CabotageJeune Marine N°257

Le cabotage en Europe: une réalité

Par Eric Blanc

Les caboteurs ont déserté nos ports atlantiques. Granville et Saint-Malo comparent la vacuité de leurs bassins et partagent l’isolement de leur arrière-pays. Brest, premier port breton, est relégué en 16ème position des ports français, avec 2,3 millions de tonnes en 2019 alors qu’il se trouve à 500 km du Havre et à 300 km de Nantes qui approvisionnent par camions le Finistère. Il est suivi de près par Bayonne qui n’est pas en meilleure forme.

Le Port de Saint-Malo. © Eric Houri

La France fait-elle exception dans le monde maritime européen ? Les causes qui ont conduit à cet abandon des dessertes côtières sont-elles partagées par les autres pays ? Leurs ports secondaires sont-ils désertés ? Pour analyser de manière pertinente ce qui se passe chez nous, il est fort utile de se pencher sur la situation et sur les pratiques des pays voisins. Je suis donc allé à la recherche des armements de cabotage dans les pays du nord de l’Europe, et la réponse est sans appel : les eaux de la Mer du Nord et de la Baltique sont sillonnées par des centaines de petits cargos, vraquiers et pétroliers, transportant du bois de Finlande en Grande-Bretagne, livrant du grain, de la mélasse ou des produits pétroliers sur les côtes suédoises ou norvégiennes, redistribuant au long des côtes les marchandises arrivées dans les ports principaux. Navires aux dimensions intelligentes, capables de remonter des fleuves ou de rejoindre des lacs puis d’affronter le large, plutôt jeunes et en excellent état, ils sont armés par des équipages parfois extra-européens mais toujours compétents et appartiennent à des compagnies souvent familiales exploitant un navire ou… plus de 100 !

Les aventures personnelles que racontent ces nombreux armements sont si passionnantes que je n’ai pu résister à l’envie de vous en dresser quelques portraits qui illustreront mon propos et vous feront rêver à votre tour. Le choix des pépites a été difficile car elles sont nombreuses.

