À la uneJeune Marine N°262Vie à bord

Le rapatriement des marins ukrainiens en question

Par Frédérique HEURTEL et Amélie de Franssu

Pour la seconde fois en moins de deux ans, les marins paient le lourd tribut d’une crise internationale. En 2020, des milliers de marins s’étaient trouvés isolés, sans possibilité de rapatriement, du fait de la fermeture des frontières visant à éviter l’extension de la pandémie de Covid-19. Nous avions consacré, avec Anne-Cécile Bannier-Mathieu, deux articles sur le difficile sujet du rapatriement de ces marins (Note 1). Depuis le 8 mars dernier, plusieurs centaines de marins font désormais les frais de la guerre déclarée par la Russie à l’Ukraine. Selon les dernières estimations, « entre 200 et 300 marins sont coincés en pleine zone de guerre », leurs navires ne pouvant plus quitter le mouillage en mer Noire ou leur quai, en Ukraine (Note 2). Leurs navires sont devenus des cibles et sont régulièrement touchés par des frappes. De même, les marins ukrainiens et russes, qui naviguent en nombre dans toutes les eaux mondiales, connaissent d’importantes difficultés, notamment pour percevoir leurs salaires et être rapatriés. La question n’est pas mince, car ces marins représentent près de 14,5% des effectifs de la marine marchande mondiale, soit 1,9 millions de travailleurs (Note 3).

Dans ce contexte, la question du rapatriement des marins ukrainiens est de plus en plus problématique. En effet, ni la Convention du travail maritime de 2006, ni même les textes français, habituellement très détaillés, ne prévoient de dispositions particulières lorsque le lieu contractuellement prévu pour le rapatriement d’un marin se situe en zone de guerre. A lire ces textes, le rapatriement au lieu contractuellement choisi par le marin est un impératif. Selon la Convention du travail maritime, l’armateur ou l’employeur doit ainsi organiser le rapatriement et en couvrir l’intégralité des frais « raisonnables », incluant « le voyage jusqu’à la destination choisie pour le rapatriement », « le logement et la nourriture du marin depuis le moment où il quitte le navire jusqu’à son arrivée à la destination de rapatriement », « le transport de 30 kilogrammes de bagages personnels du marin jusqu’à la destination de rapatriement », ou encore « le traitement médical, si nécessaire, en attendant que l’état de santé du marin lui permette de voyager jusqu’à sa destination de rapatriement ». Les difficultés pratiques de l’application de ces principes à la situation d’un marin ukrainien ne manquent pas : l’employeur ou l’armateur doit-il rapatrier un marin au lieu convenu lorsqu’il sait que cela mettrait la vie de celui-ci en danger ? Le rapatriement doit-il être effectué à tout prix, en prévoyant la prise en charge d’un transport sécurisé du marin (véhicule blindé, escorte, équipement de protection) ? Est-il possible de convenir d’un autre lieu de rapatriement avec le marin ? Si le marin insiste pour être rapatrié en Ukraine, l’employeur ou l’armateur doit-il se conformer à son souhait ? Si le marin ne peut pas être rapatrié, quelles sont les obligations de l’employeur ou de l’armateur ?

Il y a quelques jours, l’administration française a apporté d’utiles précisions. Dans une note du 10 mars 2022, elle suggère plusieurs options aux armateurs, comme la mise à disposition de lieux de villégiature hors d’Ukraine pour que les marins ukrainiens puissent prendre leurs congés à terre, la favorisation d’une prise effective des congés payés au lieu de leur paiement, ou encore l’allongement de la durée de travail à bord dans le respect des durées maximales d’embarquement – impliquant de conclure un avenant au contrat d’engagement maritime.

De même, pour répondre à la crise en cours, le syndicat représentant les travailleurs ukrainiens du transport maritime (MTWTU), l’ITF et le JNG ont publié le 8 mars dernier des « recommandations sur le rapatriement des marins affectés par l’invasion de l’Ukraine par la Russie ». Plusieurs options, impliquant toutes l’accord du marin, sont envisagées : son rapatriement à la frontière ukrainienne, celui-ci poursuivant ensuite le voyage par ses propres moyens, ou encore son rapatriement dans un pays tiers, dans lequel celui-ci reste. Ces recommandations ont le mérite de clarifier le terme géographique et temporel de l’obligation de rapatriement de l’employeur ou armateur.

Une question reste notamment ouverte : quelle sont les obligations de l’employeur ou armateur dans l’hypothèse où un marin ukrainien écarte ces modalités alternatives et insiste pour être rapatrié en Ukraine – par exemple pour rejoindre sa famille restée sur place ? Un arbitrage doit alors être réalisé au cas par cas. Cet arbitrage peut alors impliquer l’interrogation de l’administration de l’Etat du pavillon et des services consulaires ukrainiens, la réalisation d’une analyse de risques, la mise en place d’un éventuel plan de rapatriement, la signature d’un formulaire d’exemption de responsabilité de l’employeur et de l’armateur, etc. Si finalement le rapatriement en Ukraine est refusé, il doit pouvoir être justifié des motifs fondant cette décision et de leur base légale. Enfin, quoi qu’il en soit, l’analyse des termes du contrat d’engagement et, le cas échéant, des lois applicables est un point essentiel.

La question du rapatriement des marins ukrainiens reste donc entière. Gageons que les administrations et la pratique y répondront avec discernement et responsabilité.

 

Note 1 :

Le droit au rapatriement mis à mal par le Covid-19

BREXIT : quels impacts pour les marins ?

Note 2 : https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-la-mer-noire-est-devenue-un-piege-pour-les-navires-de-la-marine-marchande_5024436.html

Note 3 : https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/03/11/le-transport-maritime-mondial-subit-les-consequences-de-la-guerre-en-ukraine_6117014_3234.html

 

Frédérique Heurtel – Diplômée d’HEC Paris et de Paris I, Frédérique est avocate associée au sein du cabinet Stream Avocats & Solicitors et exerce en droit du travail, plus particulièrement maritime, tant en conseil qu’en contentieux.

 

 

Amélie de Franssu – Diplômée des Universités de Paris X-Nanterre et Postdam (Allemagne), Amélie est avocate collaboratrice au sein du cabinet Stream Avocats & Solicitors et travaille plus particulièrement sur les questions de droit du travail des marins et les problématiques fiscales et douanières relatives aux navires.

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