sont-ils si en retard sur la digitalisation ? Comment ont-ils pu passer à côté de projets internationaux structurants ? Pourquoi l’État continue de demander de résoudre le problème à ceux qui en ont fait partie ?

Voici quatre mesures, urgentes à mon sens, pour redonner de la vigueur aux ports :

  1. Réaliser un bilan des causes de la situation des ports français et en tirer les conclusions.
  2. Revoir le recrutement des DG de port. C’est l’éléphant au milieu du couloir. En quoi un diplôme est une condition suffisante pour gérer un port ? Les ports n’ont pas besoin d’un diplôme mais de caractères ouverts sur le monde, humbles, stratèges et visionnaires. L’impunité des DG de GPM est injustifiable. Aujourd’hui, un DG de GPM est l’agent le plus protégé d’un port.
  3. Les ports doivent être des experts en logistique avant de l’être en décarbonation.
  4. Se concentrer sur la création de valeur ajoutée plutôt que sur la communication.

Jean-Vincent DUJONCQUOY : Votre livre connaît une diffusion « à bas bruit » très positive, grâce aux bouches à oreilles, à l’accueil des libraires, à quelques articles dans la presse nationale, et au travail des médias alternatifs. Étrangement, un seul média professionnel en a fait l’écho. Cela reflète-t-il le réel pouvoir de nuisance de ce milieu portuaire vivant en cercle fermé, et plus directement l’absence totale d’éthique ?

Paul-Antoine MARTIN : J’ai été très agréablement surpris par l’accueil réservé à mon livre. Il répond manifestement à une attente, plus précisément à une colère et à une frustration que j’ai trouvées chez beaucoup. Je l’ai mesuré au nombre très important de courageux messages de soutien reçus du monde portuaire en général, et bien au-delà (ancien ministre, académicien, avocats, chefs d’entreprise, ouvriers, agents de maîtrise, cadres, etc). Tous me parlent d’expériences semblables à celles décrites dans mon livre.

La presse généraliste s’en est largement fait l’écho (et ce n’est pas fini), mais seul un média professionnel l’a fait, Ports&Corridors. Je salue encore son courage et son professionnalisme. Parmi les autres médias professionnels, alors qu’ils ont exprimé dès le début leur fort intérêt, apportant même des commentaires dans le sens de mon analyse, ils sont devenus au fil du temps les journalistes les plus débordés de France… Quand j’ai manifesté mon étonnement, l’un d’eux m’a insulté, un autre m’a qualifié de « complotiste ».

Port du Havre perspective de la Pointe de Floride au grand canal ©JVD

Chacun comprendra sans difficulté, me semble-t-il…

Jean-Vincent DUJONCQUOY : Vous n’êtes plus dans le milieu portuaire. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre situation actuelle ?

Paul-Antoine MARTIN : L’univers portuaire est passionnant, mais cette page de ma vie est désormais tournée. En effet, j’ai vécu l’innommable en milieu professionnel. Un livre racontera jusqu’où la perversité peut aller pour détruire un homme.  Beaucoup auront du mal à le croire tant les méthodes employées font écho à des heures sombres de l’Histoire, ce qui cependant n’empêche pas de s’afficher comme exemplaire RSE.

J’ai été poussé au suicide. Je dois la vie à ma femme et à des collègues très courageux.

Après un burn-out très violent, je suis aujourd’hui invalide, au sens de la CPAM, avec des séquelles importantes. Mon ex-employeur a été condamné pour faute inexcusable par le tribunal judiciaire, et a lourdement perdu aux prudhommes. Il fait appel…

Je vous passe les calomnies et la diffamation.

Nous vivons une époque où l’inversion des valeurs et l’inversion accusatoire sont devenues monnaie courante. L’impunité autorise tout, l’absence de limites, l’indécence et l’indignité.

A plusieurs reprises, j’ai alerté la DGITM à différents niveaux. Je n’ai jamais reçu de réponse.

 

© Jean-Vincent Dujoncquoy

(1): Sur les 9 premiers mois de l’année 2023, les ports du range Nord-Europe sont à -12%. ( Rotterdam à -6%), et HAROPA enregistre un recul de -17%.

(2): Paul-Antoine Martin est un pseudonyme.

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