  • Finlande : en 2009, au cœur de la crise économique, deux jeunes capitaines, Antti Partanen et Johan Liljeström décident de réaliser leur rêve en achetant leur premier caboteur, le Nathalie. L’armement Rederi AB Nathalie est né. Les banques suivent mais nos deux navigants découvrent leur nouveau métier d’entrepreneurs, et les premières années sont déficitaires car les prix du fret sont à la baisse et le fret trop rare. Ils s’obstinent et sortent enfin la tête de l’eau en 2014. Aujourd’hui, la compagnie de Turku possède 6 vraquiers de 1500 à 4000 tonnes sous pavillon finlandais. 
  • Suède : Sirius Shipping a été fondé en 1994 par Jonas Backmann, trentenaire, qui songeait depuis toujours à acquérir son propre navire. Donsö, devant Göteborg, est une île de marins et d’armateurs (c’est aussi le siège de Rederi AB Älvtank, une compagnie familiale de 3ème génération exploitant une flotte de 3 caboteurs pétroliers). Jonas propose à un armateur local de lui racheter un petit pétrolier d’un millier de tonnes, le Tellus. Ils s’en vont bras dessus- bras dessous voir le banquier Nordea à Göteborg, et l’armateur se souvient qu’il ne lui fallut pas un mois pour obtenir les crédits. En 1996, les banques suivent pour l’achat du Sirius, 3000 tonnes puis pour un 3ème navire en 1998. Cette année-là, le Sirius s’échoue. Jonas Backmann témoigne avec la simplicité des Scandinaves : « cet accident a failli nous ruiner mais finalement, il nous a aidé à passer d’une culture de cow-boys à une culture de qualité ». Aujourd’hui, sa flotte compte 14 navires citernes de 3000 à 14.000 tonnes
  • Suède : Erik Thun est une compagnie familiale de 3ème génération fondée par Helge Källson, il y a 75 ans. Ses 50 navires de 4000 à 18.000 tonnes sillonnent l’Europe jusqu’en Méditerranée. Ses 14 vraquiers sont au format Vänermax (4000 à 6500 tonnes), c’est-à-dire qu’ils peuvent rallier le lac Vättern, le second plus grand lac de Suède, donnant accès au cœur même des provinces méridionales du pays.
  • Norvège : chez les Torkelsen, sur l’île de Mosterhamm, entre Stavanger et Bergen, le statut de capitaine-armateur est une tradition familiale. En 1981, Hans-Martin Torkelsen saute le pas et crée Aasen Shipping, qui exploite aujourd’hui 8 petits vraquiers auto-déchargeants de 3500 à 7000 tonnes, de modestes navires polyvalents marchant une petite douzaine de nœuds. La compagnie se présente comme un armement intégré, exerçant en interne toutes les fonctions techniques, les fonctions d’affrètement et de management des équipages.
  • Danemark : la villa Svea qui abrite à Svendborg (île de Fünen) les bureaux de l’armement Rederiet M.H.Simonsen est à l’image de la compagnie : délicieusement classique. Sous ses hauts plafonds de stuc, l’ingénieur d’armement étale ses plans, et le service d’affrètement travaille sous les frondaisons du parc. Lars Hjorth Simonsen, capitaine diplômé comme son père (4ème génération), a pris le relais de celui qui avait acheté en 1931 et 1934 ses deux premiers bateaux construits avant la grande guerre : une photo sépia montre le M/S Inger avec un chargement de rochers en vrac. Le bateau fait penser à un gros chaland. Aujourd’hui, ces ancêtres ont cédé la place à une flotte de 8 caboteurs pétroliers de 2000 à 5000 tonnes, armés sous le Danish International Register of Shipping (DIS), registre qui permet d’embaucher des marins étrangers et allège les charges et les impôts.
  • Grande-Bretagne : la ligne Inverness-Brême fut la première qu’exploita la Scotline lors de sa création en 1979. Vint ensuite la ligne Varberg (Suède) – Inverness avec des chargements de billes de bois. Les 16 caboteurs vraquiers de la Scotline, de 1400 à 4800 tonnes, transportent toujours des billes de bois, mais aussi des copeaux, de la pulpe de bois et du ciment entre les ports de Grande-Bretagne, d’Irlande, d’Allemagne et de Scandinavie, un périmètre qui convient à leurs caractéristiques. Leur 5 mètres de tirant d’eau leur donne accès à tous les ports secondaires et à de nombreux fleuves.
  • Allemagne : la dimension économique du pays ne correspond plus aux capitaines-armateurs. Les porte-conteneurs destinés au feedering réclament des investissements importants. C’est pourquoi les 4 familles d’armateurs Jebsen, Kahrs, Becker et Boehe ont décidé de s’associer pour fonder Jebsen Shipping Partners qui exploite une flotte de 17 porte-conteneurs de 7000 à 20.000 tonnes. Certains fondateurs en sont à la 4ème génération d’armateur. Le groupe a mis en chantier une série de « mini-vraquiers » (5200 tonnes) dont la carène promet une consommation très faible.
  • Pays-Bas : le dernier de notre revue est un mastodonte. Royal Wagenborg, compagnie familiale fondée en 1898 est aujourd’hui forte de 180 vraquiers et rouliers, de 1700 à 23.000 tonnes, dont la plupart sont certifiés « glace », auxquels il faudrait ajouter les supplies et autres navires de servitude. Les bateaux gris aux larges bandes rouges sous pavillon néerlandais sont dans tous les ports de Baltique, de Mer du Nord, de Manche et d’Atlantique, et jusque dans les Grands Lacs américains pour lesquels les bateaux sont conçus. Ils effectuent 8000 escales par an essentiellement avec des chargements de bois, mais ils ont été vus avec des marchandises aussi diverses que des pales d’éoliennes en pontée. Dans les pays du Nord, une compagnie est qualifiée de « familiale » quand la majorité de son capital est contrôlée par la famille qui tient donc les rênes de la société, ce qui est bien le cas de Royal Wagenborg et de son impressionnante flotte, même si une telle croissance ne s’est pas faite sans partenariats !
L’Europe dispose d’une importante flotte de caboteurs. © Eric Houri

Ce tour d’horizon, quelques échantillons, nous convainc que l’Europe dispose d’une importante flotte de caboteurs, navires aux dimensions modestes s’aventurant parfois au-delà de nos eaux continentales. Comment expliquer que la France et son grand domaine maritime n’aient pas réussi à maintenir des compagnies telles que celles que nous avons mentionnées plus haut ? Nous aussi, nous avons des îles, comme nos confrères scandinaves ; nous aussi, nous avons une tradition de marins ; nous aussi, nous avons des professionnels capables d’armer des navires de toutes sortes ; nous aussi, nous avons des côtes à desservir. Quel est l’élan qui nous a manqué depuis cinquante ans ? Parmi les raisons possibles de ce désintérêt, en voici quelques-unes :

  • Les pays du Nord sont des pays d’entrepreneurs : les entrepreneurs y sont encouragés et ils n’attendent pas que l’Etat les mette sous perfusion (notre drame corse),
  • La France aime les grands groupes, les grandes réalisations et les… grands bateaux. La dimension nous fascine, quand l’Allemagne a une culture de « Mittelstand » (l’ensemble des entreprises de moyenne dimension) et quand les Scandinaves se satisfont de modestes mais robustes structures. Nous avons des TGV mais les dessertes locales ferment.
  • L’actionnariat familial est un gage de continuité et de long-terme : on ne navigue pas dans une entreprise familiale l’œil braqué sur les cours boursiers, et le conseil d’administration est formé de professionnels de la mer.

Enfin, l’Etat français s’est bel et bien désintéressé de la navigation côtière. Comment expliquer sinon le peu de retentissement que semble avoir chez nous l’initiative de l’Union Européenne baptisée « Shortsea Shipping Promotion Center » que de nombreux pays déclinent activement. En Norvège, le « Shortsea Promotion Centre Norway » (SPC-N www.shortseashipping.eu) est ainsi qualifié de structure collaborative entre les autorités et les acteurs privés, avec comme objectif de replacer le cabotage dans la chaîne logistique nationale pour alléger le trafic routier. Depuis 2007, l’initiative aurait ainsi déplacé 760.000 tonnes de la route vers la mer, évitant 47.000 transports routiers (à l’échelle d’un pays de … 5 millions d’habitants). De son côté, l’Allemagne, associant l’Etat Fédéral, de nombreux Länder et des acteurs privés, exprime une volonté officielle de stimuler le transport multimodal combinant navigation côtière et navigation fluviale. (www.shortseashipping.de).

J’espère que l’évocation de ces armements indépendants fera naître des vocations parmi nos jeunes collègues. Qui n’en a pas rêvé ? Certains ont tenté l’aventure et les échecs récurrents laissent un goût amer. Dans les années 90, Eric Brulé et Jean-François Leandri, tous deux DESMM de fraîche date, achètent un petit caboteur pour desservir les îles anglo-normandes depuis Cherbourg. Après deux années d’exercice, ils dénichent un bateau un peu plus grand pour transporter du fret entre Port-La-Nouvelle et la Grèce. Le bateau est vieux, mais Bureau Veritas octroie le certificat de classification, ce qui enclenche l’achat. Une avarie de coque survenue en mer lors du premier voyage révèle des soudures à reprendre dans les ballasts. Bureau Veritas retire son certificat. C’en est fini. Il ne reste plus aux deux compères qu’à éponger les dettes et à soutenir un procès contre Bureau Veritas, qu’ils gagneront après une longue procédure. Il serait tentant d’invoquer un péché de jeunesse, mais Eric Brulé est aujourd’hui propriétaire d’un groupe agroalimentaire et de deux chantiers navals. Quel dommage que le jeune entrepreneur n’ait pas reçu alors les soutiens nécessaires : nul doute qu’il serait aujourd’hui en bonne place dans la chronique des armateurs au cabotage !

 

Eric Blanc

 


Voir épisode 1 : Le cabotage : une évidence ignorée

 

 

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